Chapeaux de roue

Chapeaux de roue

– Je ne dis pas qu’il n’y a rien de pittoresque dans les pages faits-divers, je te dis qu’on a perdu la truanderie du bon vieux temps.

– Ah oui. Des durs, des tatoués qui sentaient bon le sable chaud, c’est ça ?

– Voilà.

– Ben tient. Tu ne romancerais pas un peu, non ? Parce que les Tontons flingueurs, c’est très bien, mais ce n’est pas un documentaire, tu vois ? Les malfrats au grand cœur qui se tatouaient le nom de leur régulière sur le cœur avec une flèche à travers avant de prendre d’assaut la banque de France, c’est de la fiction, dans l’ensemble, t’en as conscience ?

– J’ai dit pittoresque, pas romantiques.

– Moui. Ça ne va pas un peu plus loin que ça. Certains étaient de purs salauds, mythifiés ou pas.

– Oh quand même.

– On parie ?

– Je me méfie toujours de ce qu’on gagne, avec toi.

– Sage réflexe. Et je n’aurai de toute façon qu’un mot : Pierrot le Fou.

– C’est un film, Jean-Christophe.

– Pas du tout.

– Ah si si, je te jure que c’est un film. Avec Belmondo peint en bleu, même.

Avatar, mais avec un petit budget.

– Tu… Oui, D’ACCORD c’est un film mais avant d’être un film, c’est un monsieur dont l’existence n’a strictement rien à voir avec celle du film de Godard, d’ailleurs.

– Ah oui 

– Ouais. Beaucoup moins chiant et prétentieux.

– T’as juré de nous faire des potes dans le milieu de la cinéphilie, toi.

– Toujours. Bref, le vrai Pierrot le Fou ne récite pas du Rimbaud en taillant la route – enfin quoique. A la réflexion, il a bien taillé la route, et assez souvent, même.

– Mais enfin de QUI TU PARLES.

– De Pierre Loutrel, dit Pierrot le Fou, qui a au moins deux points communs avec François Fillon.

– Pardon ?

– La Sarthe, où il est né.

– OK, ça fait un.

– Et il a volé de l’argent, aussi.

– Parfait, c’est validé.

Ah, et une tête de premier communiant coiffé joli, aussi.

– Pour le reste, je veux bien reconnaître que les deux hommes ont peu en commun. Loutrel naît en mars 1916 dans une famille rurale – mais plutôt aisée, ne vas pas t’imaginer une enfance façon Cosette. Le gamin est baptisé Pierre et sur cette Pierre, personne va bâtir grand-chose parce que Pierre ne devient pas le garçon le plus sympathique du bourg en grandissant, loin de là, même.

– Du genre ?

– Du genre petit, mais teigneux, brutal et violent. Le genre à se battre pour un oui ou pour un gnon.

– Charmant.

– En fait, c’est même pire que ça : non seulement Pierre Loutrel aime la bagarre, mais il est infoutu de se contrôler une fois que c’est parti. Il dégoupille en temps réel. La vengeance, chez lui, ça se mange chaud, tu vois ?

– Mais il n’a pas des ennuis ?

– Oh si. Pierrot, qui a quitté la Sarthe à 16 ans pour s’engager comme mousse sur le premier bateau en partance, commence par découvrir les joies de la prison à Marseille, en 1935, et n’en sort que pour partir illico au service militaire. Mais pas n’importe où.

– Quoi, on a une guerre en cours, en 1935 ?

– Nope. Mais on a les Bat’ d’Af.

– Les pardon ?

– Les Bat’ d’Af.

– On dirait le nom d’un des Normands dans Astérix et… ben et les Normands.

– Rien à voir. Les Bat’ d’Af, ce sont ce que les bidasses connaissaient bien sous le nom réglementaire de BILA : les Bataillons d’Infanterie Légère d’Afrique – une partie de ce qu’on appelait l’Armée d’Afrique, en gros tout ce que la France comptait de soldats dans ses colonies d’Afrique du Nord. Des chasseurs, des spahis, des goumiers et j’en passe – tu connais peut-être un de leurs chants resté fameux, parce qu’il pompe un des airs d’Aida de Verdi.

– Mais ce sont des bataillons disciplinaires, pour qu’on y envoie Pierrot ?

