La bombe du siècle

La bombe du siècle

– Je ne dis pas que suis inquiet, je dis que j’aimerais que tu fasses de la place pour que je puisse stocker des barils d’iode, c’est tout.

– D’accord, mais pourquoi sur les étagères de la cuisine, Sam ?

– Si l’autre cinglé décide vraiment de lâcher une bombe nucléaire au beau milieu du continent, tu préfères pouvoir compter sur un paquet de coquillettes ou sur mes pastilles d’iode ?

– Quelque chose me dit qu’on pourrait avoir besoin de compter sur de grosses réserves de nouilles dans ce cas de figure. Et je ne sais pas si ça changerait grand-chose, tu sais.

– Tu es en train de me dire que la prise de la pastille n’a rien de révolutionnaire, c’est ça ?

– … Il est affreux, celui-ci. Et pour répondre à ta question : pas vraiment. Attention, hein : l’iode a des effets prouvés en cas d’accident nucléaire et il peut de fait sauver ta thyroïde. Mais disons que selon ce qui pète et où, ça n’est pas un comprimé qui va te sauver les miches.

Nan. Le frigo non plus.

– Je sais. J’ai vu les images d’Hiroshima comme tout le monde, figure-toi.

– Ah oui, la petite pétouille, là.

– La pardon ?

– Vivi, je vois bien. Hiroshima. Le pétard du 6 août 1945.

– Le pét… ? IL A FAIT 130 000 MORTS TON PÉTARD. Et je ne te parle même pas de Nagasaki.

– Oh oui. Mais en termes de puissance atomique, c’est ce qu’on appelle peau de balle, dans le jargon.

– Qu… Mais enfin. Rappelle-toi la réaction d’Oppenheimer à Los Alamos.  

– … Rappelle-moi la réaction d’Oppenheimer à Los Alamos ?

– Quand le projet Manhattan s’est concrétisé et qu’il a vu monter le champignon du premier test, il a pensé à la phrase de Krishna dans le Mahâbhârata : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes qui anéantit toutes choses ». C’est toujours un pétard mouillé, la bombe A ?

– Ben… oui. En tout cas par rapport à la suite.

– Quelle suite ?

– Les bombes H. La bombe d’Hiroshima, c’est une bombe à fission. La bombe H, ça repose sur la fusion nucléaire. Et la première bombe atomique que l’Enola Gay a lâché sur le Japon, Little Boy, est une plaisanterie par rapport à la puissance des premières bombes H, que les États-Unis ont commencé à tester en 1952.

– C’est un gros écart ?

– Oh un peu, oui. Bombe A ou H, on exprime la puissance d’une arme atomique en équivalent de dynamite ou de TNT, si tu préfères. Little Boy, c’est l’équivalent de 23 kilotonnes de TNT. 23 000 tonnes.

– Ben c’est quand même vachement beauc…

– La première bombe H américaine testée aux îles Marshall en novembre 1952 affichait 10,4 mégatonnes..

– Deux fois moins, du c… Oh putain non. Mégatonne. Mégatonne comme mille kilotonnes, c’est ça ?

– Voilà. La réalité dépasse la fission, quoi. En sept ans, on a multiplié la puissance de destruction de Little boy par 452. De quoi détruire non plus une ville moyenne mais des métropoles entières en écrasant plus d’un millier de kilomètres carrés sous un dôme ardent, avec des millions de victimes. Et c’est sans même prendre en compte la radioactivité, également multipliée plusieurs centaines de fois avec les conséquences que tu imagines. Ça va ? Tu m’as l’air tendu.

– Du tout. Complètement serein. Pour ainsi dire placide.

Sors de là, Sam.

 – J’aurais dit catatonique. Bref, c’est ce genre de joujou qui commence à être mis au point aux États-Unis puis du côté russe à quelques mois d’écart : la bombe H soviétique est au point en août 1953, sept mois seulement après le test américain. Et c’est là que ça devient vraiment drôle.

– Drôle dans la catégorie « hahahaaaargh on va tous crever » ?

– Exactement parce qu’on commence à alors à se lancer dans un grand concours de…

– Zguègues.

– … puissance. Chaque bloc donne en gros tout ce qu’il a pour théoriser et tester des bombes H de plus en plus puissantes.

– L’escalade de la terreur.

