« Cher journal, je m’appelle Adolf… » (1/2)
– Je vais encore m’énerver contre la presse.
– Tu sais qu’engueuler la radio ou hurler sur ton journal ne changera pas grande chose, Sam.
– Je sais. Mais à la 25e fausse nouvelle qui passe sous les radars de la rédaction, ça finit par être pénible. Je viens encore de voir passer un article qui explique avec le plus grand sérieux que ne pas envoyer un mail permet de sauver 16 tonnes de C02 et je commence à fatiguer.
– Bref, monde de merde, c’était mieux avant et c’est de pire en pire, c’est ça ?
– Mais voilà, exactem… Attends, tu ne serais pas en train de me traiter de vieux gl…ronchon ?
– Je me l’interdis.
– Tout de même.
– Régulièrement.
– HEY.
– Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas franchement convaincu par l’idée que le niveau s’effondre en matière de crédibilité journalistique, Sam.
– Tu as fait un tour dans le débat public, ces dix dernières années ? Tu es en train de me dire qu’il n’y a pas d’envolée des fausses nouvelles ?
– Sur le web sûrement. Dans la presse proprement dite… Disons que ce n’est ni tout à fait neuf, ni forcément pire. A la seconde où on a inventé le papier, l’imprimerie et la gazette, on a commencé à raconter à peu près n’importe quoi dans les colonnes des titres les moins regardants. Prends le Henry Bate, dit le Révérend Cogneur : c’est lui a lancé la rumeur d’une aventure entre Marie-Antoinette et un gigolo anglais en 1772 dans le Morning Herald, un canard britannique. Source : son cul. Dommages collatéraux : monstrueux pour la réputation de la reine. Et plus tard, je te passe les âneries qu’on a pu écrire entre 1914 et 1918 sur les obus allemands qui n’éclataient pas ou qui te faisaient juste un gros bleu.
– On a vraiment écrit ça ?
– Oh oui. Ça et le coup des Allemands tellement affamés qu’ils se rendaient dès qu’on agitait une tartine de confiture au-dessus de la tranchée.
– Ah bon ben si c’est traditionnel d’être mauvais, ça va.
– Disons que l’idée que la courbe de qualité aurait plutôt tendance à aller vers le haut que vers le bas est peut-être contre-intuitive parce qu’on aime bien râler contre les journalistes, mais pas forcément absurde.
– Mouais.
– Et puis je dois bien admettre que ça arrive aux meilleurs de se faire avoir par des petits malins. Prends le Stern, tiens.
– Le magazine allemand ?
– Lui-même. On lui doit un des plus beaux plantages journalistiques de l’histoire, qui plus est sur un sujet où on aurait attendu un peu de prudence de leur part.
– Du genre ?
– Du genre nazi.
– Et c’est reparti pour la Seconde guerre mondiale.
– Seulement pour planter le décor. Au milieu du mois d’avril 1945, l’issue de la Seconde guerre mondiale ne fait plus de doutes pour personne. Le 16, l’Armée rouge a lancé l’offensive contre Berlin où règne une ambiance… ben de fin de règne, justement. Diminué, malade, les mains tremblantes, Adolf Hitler ne trompe personne quand il radote en jurant que « les Russes vont connaître devant Berlin la plus sanglante défaite de tous les temps ». Le 20 avril, son secrétaire Martin Bormann donne un ordre qui va bien occuper tous les amateurs de complots et d’énigmes : le déclenchement de l’Opération Seraglio (« sérail » en italien).
– Et c’est quoi, Seraglio ?
– À l’aube du 20 avril, 80 proches du Führer sont évacués de la capitale vers Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises, avec quelques tonnes de documents confidentiels ou personnels, des objets précieux, de l’argent… Dix avions décollent, mais l’un d’entre eux ne va pas loin : touché au-dessus de Dresde, l’appareil s’écrase avec ses seize passager et sa cargaison.
– Oups.
– Oh ben au point où on en est… Le 30 avril, Hitler et Eva Braun se marient quelques heures avant de se tirer une balle dans la tête…
– La clé d’un mariage heureux, si tu veux mon avis.
