Cavelier seul
– Dis donc, ça fait un moment qu’on a n’a pas évoqué le souvenir glorieux d’un de ces explorateurs fameux, partis superbes à l’assaut de continents méconnus pour s’y planter comme de gros pandas.
– J’ai ce qu’il te faut.
– L’expérience fait que cette phrase m’inquiète plus qu’autre chose, tu sais.
– C’est ton côté rancunier. La Louisiane, ça te parle ?
– Des bayous, des cyclones, du jazz, des rituels vaudous chelous et des foutus crocodiles ?
– C’est… sidérant à quel point c’est partiel, mais pas entièrement faux. La Louisiane actuelle n’est qu’une petite partie d’un territoire bien plus vaste, exploré à partir du 17e siècle par les Occidentaux. Et si elle porte un nom français, ce n’est pas par hasard…
– C’est en l’honneur de Louis XIV, oui. Tout le monde sait ça.
– Bravo. Et cultivé comme tu es, tu connais évidemment le nom de l’explorateur à qui Louis XIV doit ce beau cadeau ?
– Mais bien sûr, cette blague, c’est… Oh.
– Voilà. Le Québec, on pense tout de suite à Jacques Cartier. La Louisiane, macache : tout le monde a oublié le nom du monsieur qui a un jour décidé que ce territoire immense appartenait à la France sous prétexte qu’il avait planté un drapeau dessus.
– Et c’est qui ?
– Un certain Cavelier.
– Un Cavelier qui surgit hors de la nuit et cours vers l’aventure au galop ?
– … René-Robert Cavelier de La Salle, andouille.
– Jamais entendu parler.
– Et pourtant, le cher garçon vaut le détour. Pour te situer le bonhomme, il naît à Rouen en 1643, soit l’année où Louis XIII passe l’arme à gauche sans être regretté de grand monde. Détail important : il naît Cavelier tout court, sans le de la Salle, et il n’est donc pas plus noble que toi ou moi – enfin à sa naissance. Il grandit dans une famille de commerçants sans histoire, plutôt aisée, et suit des études chez les Jésuites. Pour faire plaisir à papa, il pense même un temps à se faire jésuite, mais son noviciat se passe mal : il est baladé ici ou là dans toute la Normandie pour jouer les précepteurs, alors qu’il n’a qu’une idée en tête : courir le monde en général et le Nouveau Monde en particulier. Quand on lui refuse pour la énième fois le rôle de missionnaire qui lui aurait permis de croiser sa foi et ses envies d’ailleurs, il envoie bouler les Jésuites en prétextant des « infirmités morales », et claque absolument tout ce qu’il possède pour filer au Canada occupé par les Français depuis un gros siècle, dans la région de Montréal.
– On est loin de la Louisiane, pour le moment.
– Et Cavelier de La Salle est encore loin d’être un explorateur. Il commence par s’installer sur les quelques arpents qu’on lui cède à l’ouest de la colonie. Mais travailler la terre, surveiller ses gens ? Très peu pour lui : les espaces immenses d’un monde vierge l’appellent, Sam.
– L’appel plutôt que la bêche, en somme.
– … Si tu veux. Du coup, Cavelier commence à se lancer dans le négoce de fourrures, ce qui le met en en contact avec les coureurs des bois français et anglais, mais aussi avec des tribus iroquoises qui semblent hésiter constamment entre l’envie de massacrer La Salle et ses semblables et celle de leur vendre ces peaux de castors secs et de castors gras qu’on s’arrache dans toute la vieille Europe.
– Les peaux de pardon ?
– Ah, oui, je vois que monsieur n’a jamais écorché de castor de sa vie. Il y a deux types de peaux de castor, jeune innocent que tu es. Le castor sec, c’est de la peau qui est séchée au soleil immédiatement après la mort du regretté Père Castor. C’est bien, mais il y a mieux : le castor gras.
