Chaudes-souris dans la nuit

Chaudes-souris dans la nuit

– Dis-moi Sam, comment tu te situes, questions phobie ?

– Je dirais que je m’en sors plutôt bien par rapport à des gens qui ne peuvent pas voir un tentacule sans se mettre à couiner de trouille. Si tu vois ce que je veux dire. Je ne vise personne. Suivez mon regard.

– Ce n’est pas loyal, Sam.

– Ce n’est pas moi qui imagine tes accroches, lapin.

– Allez, tu as bien quelques peurs infâmes refoulées, des angoisses incontrôlables qui te réveillent au cœur de la nuit, le front couvert d’une sueur glacée et le ventre tordu par le sentiment d’un danger imminent, inexplicable et indicible ?

– Non mais maintenant que tu le dis, ça résume assez bien ce qui se passe quand j’accepte de manger ce que t’as cuisiné la veille.

– Tu ne m’aides vraiment pas. Je te parle de terreurs nocturnes, Sam, d’enfants de la nuit aux mœurs sauvages.

– Allons bon.

– Et de dentistes.

– Je commence à sentir le début d’un brouillon d’ébauche de frisson.

– Tu peux, parce que cette histoire mélange des bombes incendiaires, la seconde guerre mondiale, Eleanor Roosevelt, des dentistes et des chauves-souris.

« Installez-vous, mademoiselle, on va regarder ça. »

– Ben voyons. T’as encore pris un comics de chez Marvel pour un livre d’histoire, toi.

– Pas du tout, tout est exact et tout est parti d’un dentiste, Lytle S. Adams en l’occurrence.

– Un bon nom de tueur en série, si tu veux mon avis.

 – Il est de Pennsylvanie, je ne sais pas si ça renforce ta théorie. En tout cas, c’est un bon pote d’Eleanor Roosevelt, l’épouse du président des Etats-Unis. Et en janvier 1942, président des Etats-Unis, ce n’est pas franchement le boulot le plus tranquille du globe. Les Japonais viennent d’attaquer Pearl Harbour et c’est le branle-bas de combat dans tout le pays. Oh, et tu sais un truc amusant sur les guerres ?

– Dis toujours ?

– C’est un excellent moteur d’innovation parce que rien ne pousse plus un inventeur à inventer que la volonté de trouver l’ennemi et puis d’y péter sa gueule.

– Sans être très rassurant sur la nature humaine, ce n’est pas totalement faux.

– C’est même très vrai et ça peut donner les trucs les plus variés. Pour dix personnes qui se réunissent dans un bureau du Nouveau-Mexique en disant « eh, et si on inventait un machin pour faire pousser des gros champignons nucléaires ? » t’en as trente qui inventent des parapluies au curare ou des bouteilles de chianti explosif [1].

– Je ne vois toujours pas le rapport entre ton dentiste et des chauves-souris.

– Ben Lytle S. Adams fait partie des gens ingénieux, que veux-tu que je te dise. En janvier 1942, il rencontre la First Lady à la Maison Blanche et lui glisse en passant une idée sur laquelle il bosse, une idée capable, assure-t-il, de détruire facilement des hectares et des hectares de bases ou de villes japonaises, grâce à des chauve-souris.

– Il faut qu’il arrête de sniffer son propre gaz hilarant, ton dentiste.

– J’imagine que que c’est la première réaction du président quand Eleanor lui parle du projet et pourtant, on décide de tester l’idée. Le memo de F.D. Roosevelt qualifie l’idée de « perfectly wild » mais conclut que ca vaut le coup d’essayer.

– Mais QUELLE idée ?

–  Tu vas adorer. Adams pense qu’il est possible de lâcher des conteneurs entiers de chauve-souris au-dessus des villes ou des bases du Japon après avoir pris le soin d’équiper chaque bestiole d’une petite bombe incendiaire au napalm, avec un système de retardateurs. Le réflexe naturel des chauves-souris serait de se réfugier rapidement à l’abri d’un toit ou d’une charpente. Là, boum, le retardateur se déclenche et hop : le chaos, l’incendie, Hiro-Hito avec une chauve-souris allumée dans le slip, Tokyo en flammes, victoire totale, champagne et tout le monde à la maison pour l’apéro. Je résume.