– Alors non, pas officiellement. Mais disons qu’on y colle de fait les mômes qui ont du mal à gérer leur belle ardeur juvénile. Les voyous, quoi, des truands jeunes mais confirmés qu’il s’agit de prendre en charge pour les redresser. Ou les faire tuer au feu, à l’occasion, en pariant sur le fait que personne ne les pleurera beaucoup en dehors de leur vieille maman.

– C’est… rude.

– La vie n’est pas un poney-club, Sam. Pour le reste, Charge aux officiers de les gérer d’une façon qu’on imagine assez peu basée sur le principe du gros câlin poutou le soir. La discipline est de fer et on les fait crever de fatigue dans la caillasse, sous le cagnard.

– Attends, ton truc, là…

– Oui ?

– On est d’accord que ça consiste à récupérer tout ce que le pays compte de jeunes gars violents et de leur apprendre manier des armes à feu, c’est ça ?

– Oui, pourquoi ?

– Oh pour rien, continue, il y a des politiques publiques qui me laissent rêveur, c’est tout.  

– Ceci dit, question esprit de corps, rien à dire, c’est une réussite. Les anciens des Bat’ d’Af’ forment un groupe réputé pour être soudé par la dureté de leur vie commune et par de petits rituels comme le tatouage qu’ils arborent tous, à la jambe : « Marche ou Crève ». Quoiqu’il en soit, Pierre, ou Pierrot, était arrivé en Afrique jeune voyou foufou. Il en revient truand confirmé, formé aux armes. Environné aussi de l’aura des anciens d’un des bataillons les plus durs au monde, avec leur mythologie. Tiens, écoute Bruant : c’est révélateur de ce rien d’admiration dont bénéficient ces mauvais garçons…

– « À nous les gonzesses », vraiment ?

– Des poètes, je te dis. Bref, voilà notre Pierrot à Paris, à la fin des années 30. Il reprend ses petits trafics avec des copains. Abel le Mammouth, Riton le Tatoué et le Gros Georges, par exemple.

– Non, là, t’inventes.

– Pas du tout, ce sont vraiment leurs noms de guerre. Et en parlant de guerre, la seconde éclate. Assez vite les Allemands sont à Paris…

– OUI OH CA VA.

– … et l’occupant fait en sorte que l’ordre règne. Pour ça il s’appuie bien sur les troupes de la Wehrmacht stationnées en zone occupée et sur l’administration française, placée sous son contrôle mais aussi sur les hommes de la Geheime Staatspolizei.

– À tes souhaits.

–  La Gestapo. À elle la chasse aux opposants, aux résistants, aux passeurs, etc. A Paris, ses locaux sont situés dans la tristement célèbre rue Lauriston. Et comme elle ne fait pas un métier facile, la Gestapo.

– Ben voilà. Tous ces ongles à arracher.

– Exactement. Du coup elle recrute et elle recrute FRANÇAIS, Monsieur. Pleins du désir de travailler à l’amitié franco-allemande, de nombreux jeunes gens refont leur CV dont…

– Laisse-moi deviner : Pierrot ?

– Lui et ses potes, oui. Ils rejoignent la  « Gestapo française », la Carlingue – tout un poème, ça, encore, faudra qu’on en parle un jour. Concrètement, on recrute large sous l’autorité d’un ancien commissaire, Pierre Bonny, un bien beau sale type. Et sans trop se soucier du passif de ces messieurs : on veut des gars qui n’ont pas froid aux yeux, qui aiment la violence et qui n’ont pas de ces états d’âme de jeunes enfançons que certains naïfs évoquant en parlant de morale ou d’éthique.

– Tout de suite les grands mots.

– La Carlingue s’installe au 93 rue Lauriston, dans l’immeuble des Kamarad Torzionnaires. Pour Loutrel, c’est le paradis, cette période. Non seulement le truand est devenu un officiel avec une plaque…

– Quel enfer, ça.

– … Et c’est la bonne planque. Sous couvert d’ordre public et de chasse aux résistants – pardon, aux terroristes, de leur point de vue – Loutrel et ses hommes défoncent joyeusement la gueule des bandes rivales, en toute légalité et avec la bénédiction des Allemands. Pierrot, qui vire franchement sociopathe, se fait plaisir. C’est parti pour trois ans de bonheur. Interrogatoires poussés, racket, marché noir, extorsions et pillages… La Gestapo est bonne fille et ferme avec indulgence les yeux sur certains… excès de Pierrot.