– En priant pour que l’escalade permette un équilibre, oui. C’est la base de la dissuasion : « si je te vitrifie, tu me vitrifies. Si on disait qu’on ne se vitrifiait pas ? »

– C’est quand même très résum…

– Ben pas tant que ça, en fait. Et au petit jeu de celui qui a la plus grosse, devine qui a gagné ?

– Connaissant le bel enthousiasme juvénile des Américains dès qu’il s’agit de faire péter des trucs de plus en plus gros, je parie sur l’Oncle Sam.

– Eh ben loupé. La plus grosse bombe de l’histoire, la saloperie la plus puissante jamais testée, est russe. Soviétique, plus exactement.

« Je crois parler pour tout le monde ici, Sergueï : qu’est-ce que tu entends exactement par ‘whooops’? »

– J’imagine qu’elle a un petit nom ?

– Eh ben même pas, figure-toi. Enfin aujourd’hui, si, on l’appelle la Tsar Bomba, mais l’URSS ne lui avait pas vraiment donné de nom cool comme les Américains savent le faire. L’Occident l’appelait le plus souvent la bombe K, en référence à Nikita Khrouchtchev. Les journaux russes parlaient en général de « la grosse bombe », et c’est aussi l’expression qu’emploie un de ses inventeurs, le physicien Andreï Sakharov.

– Inventifs, ces communistes.

– Peut-être pas quand il faut trouver des noms d’opérations secrètes un peu badass, mais pas mal, pour le reste, parce qu’ils l’ont bel et bien fait péter, la Tsar Bomba. Enfin à moitié.

– Comment ça, à moitié ?

– La version qui a été testée était volontairement dégradée. À pleine puissance, elle aurait représenté l’équivalent de 100 mégatonnes de TNT. Ils se sont contentés de l’équivalent de 50 mégatonnes environ.

– Gentil de leur part.

– Très. C’est 3125 fois plus qu’à Hiroshima. Khrouchtchev avait accepté de réduire la voilure « pour ne pas faire péter toutes les vitres à Moscou. »

– … Et ils ont lancé ce truc quand ?

– A l’aube du 30 octobre 1961, quand un bombardier russe a décollé du nord de la Russie pour foncer vers l’île arctique de Novaya Zemlya avec un petit bus scolaire sous le bide.

– Pardon ?

– Enfin l’équivalent d’un bus scolaire en termes de taille, parce que la Tsar Bomba prenait un peu de place, figure-toi.

« Et maintenant surtout ne pas éternuer… »

– Oh.

– À 11h32, le pilote a lâché le bousin avant de tailler à toute berzingue, mais alors VRAIMENT à toute berzingue, pendant que la bombe K descendait doucement, freinée par un énorme parachute pour lui laisser le temps de s’éloigner. Et une minute plus tard, boum.

– Boum ?

– Enfin BOUM, à en juger par les images déclassifiées il y a quelques années. La détonation a interrompu les communications radio avec le site d’essai pendant 40 minutes mais le caméraman qui filmait depuis une île voisine s’en souvient encore : « Une boule rouge feu de taille énorme s’est élevée et a grandi. Elle a grandi et grandi, et quand elle a atteint une taille énorme, elle s’est élevée. Derrière elle, comme un entonnoir, la terre entière semblait être aspirée. Le spectacle était fantastique, irréel, et la boule de feu ressemblait à une autre planète. C’était un spectacle surnaturel ».

– Tu dois avoir envie de changer rapidement de slip.

– Yope. A lui tout seul, le flash a duré plus d’une minute et la boule de feu dont parle le type était VRAIMENT grande : pas loin de dix kilomètres de diamètre.

– Pardon, combien ?

– Dix bornes. C’est à peu près la distance entre le nord et le sud de Paris intramuros. Grosso modo, la boule de feu représente la surface de la capitale. Je ne parle pas de souffle ou de radiation, hein. Juste la boule de chaleur. Au point zéro, celui de l’impact, le sol a été littéralement vitrifié.

– L’Enfer sur terre.

– Et en l’air. Quand le bombardier qui l’avait lâché s’est fait rattraper par le souffle, il s’est mangé une chute de 1000 mètres en quelques secondes.

– J’espère qu’il ne volait pas en rase-mottes.

– Non, il est revenu à bon port. Si les pilotes ont regardé derrière, ils ont dû halluciner : à son sommet, le champignon a atteint les 64 000 mètres d’altitude. Tu veux un dernier chiffre, pour rire ?