– On a déjà prononcé aussi souvent le mot castor sur ce blog ?
– Jamais. Le castor gras, c’est bien plus beau.
– M’étonnerait que ce soit le point de vue du castor.
– Non, surtout que c’est assez sale, ce qui arrive à sa dépouille. Le coat beaver, c’est une peau que les chasseurs portent sur eux, contre leur peau nue, avant d’être vendues un an plus tard.
– Mais… Hein ?
– Eh oui. Le bon coureur des bois gratte la face intérieure des peaux, la frotte avec de la moelle pour la graisser, d’où le nom, et en coud plusieurs pour en faire un manteau grossier. Plus qu’à le porter pendant des mois, ce qui permet de virer les poils de protection, dont les racines se détachent par frottement avec la peau du chasseur, pour ne garder que la fourrure la plus douce. Et la sueur des chasseurs lubrifie les peaux qui deviennent ainsi plus souples.
– Tu es en train de me dire que les gens friqués qui s’affichaient avec des fringues en peau de castor en Europe portaient des fourrures dans lequel des gros chasseurs bien sales avaient transpiré du cul pendant un an ?
– Eh oui.
– C’est merveilleux.
– Et ça rapporte aux négociants, ce qui permet à La Salle de financer une première expédition, avec l’aide des notables de Montréal. Il a un rêve : découvrir la rivière Ohio pour « ne pas laisser à un autre l’honneur de trouver le chemin de la mer du Sud, et par elle celuy de la Chine ».
– Euuuh ?
– Oui, on croit encore que le continent américain se poursuit jusqu’à l’Asie. Bref : ses neuf canots finissent par atteindre les rives des lacs Ontario et Érié quand l’expédition tourne court.
– Ah.
– Au passage, l’histoire en dit long sur le caractère du bonhomme. Prodigieusement agacé par la présence de deux prêtres qu’on lui a collé sur le râble dans le cadre d’une mission d’évangélisation dont il se moque comme de son premier castor gras, La Salle… Se casse. Tout seul.
– Ce n’est pas très poli.
– Non.
– Et même bien Cavelier.
– … Voilà. Pendant des mois, il sillonne un territoire immense et mène une vie dont on ne sait pas grand-chose pour la bonne raison qu’on ne le revoit que trois ans plus tard, cette fois à Québec où il entretient un savant silence sur ce qu’il a bien pu foutre pendant ces longs mois d’absence. Qui sont au passage le point de départ rêvé pour une fiction.
– Et on est toujours très loin de la Louisiane.
– On y vient. La Salle est alors chargé par le gouverneur de la Nouvelle-France d’assurer l’expansion de la colonie. Il fonce vers le sud-est et fonde le fort Cataracoui, qui devient le premier maillon d’une route des fourrures dont tout le monde compte bien tirer gros.
– Aaaah, l’industrie du luxe.
– Sauf que là, fini le bricolage et les dessous de tables. Le commerce de fourrure prend une autre envergure, et les sommes en jeu sont telles qu’il reste à obtenir l’agrément royal : La Salle revient en France et tanne Louis XIV…
– C’est une manie, chez lui, de tanner des trucs.
– … Jusqu’à ce que le roi lui accorde une concession pour le commerce de fourrures, l’autorisation de fonder des forts aux frontières, et le titre de noblesse de ses rêves.
– D’où le « de La Salle ».
– Oui. Ceci dit, particule ou pas, La Salle a toujours eu l’intention d’aller plus loin. En automne 1678, il achève au Canada la construction du Griffon, un bateau conçu pour lui permettre d’explorer les Grands Lacs. Avec ses hommes, il est le premier Européen à remonter le lac Huron, puis à virer vers le sud du lac Michigan avant de lâcher le Griffon pour poursuivre à pied.
– Doit pas être évident.
