De l’art ou du cochon
– Ah, c’est pas mal ce que tu as fait.
– Oui, hein ? J’ai un peu changé la déco.
– C’est plus…académique.
– Ben oui, que veux-tu. C’est la maturité, sans doute.
– Ca, ou tes posters commençaient à jaunir un peu.
– Gros malin.
Si ça intéresse quelqu’un…
– Je ne te connaissais pas ce goût pour…le style flamand du 17ème, je dirais ?
– C’est ça. Le clair-obscur, les intérieurs, et la vie quotidienne.
– C’est pas mal. Mais si tu veux mon avis, tu aurais pu aller un poil plus loin.
– Comme quoi ?
– Te procurer carrément un tableau.
– Un tableau ?
– Ben oui.
– D’un maître flamand ?
– Tant qu’à faire.
– Je crois que tu te fais un peu des idées sur mon budget déco.
– Mais non. Le tout, c’est de se donner les moyens. Regarde, par exemple, Goering.
– Attends, lequel ?
– Le pourri, l’ordure, le fumier, le haut dignitaire nazi.
– Ah, celui-là.
– Oui. Il se trouve qu’il était aussi amateur d’art. Autant dire qu’avec l’avancée des troupes allemandes et la conquête d’une bonne partie de l’Europe, il en a largement profité pour faire son marché.
– Quand je vais au marché et que je me sers à l’étal sans rien demander ni payer, les maraîchers appellent pas vraiment ça du commerce.
– Si la question est de savoir s’il a pratiqué la prédation pour alimenter sa collection, alors oui, sans vergogne. Pour autant, il est aussi passé par des intermédiaires et marchands d’art. Des marchands d’art qui étaient aussi des sympathisants nazis et refourguaient des œuvres volées à leurs propriétaires, mais au moment de les fournir au maréchal du Reich, ils le faisaient payer. Ce qui n’était pas un problème, puisqu’il avait largement profité de ses différents postes pour amasser une grande fortune. C’est ainsi qu’il avait été jusqu’à échanger plus d’une centaine d’œuvres, volées, contre un seul tableau.
– A ce taux-là, ça devait être une pièce exceptionnelle.
– Ah oui. Celle qui quelques années plus tôt avait été qualifiée d’un des plus grands chefs d’œuvre du maître Johannes Vermeer de Delft. Tu vois Vermeer ?
– Ben oui, évidemment. On connait tous au moins la Jeune fille à la perle.
Dont beaucoup pour la même raison.
– Voilà. Sauf qu’en l’occurrence ce n’était pas celui-là, mais le Christ et la femme adultère.
– Connais pas, pour le coup.
– C’est pas forcément anormal. A la fin de la guerre, on commence à trouver et recenser la collection de Goering. Et c’est du boulot, parce que cette ordure l’avait planquée un peu partout, y compris dans des bunkers, des abris, des tunnels, des mines, ou des trains. Ce n’est donc pas une mince affaire que de tout inventorier, et d’essayer d’identifier les propriétaires légitimes. Où les personnes qui ont fait office de receleur. Question qui finit par se poser pour le Christ et la femme adultère.
– Et alors ?
– Alors il s’avère que Goering l’avait acquis auprès d’un marchand d’art, Alois Miedl. Ce dernier est interrogé, et indique à son tour avoir acheté la pièce à un marchand néerlandais du nom d’Hans Van Meegeren. Qui est alors arrêté le 29 mai 1945 pour fraude, collaboration avec l’ennemi, et recel du patrimoine culturel national.
– Ca va chauffer pour lui, bien fait.
– Tu ne crois pas si bien dire, il risque rien moins que la peine de mort. Ce qu’on pourrait également appeler « un peu gros ».
– Plutôt.
– On comprend donc que dans ce genre de circonstances, il soit prêt à à peu près n’importe quelle stratégie de défense pour s’en sortir, même la plus fantaisiste.
– On aurait fait pareil. Et donc, comment il répond aux accusations ?