« I want YOU for U.S. Army » !

– Je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi con.

– Eh ben figure-toi que ce n’est pas du tout l’avis de gens dont la guerre est le métier. Ce serait une grosse erreur de croire qu’on s’amuse à claquer des sous pour rien dans l’US Army en 1942. L’idée du dentiste a quelques atouts.

– Je suis sceptique, mais balance.

– Et d’une, l’idée des incendies est plutôt bien vue. Non seulement le bois domine largement dans le bâti des villes japonaises mais les bases militaires du Pacifique, par exemple, sont souvent conçues pour être déployées à moindre coût. Autrement dit : du bambou, des cordes et paf, t’as aménagé un aéroport de campagne, des baraquements, un mess et tout un système de défense qui résiste à beaucoup de choses, mais pas aux flammes.

– Non mais l’idée de foutre le feu, je comprends très bien. Mais des chauves-souris, sérieusement ?

– Réfléchis. Et d’une, les Etats-Unis en comptent un tel nombre que ce n’est pas l’idée d’en cramer un million ou deux qui va faire douter les âmes bien peu écologistes de l’état-major. Rien qu’au Nouveau-Mexique, on en trouve des quantités. Et là où c’est beau, c’est qu’elles sont réunies dans des grottes, y a qu’à se baisser.

– Mouais.

– Et de deux, c’est costaud, une chauve-souris. C’est capable de porter plusieurs fois son poids. Une bombinette, par exemple.

– Ou une jeune femme effarouchée à la carotide palpitante, vêtue d’une robe blanche toute simple ?  

– Si c’est un film de la Hammer avec Christopher Lee, oui. Et tu baves.

– Pardon.

– Et de trois, ce qu’il y a de beau avec les chauves-souris, c’est que ça hiberne. Et ça, c’est toujours ça de pris en termes de logistique : pas de soins, pas de bouffe pendant une partie de l’année.

– Le soldat rêvé.

– Voilà. Enfin, last but not least, la chauve-souris est trouillarde par nature et a tendance à se réfugier d’elle-même dans les coins reculés et obscurs, soit exactement là où ce n’est pas facile de repérer un départ de feu. Bon, et il y a d’autres menus avantages : elles volent la nuit, sont littéralement impossibles à dégommer avec des armes classiques…

– Attends, mais ils ont vraiment testé ce truc ?

– Ooooh oui, à partir de février 1943.

– Tu es en train de me dire qu’au moment précis où les plus gros cerveaux de la planète essaient de faire péter des trucs nucléaires chelous dans le désert, il y a des gens qui mettent des petites bombes incendiaires sur des chauves-souris pour gagner la guerre ?

« Petites, petites, je voudrais bien vous y voir. »

– C’est chouette, hein ? Et pas n’importe qui, en plus. Louis Fieser, tiens, le type qui inventé le napalm. Tu sais, ce gel collant qui s’enflamme au contact de l’air et qu’il est à peu près impossible d’enlever et d’éteindre ?

– Un grand bienfaiteur de l’humanité, celui-là, encore.

– C’est la guerre, chaton, pas une vente de charité. Bon, ben, Fieser est à fond. Il développe des mini-bombes incendiaires de 17 et de 28 grammes, retardateurs compris, pendant que des types qui ont dû se demander ce qui se passait sont chargés de capturer des centaines de milliers de chauves-souris dans les grottes du Nouveau-Mexique. Et on bricoles aussi des espèces de bombes-réservoirs.

Notez les petits trous pour respirer.

– Des pardon ?

– Le truc qu’on est censé lâcher depuis des bombardiers. Dans chaque bidule, tu mets 26 plateaux de 40 chauves-souris, soit…

– 1040 bestioles, merci, je sais encore compter et… ATTENDS tu as plus de MILLE chauves-souris dans CHACUN de ces trucs ?