– Elle y trouve son compte, j’imagine.

– Ben oui. Non seulement la Carlingue leur sert sur un plateau les cibles qu’on lui désigne, mais le Milieu se tient sage. Oh, on pille toujours, on tue, on braque, on trafique et on met sur le trottoir – mais dans un cadre curieusement sous contrôle, presque ordonné. Pierrot et la Carlingue s’occupent de tout.

– Il doit se faire des burnes en platine, l’ami Pierrot.

– C’est le moins qu’on puisse dire. Il s’enrichit à vue d’œil, mène la grande vie, roule en décapotable, écume les clubs et les bordels comme le célèbre One Two Two. Il devient alcoolique, aussi, mais comme il a les moyens, il se défonce au champagne. Et si d’autres convives s’agacent de voir ce cinglé faire le zouave, Loutrel sort son P38 et flingue à tout va. Il est intouchable.

– Oh quand même…

– Tu veux porter plainte auprès de qui, déjà ?

– Euh…ha ha, oui.

– Voilà.  Cela dit et à force de le voir péter les plombs sur une base quotidienne et régulière, même la Gestapo finit par en avoir sa claque de cet allumé qui exécute sommairement toutes les dix minutes. Loutrel sent qu’il fatigue en haut lieu– il sent aussi que le vent tourne pour les Nazis et quitte prudemment Paris en 44.

– Direction ?

– Toulouse où il intègre… un réseau de résistants.

– C’est amoral et beau.

– Oh le plus beau, c’est que le groupe en question, c’est le réseau Morhange, qui s’est fait une spécialité de la chasse aux collabos et aux traîtres.

– Je viens de rire jaune.

– Tu peux, parce que ce n’est pas fini : pour s’offrir un brevet de patriotisme, Pierrot… Ben, disons qu’il la joue à la Pierrot.

– Oh merde.

– Il débarque place du Capitole, devant une terrasse de café. Et il bute un officier allemand séance tenante, à bout touchant.

– Mais il est dingue, ce type. Il faut lui faire une ordonnance, et une sévère, lui montrer qui c’est Raoul.

– Ben pour le moment, ce n’est pas trop l’ambiance. Pierrot apprend deux ou trois petites choses, au sein du réseau Morhange. Et notamment à utiliser de chouettes bagnoles pour les opérations. Des Tractions avant, les 11 Légères – de belles voitures, puissantes et rapides.

– Mais il se fait repérer, à un moment, ou merde ?

– Ben plutôt merde. À la Libération, Loutrel remonte à Paris, retrouve ses camarades. Et croise à Montmartre Jo Attia, un ancien des Bat d’Af, tout droit revenu du camp de Mauthausen. Pas gêné pour un sou, Pierrot sympathise.

– Mais non.

– Mais si, c’est assez surréaliste : le groupe réunit trois anciens gestapistes, un ancien FFI et un survivant de la déportation. Dis-toi que c’en est quand même au point que Attia avait reçu la Légion d’honneur des mains du général de Gaulle, en récompense de son courage à Mauthausen…

– C’est la grande réconciliation nationale, quoi.

– Voilà. Les cinq hommes montent le fameux gang des Tractions Avant. Leur spécialité, c’est le casse ultra rapide : on débarque en fonçant, on braque sans douceur et on écrase le champignon.

– Non mais y a des passants, là, quand même.

– Des clous. Tant pis pour ceux qui tentent un baroud. Tant pis pour les piétons qui ne se poussent pas à temps. 1946 est une année faste. Le gang roule sur l’or et tout ce qui traîne, et ridiculise la police, trop lente, toujours en retard d’un train.

– Enfin d’une bagnole.

– Si tu préfères. Et puis faut le suivre, le Pierrot : Paris, la Provence, la Loire… Il va vite, aux quatre coins de la France.

– Doivent être contents, dans la hiérarchie.

– Ravis. Non seulement les policiers sont sur les dents, mais ils ont leurs chefs sur le dos.  

– Les mystères de l’anatomie, tout de même.

– Et puis en septembre 46, un tuyau arrive à la PJ. C’est sûr et certain, le gang est dans un café des bords de Marne. On fait cerner le lieu, 350 hommes tout de même, avec toutes les huiles sur place. Mais rien ne bouge. Personne ne se pointe. Exaspéré, un inspecteur menace le tenancier du café qui n’y peut rien.