– Il reconnaît avoir vendu la toile.
– Hans, je ne veux pas te décourager, mais ça me paraît pas au point comme défense.
– C’est qu’il y a un mais. Il reconnaît avoir vendu la toile, mais en fait ce n’est pas un Vermeer. C’est un faux. C’est lui qui l’a fait.
– Il a fait une copie du tableau ?
– Nan. Le tableau lui-même est un faux. Pour le dire autrement, Van Meegeren explique qu’il n’y a jamais eu de Christ et la femme adultère de Vermeer. C’est lui qui a créé cette œuvre de nulle part et l’a fait passer pour une toile du maître.
– Ouais, effectivement, je comprends le gars désespéré à l’idée de se faire exécuter, mais c’est un peu ridicule.
– Ben oui, tu te doutes bien que ce tableau a été étudié et expertisé.
C’est évidemment un Vermeer, ça saute aux yeux.
– Bien tenté, Hans, mais va falloir trouver autre chose.
– C’est bien ce qu’il fait. Il propose de peindre un autre Vermeer, alors qu’il est prison.
« Il me faudrait des toiles, des pinceaux, des couleurs, une lime, de la corde, un flingue… »
Le résultat c’est le Christ au Temple. Un tableau qui…passe tout à fait pour un original.
– Un Vermeer’s Original.
– Exactement. Van Meegeren ajoute qu’il fait ça depuis des années. Certains de ses faux ont été achetés et exposés par des galeries et musées renommés, dont la Rembrandt Society. Par exemple, sa Cène (de Vermeer), ou évidemment son Christ et la femme adultère (de Vermeer).
C’est manifestement un faux, ouvrez les yeux.
– Mais enfin, comment ? Le gars il vit au 20ème siècle et il a fait des toiles censées avoir été peintes par un maître du 17ème, personne n’y a vu que du feu ?
– Eh oui. C’est que Van Meegeren était à la fois pas manchot, méticuleux, et rancunier. Il est né en 1889, et il se destine à une carrière de peintre. Il n’est pas mauvais en tant qu’artiste, et réussit à vivre de son pinceau, notamment en réalisant des portraits de clients fortunés, et surtout en tant que restaurateur d’œuvres.
– Pas si mal.
– Non, mais il voudrait vendre des œuvres originales. Or il ne perce pas auprès des critiques. Ces derniers préfèrent l’art moderne, qu’il exècre. Il en garde une certaine rancune, et décide de se venger. C’est ce qui lui donne l’idée de copier des Vermeer, ou plus exactement d’en créer. A l’époque, on ne connaît qu’une vingtaine de tableaux de Vermeer, tous profanes. Van Meegeren invente de toute pièce une première période religieuse de la carrière du maître.
– C’est-à-dire ?
– En 1937, on découvre ainsi un Vermeer inconnu, le Pèlerin d’Emmaüs. Van Meegeren dit l’avoir récupéré auprès d’une héritière qui veut s’en défaire. Les experts et critiques sont enthousiastes, puisqu’il s’agit de la première toile religieuse du maître de Delft, qui n’était jusque-là connu que pour des tableaux profanes. Abraham Bredius, qui est un des meilleurs spécialistes mondiaux de Vermeer, parle de son chef d’œuvre ultime. Dans un article aujourd’hui assez risible, il souligne l’émotion que représente pour un amoureux de l’art la découverte d’une œuvre jusque-là inconnue, en soulignant que oui, elle est assez différente des autres Vermeer, mais présente néanmoins des caractéristiques et détails qui ne laissent aucun doute.
– Uh uh, aucun doute.
– De fait, tous les experts et amateurs reconnaissent que c’est indéniablement un Vermeer. L’association des amis de Rembrandt l‘achète pour 520 000 florins, soit plus de 230 000 euros, et l’offre à la Galerie de Rotterdam.
– J’en connais un qui a fait une bonne affaire.