– Pas trop, non. La Salle et ses hommes avancent péniblement dans des bois « tellement entrelacez de ronces et d’espines qu’en deux jours et demy, lui et ses gens eurent le visage ensanglanté et découpé de telle sorte qu’ils n’estoient pas reconnoissables ». Une seconde expédition, en décembre 1681, lui permet cette fois d’atteindre le Mississippi, puis le golfe du Mexique deux mois plus tard.
– Attends, ils sont partis du Canada ? Et ils sont arrivés dans le golfe du Mexique ?
– Oui.
– A pied ?
– Ou en canotant, oui. La Salle et ses hommes viennent de parcourir la bagatelle de 3 000 kilomètres dans une nature que je n’hésiterai pas une seconde à qualifier de : farouche. Pour te donner une idée, le territoire que vient d’explorer La Salle recouvre aujourd’hui quinze États américains, entièrement ou en partie.
– Mazette.
– Mais ça le valait, aux yeux de La Salle. Le 9 avril 1682 est sans doute le plus beau jour de sa vie : habillé d’une belle redingote rouge galonnée d’or, La Salle prend possession au nom du roi d’un immense territoire : la Louisiane. Une croix est élevée à l’embouchure du Mississipi et l’orgueil au ventre, l’explorateur griffonne un procès-verbal dûment signé par douze témoins.
– On est d’accord que c’est assez théorique, comme « possession » ?
– Oh oui. Mais le plus beau, c’est que Louis XIV n’en a strictement tien à carrer.
– Pardon ?
– Mieux que ça : après des mois à risquer sa peau pour son roi, La Salle ne reçoit comme marque de reconnaissance qu’une lettre lapidaire de Louis XIV, qui juge que tout ceci est « fort inutile et qu’il faut dans la suite empêcher de pareilles découvertes. »
– Ahahahahaaaaaaaaa.
– Figure-toi que ça le fait moyennement marrer. Furieux, La Salle embarque séance tenante pour Versailles où il fait le siège du cabinet du roi jusqu’à ce qu’on lui accorde enfin une audience. Et là, il sort l’équivalent d’un Power Point pour donner tout ce qu’il a. Quitte à s’arranger avec quelques petits détails.
– Comme ?
– Pour amadouer le Roi Soleil, le normand n’hésite pas et fait carrément dans le faux et l’usage de faux, et de façon tout ce qu’il y a de consciente. Il déplace joyeusement le Mississipi de 250 lieues vers l’ouest, par exemple.
– Mais quel intérêt ?
– Oh c’est simple : sur la fausse carte de La Salle, le fleuve devient soudain le lieu idéal pour partir à la conquête des colonies espagnoles. Ce qui tombe plutôt pas mal dans la mesure où Louis XIV vient précisément de déclarer la guerre à l’Espagne.
– Oh le petit coquinou.
– Et puis quitte à mentir ouvertement, autant y aller sans gêner. La Salle en rajoute des caisses en se vantant de pouvoir recruter 15 000 Amérindiens pour attaquer les Espagnols. Il jure au roi qu’il en a déjà 4 000 à sa disposition.
– Et c’est complètement faux ?
– Complètement non, il a bel et bien recruté des Amérindiens à son service. Mais pas 4000. Et encore moins 15 000.
– Combien ?
– Disons 20 en comptant large.
– Ah ça fait léger.
– N’empêche que son gros mensonge paye : bombardé gouverneur de Louisiane, La Salle obtient quatre bateaux, dont un navire de guerre de 36 canons, le Joly, et 300 volontaires : soldats, artisans, missionnaires, commerçants…
– De quoi fonder une petite colonie.
– En théorie, oui. En pratique, ça s’appelle un désastre programmé.
– Pourquoi ?
– Pour tout un tas de raisons et d’abord pour résoudre cette vieille question qui a tant fait pour la castagne à travers les âges : savoir qui pisse le plus loin.
– C’est moi.