– … et quelques jours avant la capitulation allemande, le 8 mai. Bref : historiquement parlant, l’Opération Seraglio n’est guère qu’une virgule dans le récit des derniers moments du Reich. Ce qui n’empêche pas les amateurs de mystère – dont quelques tordus de première – de s’intéresser à cet avion tombé avec sa cargaison.
– Attends, mais elle n’a pas cramé, la cargaison ?
– Oh si, très probablement. Mais tu as déjà vu ce genre d’argument freiner les amateurs d’or nazi disparu et de cachettes secrètes ?
– Non.
– Voilà. La demande créant l’offre, escrocs et faussaires ont évidemment un boulevard devant eux pour tenter des arnaques de plus ou moins grande envergure. Celle qui finit par tourner court en 1983 dans les colonnes du Spiegel se classe dans la seconde catégorie. Et elle implique toute une amicale d’anciens nazis. Un club, une association, si tu préfères.
– Une pardon ?
– Écoute, la réplique de OSS 117 : Rio ne répond plus n’est peut-être pas si surréaliste que ça, du moins quand on grenouille dans certains cercles peu recommandables. Entre les amateurs de sensations fortes, les collectionneurs cinglés, les antiquaires véreux, les anciens cadres du régime nazi passés entre les gouttes et les nostalgiques du Führer, tout ce qui évoque le Troisième Reich se vend bien. Les objets frappés de la croix gammée se trafiquent comme des petits pains dans la cour de récréation – sous le manteau, évidemment. Dans la plupart des pays d’Europe, à l’Est comme à l’Ouest, la vente d’artefacts nazis est prohibée.
– Déjà le règne du politiquement correct, décidément.
– Voilà. C’est dans ce contexte qu’émerge Konrad Kujau.
– Bonjour Konrad.
– Compte bien tes doigts après si tu lui serres la main, à lui. Le type est allemand, vit en RDA et affiche une petite trentaine d’années au compteur en 1970. Il n’a connu le régime nazi qu’enfant mais il a bien saisi l’intérêt qu’il pouvait en tirer, en revanche. C’est le genre de petit grouillot de l’arnaque comme on en compte des centaines, avec cette nuance qu’il s’est spécialisé les contrefaçons plus ou moins grossières, et on est trèèèès loin du type capable de te refaire un Rembrandt. Pour te donner une idée, il a fait de la taule parce qu’il n’a pas été foutu de reproduire correctement de faux tickets restaurants. Mais l’arnaque qu’il va petit à petit imaginer au cours des années 70, elle, est d’un autre niveau.
– Le niveau nazi.
– Exactement. En RDA, Kujau constate que le trafic de reliques nazies se porte d’autant mieux que de nombreux anciens combattants revendent leurs souvenirs militaires pour mettre du beurre dans les épinards : armes, décorations, uniformes… Il se lance sur le créneau, achetant à l’Est les pièces qu’il revend à l’Ouest auprès d’un noyau d’acheteurs fidèles installés du côté de Stuttgart – dont quelques notables, un magistrat du parquet et le chef de la police locale.
– Très efficace, cette dénazification.
– C’est marrant, c’est toujours les nazis qui ont le mauvais rôle. Nous sommes en 1970, Herr Sam, on peut avoir une deuxième chance ? Merci. Bref : comme il est vaguement doué pour la peinture, Kujau ajoute vite une nouvelle corde à son arc : il propose à ses clients de les peindre dans des postures glorieuses en les insérant dans ses représentations des grands moments de la Seconde guerre.
– Mais non ?
– Oh si. C’est à la fois kitschissime et glauque mais ça fonctionne. Un chauffeur de taxi, peint en train de tendre une paire de jumelles au maréchal Romme sur la tourelle d’un tank, lui a quand même refilé 2000 marks pour s’offrir une abominable croûte. Mais Kujau en a encore sous la semelle.
– Je sens que ça va être glauque.
– Disons rusé. Assez vite, Kujau commence à glisser des faux au milieu des pièces authentiques qu’il ramène de l’Est.