– Quand soudain…

– Exactement : quand soudain surgit face au vent soudain un gamin de dix ans, qui réclame six paquets de Gauloises.

– Six paquets ?

– Oui, hein ? Comme ça fait beaucoup pour un jeune garçon en pleine croissance et comme ils n’ont plus rien à perdre, les poulets filent le train au môme, lequel les mène jusqu’à Champigny, en face, avec 350 policiers qui lui suivent à la queue leu leu ou presque. L’auberge est encerclée, on fait les sommations quand un type sort, flingue en pogne : pan, au tas. Et ça vire OK Corral, avec un véritable feu roulant sur l’auberge. Mais tu sais le plus beau ?

– Non ?

– Le patron de l’auberge se croit attaqué par des malfrats et il… appelle la police. L’autre. Celle de Nogent.

– Mais non.

– Oh si et t’as tout le commissariat de Nogent qui se pointe et qui se met à défourailler joyeusement sur leurs copains de la Criminelle un bon moment, le temps de réaliser qu’il y a maldonne.

– Oh le désastre…

– Disons que ce qui cache un peu ce bilan tout à fait splendide, c’est qu’on arrête tout de même trois petits truands. Il y avait pourtant bien un gros poisson sur place, dit le Gros Georges. Mais il s’est planqué dans un puits et s’en est tiré comme une fleur.

– Une fleur humide.

– De fait.

– Dans la foulée, Loutrel est hissé au rang d’ennemi public n°1, c’est même lui qui inaugure le classement, avec son petit surnom : Pierrot le Fou. Et comme il est dingue, mais pas idiot, il se dit que ça commence à sentir le roussi pour le gang, d’autant qu’ils sont tricards dans le Milieu. Trop violents, trop givrés, trop tueurs… Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un les donne dans leur entourage. Du coup, que fait Pierrot ?

– Il se range des bagnoles le temps de se faire oublier

– Ben non. Il se lance dans un nouveau casse, mais juré, le dernier.

– Eh ben ça en aura piégé quelques-uns, ça.

– Le 6 novembre 1946, rue Boissière, il débarque devant une bijouterie, sort à la volée de la Traction et entre, saoul comme toute la Pologne. Le bijoutier a le malheur de se défendre, ce qui n’est pas recommandé : il prend une balle de 38 et Pierrot sort en catastrophe pour s’effondrer dans la Traction qui démarre sur les chapeaux de roue quand soudain, un coup de feu part.

– Les condés ?

– Oh non, ils étaient comme d’habitude à la ramasse. C’est ce gland de Pierrot le Fou qui vient de se tirer une balle dans le bide en rangeant son flingue.

– C’est du Tarantino, ton truc.

– C’est mauvais une balle dans le bide. Son agonie dure cinq jours, cinq jours de cavale et de souffrance, traîné par ses compagnons de planque en planque.

– Ils ont le mérite de ne pas le lâcher.

– De fait. C’est plutôt Pierrot qui les lâche le 10 novembre 1946 en finissant par rendre son âme à Dieu qui bien dû se demander ce qu’il allait pouvoir en faire avant de renvoyer le dossier à l’étage du dessous, à mon avis. On enterre Pierrot entre deux saules sur une île de la Seine, près de Mantes. Mais voilà que sa femme s’agite et tanne le Gros Georges et Attia. Elle menace. Elle gêne. Alors on l’emmène devant la tombe de son mari.

– Pour lui rappeler la loyauté des membres du gang entre eux ?

– Nan, pour lui mettre une bastos dans la nuque.

– MAIS ENFIN.

– Le plus beau, c’est que les flics ne savent pas tout ça – pour eux, Pierrot le Fou est toujours en cavale. Et pendant TROIS ANS, les flics vont poursuivre un fantôme. Les lieutenants de Loutrel tombent pourtant les uns après les autres, mais tous se taisent. Ce n’est qu’en 49 qu’un des gars crachera enfin sa Valda aux enquêteurs. Il faudra encore deux ans pour qu’un tribunal authentifie enfin la mort de Loutrel, après avoir exhumé son cadavre enroulé dans une couverture.

– Et Attia ?

– Il s’en est sorti, figure-toi. Il est mort d’un cancer en 72 après avoir bossé à l’occasion comme barbouze au Maghreb pour le compte du gouvernement français, et il n’est peut-être même pas tout à fait blanc-bleu dans l’affaire Ben Barka.

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