– … Voilà. Bref : La Salle se heurte dès La Rochelle au capitaine de la flottille, Beaujeu, un aristocrate passablement agacé par ce parvenu qui veut tout diriger. Les engueulades se multiplient et Beaujeu note dans son journal, amer : « je vais dans un pays inconnu chercher une chose aussi difficile à trouver que la pierre philosophale, avec un homme chagrin ». La suite est une accumulation d’erreurs et de coups du sort.
– Du genre ?
– Attaquée par des pirates, dispersée par les vents, la flottille n’est déjà pas au meilleur de de sa forme quand elle atteint le golfe du Mexique. Et tu sais ce qui caractérise le Golfe du Mexique ?
– Non ?
– C’est grand. Et La Salle s’y paume dans les grandes largeurs, refusant au passage d’écouter les gens dont c’est à la base le métier de se repérer sur l’eau. Du coup, ça ne rate pas : en manœuvrant pour entrer dans une baie que La Salle prend pour l’embouchure du Mississipi, l’un de ses navires, L’Aimable, s’échoue sur un banc de sable.
– Oh merde.
– Comme tu dis : il coule avec la quasi-totalité de sa cargaison. Cette fois, Beaujeu décide que c’est marre : il repart pour la France.
– Il refuse d’évacuer La Salle ?
– Tu vas tous les faire, hein ? Mais de fait, oui : il abandonne La Salle avec 180 malheureux, à peine plus de la moitié de ses effectifs au départ.
– Et tout ce petit monde est perdu au milieu de nulle part.
– Un nulle part vachement hostile, en plus. Réfugiée dans un fort de fortune, la petite communauté est vite décimée par les maladies, entre deux attaques indiennes. En un an, la communauté est réduite à 40 âmes.
– Oh la vache.
– La Salle se lance alors dans une tentative désespérée : partir chercher de l’aide… au Canada.
– Hein ?
– Ben quoi, il l’a déjà fait dans l’autre sens. Mais concrètement, ça revient à remonter des milliers de kilomètres plus au nord. Épuisés, exaspérés par le tempérament colérique et paranoïaque de La Salle, ses hommes frôlent chaque jour la mutinerie. Un soir, pour une broutille, une bagarre éclate – celle de trop : le neveu de La Salle y reste, massacré à coups de hache avec deux autres compagnons, alors que son oncle s’est éloigné quelques jours pour chasser.
– Le retour a dû être sympa.
– Il a surtout été bref. Quand La Salle revient au campement de fortune de la petite troupe, le ton monte rapidement au sujet de son neveu. La Salle veut savoir où et pourquoi.
– Et ?
– Ben il ne saura jamais : un tireur caché dans les hautes herbes l’abat sur place d’une balle dans la tête. C’est par quelques témoins de la scène, qui survivront, qu’on connait la suite : ses assassins arrachent son habit à La Salle, fouillent ses poches et l’abandonnent aux bêtes, presque nu. Fin de l’histoire.
– Mais pas de la Louisiane française.
– Non, même si ce qui restait de la colonie fondée par La Salle disparaît l’année suivante, après une attaque des Amérindiens. Le territoire immense offert par La Salle à la couronne de France sera bel et bien colonisé en bonne et due forme au 17e siècle, mais, il sera perdu au 18e : le Canada et la rive gauche du Mississipi passent entre les mains anglaises en 1763. La rive droite du grand fleuve et la Nouvelle-Orléans, elles, sont ensuite cédées à l’Espagne, puis rachetées, puis…. Bref, c’est le bordel, mais retiens que la Louisiane, dernière terre française du Nouveau Monde continental, est finalement vendue aux Etats-Unis par Napoléon 1er, en 1803, pour une somme qu’il consacre aussitôt à botter le cul de l’Autriche et de la Prusse.
One thought on “Cavelier seul”
Cavelier de la Salle. Le mec, on lui file un titre de noblesse, et il décide de faire une contrepèterie… déjà tu sens le mec destiné à finir dans les pages de ce blog.