– Tu me diras que les types escroqués ne risquent pas de porter plainte…
– Ben voilà. Autre petit bijou d’arnaque : pour renchérir le prix d’objets authentiques, il trafique des certificats imaginaires. Si tu fabriques un faux document officiel qui certifie qu’il a appartenu à Adolf Hitler, un banal casque allemand de 1914 voit sa valeur multipliée par cinquante… Et ses acheteurs ne prêtent aucune attention à la médiocrité des fausses lettres de Goering, Himmler, Goebbels ou Rudolf Hess que leur propose Kujau.
– Mais il est doué, au moins ?
– Même pas. Il se contente d’acheter de la papeterie moderne et de vieillir ses fausses missives en… les trempant dans du thé.
– M’enfin mais même en jeu de rôle on essaie de faire mieux !
– Et sur le fond, ce n’est pas plus brillant : Kujau est un inculte de première qui multiplie les fautes grossières, se contrefiche des anachronismes et des erreurs historiques les plus évidentes. Pourquoi se fatiguer, après tout ? Ça fonctionne, et ça fonctionne encore mieux quand il décide de recopier à la main Mein Kampf pour proposer à ses acheteurs un « manuscrit » parfaitement faux.
– Mais non ?
– Oh si. Le plus beau, c’est qu’il n’y a jamais eu de manuscrit de Mein Kampf puisque le véritable original avait été tapé à la machine par Hitler en personne, pendant qu’il purgeait sa peine après son coup d’état manqué de 1923. Mais rien ne brise l’enthousiasme des acheteurs : Kujau vend de faux tableaux du Führer, censés avoir été peints à l’époque où il tentait de percer à Vienne dans le milieu des Beaux-Arts et il parvient même à forger de toutes pièces et à vendre un… opéra, toujours attribué au Führer et toujours parfaitement faux : Wieland le Forgeron.
– Mais enfin.
– Personne n’a jamais dit que les nostalgiques du nazisme étaient les couteaux les plus affûtés du tiroir, tu sais. Non seulement Kujau s’enhardit, mais il va faire encore plus fort au début des années 80, quand il entre en contact avec le journaliste Gerd Heidemann à Hambourg.
– C’est qui Heidemann ?
– Un photographe qui bosse pour le Stern depuis 1955, premier magazine de RFA avec deux millions d’exemplaires chaque semaine. Et Heidemann est tout sauf un débutant. C’est un professionnel reconnu, lauréat du prix international de la Presse en 1965. Sa minutie et son acharnement sur terrain font qu’on le surnomme Der Spürhund, le Limier.
– Je sens qu’il y a un mais.
– Un gros. Heidemann n’est pas franchement clair dans son rapport au Troisième Reich. Il est même parti très loin, au point de racheter le Carin II, l’ancien yacht du maréchal Göring, puis d’entamer une liaison avec Edda Göring, nièce du même maréchal.
– Creepy.
– Oh si peu. Sa liaison lui permet d’accéder au cercle fermé des anciens hauts responsables du Reich, mais pas d’améliorer sa situation financière. La restauration du Carin II est un gouffre financier : en 1976, Heidemann est au bord de la faillite et saute assez logiquement sur l’occasion lorsqu’il entend parler en 1979 d’une pièce explosive qui circule dans l’entourage d’un mystérieux collectionneur : les écrits personnels d’Adolf Hitler en personne entre 1933 et 1945 – vingt-sept carnets réchappés par miracle du fameux crash de 1945.
– Il est foutrement naïf pour un cador, non, ton Limier ?
– Ce serait le scoop du siècle, à sa décharge. Heidemann finit par rencontrer le détenteur des carnets : je te laisse deviner de qui on parle ?
– Kujau ?
– Lui-même. C’est lui qui a commencé à fabriquer les faux plusieurs années plus tôt, toujours sans trop se fouler d’ailleurs.
– Ah oui ?
– Il se contente de broder autour de différents discours du Führer en les enjolivant à sa sauce. Et ça suffit pour que Heidemann tombe dans le panneau à pieds joints, si je peux m’exprimer ainsi.
– Et ensuite ?
– Pour ça, il faudra attendre la semaine prochaine.
– Mais… ? C’EST… PAS LOYAL !
– Ben quoi ? Feuilletonner aussi, c’est un grand classique du journalisme.