– Écoute je ne sais pas, pour être franc.

– Si, il est bien, celui-ci. À elle toute seule, Tsar Bomba représente 23 fois la puissance de TOUTES les bombes qui ont été lâchées sur l’Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale.

Ah oui ça secoue.

– Ils ont dû vachement aimer, les Américains.

– Oh tout le monde s’est senti un peu fragile des genoux à l’Ouest, tu sais, où la presse a globalement été unanime pour condamner ce test démesuré. Et comme l’essai a été mené à quelques jours d’Halloween, tu as eu pas mal de dessins de presse qui ont brodé sur le thème « cette sorcière de Khrouchtchev » tandis que Moscou se rengorgeait évidemment de ce record absolu, en partie pensée par Khrouchtchev pour tout de suite poser le débat avec le nouveau président, John F. Kennedy. En pleine crise de Berlin, le dirigeant soviétique annonce la couleur dans un discours public qui comprend cette formule menaçante : « Que la bombe de 100 mégatonnes pèse sur les capitalistes comme une épée de Damoclès !« .

– Ah oui, ce n’est pas d’aujourd’hui, les gros sabots russes en matière de nucléaire.

– Non. Mais la Maison Blanche l’a plutôt joué sur le mode « circulez il n’y a rien à voir ».

– Hein ?

– Yep. L’argument de Washington est le suivant : c’est bien beau de faire péter des grosses bombes mais ça ne sert à peu près à rien sur le plan technique ou stratégique. Il vaut mieux un arsenal composé de bombes plus petites, mais plus pratiques à déployer et à lancer. C’est littéralement la réponse officielle : « Il n’y a aucune difficulté à produire une bombe de 50 mégatonnes (…) Le gouvernement des États-Unis a examiné attentivement cette question il y a plusieurs années et a conclu que de telles armes ne fourniraient pas une capacité militaire essentielle. »

– Et c’est vrai ?

– C’est du gros bullshit, Sam.

– J’en étais sûr.

– Enfin pardon, je vais être plus précis : que la Tsar Bomb soit tellement démesurée que tu vois mal dans quelles circonstances tu peux l’utiliser, c’est un véritable argument et c’est effectivement la conviction d’une bonne partie des experts et des militaires occidentaux – et même russes, d’ailleurs.  Aujourd’hui, l’ogive la plus puissante de l’arsenal américain affiche une puissance de « seulement » 1,2 mégatonne. En revanche, balayer d’un geste de la main une pareille démonstration de force relève de la plus pure posture, en 1961 – il faut bien rassurer l’opinion. Mais contrairement à ce que prétend Washington à cette date, l’armée américaine tente non seulement depuis lurette de développer des bombes H aussi puissantes que la Tsar Bomb mais elle continue, tout en faisant mine d’y voir une simple opération de propagande soviétique. Et elle y a pensé depuis le début, en plus. En octobre 1944, les chercheurs de Los Alamos planchaient déjà sur des bombes à fusion théorique à fission avec des rendements de 100 mégatonnes.

– Et ils y sont arrivés ?

– Théoriquement oui, mais ils n’ont jamais mené d’essais équivalents à ceux des Russes. La bombe la plus puissante de leur petite collection, la Mk-41, affichait un potentiel de destruction équivalent à 25 mégatonnes et elle a été déployée pendant 15 ans, mais sans jamais avoir été testée à pleine puissance. Les Américains ont finalement décide de ne pas s’aligner pour la finale du concours de bites, en gros. La Tsar Bomb reste le bidule nucléaire le plus puissant à avoir jamais sauté sur cette planète.

– Ben tant mieux.

– Oui enfin…

– Enfin quoi ?

– Les États-Unis n’ont peut-être pas conçu de bombe plus puissante, mais ils ont fabriqué tout un putain d’arsenal de gigatonnes. En 1963, la puissance nucléaire américaine représentait quelque chose comme 20 000 mégatonnes, réparties dans des dizaines de milliers d’ogives en tous genres. Aujourd’hui, il se situe encore probablement autour de 2 000 mégatonnes.

– Mmmmh. Tu vois, pour les pastilles d’iode ?

– Oui ?

– Je vais aussi réquisitionner l’étage des sauces tomates.

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