– Ah ben elles sont serrées, m’enfin ce n’est pas comme si l’US Army militait pour le bien-être animal, sur ce coup. Bref, l’idée, c’est de larguer ce truc à 3000 mètres avec un petit parachute pour chaque « bombe » et d’en déclencher le mécanisme pour libérer les chauves-souris autour de 300 mètres. Là, on fait confiance aux bestioles pour se planquer et à l’aube, surpriiiiiise.

– Ah mais ils étaient allés loin.

– Très. Les premières études reposaient sur l’idée d’envoyer 10 B-24 sur Osaka avec chacun sa centaine de conteneurs. Vas-y, monsieur « je calcule vite », fais-moi la multiplication ?

– Grmcdedfdgnnnn alors que multiplient 1040…

– Je vois la lumière du smartphone, Sam.

– OKAY OKAY ça fait… 1 040 000 chauves-souris ?!?

– Exactement.

« Coucou les copains, ça farte ? »

– Mais ils l’ont vraiment fait ?

– Nope, mais ils ont testé plusieurs fois histoire de se chauffer, hahaaaa. Et puis ça a merdé.

– Non, sans blague.

– Le 15 mai 1943, l’US Air Force a testé le dispositif sur sa base de Carlsbad, au Nouveau-Mexique, mais quelqu’un a décartonné avec la trappe des bombes et les chauve-souris se sont barrés. Elles ont foutu le feu à la moitié de la base.

– Tu me diras, ça montre que ça fonctionne.

– Exactement. Mais l’US Air Force trouve ça un peu chelou tout de même et refile le bébé aux Marines, qui rebaptisent le projet X-Ray en août 1943 et le testent dans l’Utah sur une réplique de ville japonaise.

Toujours une bonne idée, les noms de codes de projets militaires en X.

– Ils voulaient balancer ça sur des civils ?

– Chaton, tu crois qu’Hiroshima, c’était un porte-avions ? C’était l’idée, oui.  

– Bon, et le bilan ?

– Pas mal. Je cite le rapport officiel : « Un nombre raisonnable de feux destructifs peut être engagé malgré la taille extrêmement réduite des unités. »

– Les unités, ce sont les pauvres petites bêtes ?

– Ouaip. Le rapport du chimiste en chef estime que le projet X-Ray est plus efficace que les bombes incendiaires, beaucoup plus efficace : « les bombes ordinaires donneraient probablement entre 167 et 400 feux pour chaque bombe chargée, là où X-Ray donne 3 625 à 4 748 feux ».

– Mais on n’a jamais vraiment lancé ce truc ?

– Non. Après 27 mois de développement et deux millions de dollars de budget, une jolie somme pour l’époque, la Navy a fini par lâcher l’affaire.

– Pourquoi, si ça marchait si bien ?  

– Ce n’était pas le truc le plus stable du monde et surtout, fin 1944, le projet Manhattan avance à grands pas. Quand tu t’apprêtes à lancer le feu nucléaire, des chauves-souris en flammes, bon, je ne te fais pas un dessin ?

– Peut-être que les gens de Nagasaki auraient préféré.

– Le lendemain, sans doute. En pleine  nuit, je pense que l’idée de voir péter des milliers de bombes sans comprendre un seul instant ce qui se passe, question terreur psychologique, on n’est pas mal.

– Et Adams ?

– Il a été très déçu mais il s’est refait une santé en essayant de mettre au point un distributeur automatique de poulet frits.

– Tu déconnes ?

– Non.

– Mais on ne gagne pas une guerre avec des distributeurs de poulets frits !

– Pas pour bombarder des gens avec, patate ! Pour les commercialiser.

– Faut l’enfermer, ce gars-là.

– Là-dedans, par exemple.

Ouaip. Ce sont bien des chauves-souris.



[1] Ne cherchez pas, c’est vrai.

3 réflexions sur « Chaudes-souris dans la nuit »

  1. Pour l’anecdote, cette histoire a servi de base à la série de romans jeunesse Silverwing de Kenneth Oppel, que je recommande !

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