– Il ne s’arrête pas en si bon chemin. Entre 1937 et 1940, ce sont ainsi plusieurs Vermeer qui émergent : la Cène, Jacob bénissant Isaac, le Christ aux outrages, la Lavandière, le Lavement des pieds, puis pendant la guerre le fameux Christ et la femme adultère. Que Goering fera acheter pour l’équivalent de 1 650 000 florins, quand même. A chaque fois, prodigieux hasard providentiel, c’est ce brave Hans Van Meegeren qui fait la découverte miraculeuse.
– La chance, ça se provoque.
– Pour le moins. Tant qu’il y est, Van Meegeren fait aussi deux « authentiques » pièces de Pieter de Hooch. Avec tout ça, il devient rapidement riche.
– J’imagine. Pour autant, je ne suis pas expert ou commissaire-priseur, mais comment il s’y prend pour produire « d’authentiques » toiles du 17ème ?
– C’est le côté méticuleux. D’abord, il récupère une toile d’époque sans valeur, dont il retire la peinture à la pierre ponce, tout en conservant les imperfections et craquelures. Ca lui fournit son canevas, qui vient bien de l’époque recherchée. Ensuite, il fabrique lui-même ses couleurs, en utilisant les mêmes ingrédients qu’au 17ème : plomb, lapis-lazuli, cinabre, et autres. Ensuite, il a étudié les différents types de pinceaux utilisés par les maîtres flamands, et il fabrique les siens en véritables poils de blaireaux.
– Bien joué.
– Tout cela est effectivement bien vu, mais ça ne suffirait pas à tromper un expert. Le test utilisé pour déterminer si une toile est ancienne est alors dit « test à l’alcool ».
– Ha, j’en ai passé un certain nombre.
– Encore réussi !
– Veuillez descendre du véhicule.
– Nan, pas ceux-là. Pour faire simple, avec le temps, les pigments de peinture se polymérisent, ce qui leur permet de tenir quand on les frotte (délicatement, bande de vandales) avec un coton imbibé d’alcool. Alors que ceux qui ont été récemment appliqués se diluent. C’est donc un moyen d’estimer l’âge d’une toile. Le coup de génie de Van Meegeren consiste à ajouter de la bakélite à son vernis, puis de faire « cuire » son tableau quelque temps à 100°C. Et voilà, une patine centenaire pour finir de berner les experts.
– Malin.
– Ses révélations conduisent un certain nombre de spécialistes à manger leur chapeau et à se sentir sans doute assez bête. Mais surtout, il n’y a plus lieu de poursuivre Van Meegeren pour recel du patrimoine néerlandais, puisque son Christ et la femme adultère n’a au final rien d’une œuvre ancienne et précieuse.
– Autrement dit, le tableau qu’il a peint en cellule est une grande carte « sortez de prison ».
– Ah non.
– Comment ça ?
– Il n’a pas bradé les collections nationales, mais maintenant il est poursuivi pour faux.
– Ah. Oui ben bon j’imagine que ça vaut mieux. On ne va quand même pas le condamner à mort pour ça.
– Non, mais il prend quand même un an de prison. Qu’il ne fera pas, puisqu’il meurt d’une crise cardiaque au moment où il allait être incarcéré.
– Attends, le gars il est condamné à un an, et il allait vraiment se faire coffrer !
– Mais quel nul !
– Dommage pour tous les musées qui voulaient des Vermeer…
– Sans doute. A l’arrivée, Van Meegeren fait aujourd’hui plus figure de héros populaire aux Pays-Bas, puisqu’il a roulé les Nazis dans la farine, en plus des conservateurs. Il paraît d’ailleurs que Goering a été très choqué en apprenant qu’il s’était fait bananer.
– Oh ben oui, j’imagine, ça a dû lui faire perdre foi en l’humanité. Fumier.
One thought on “De l’art ou du cochon”
J’avais lu cette histoire dans un numéro d’OKAPI dans les années 1980. Merci pour ce rappel d’un lointain souvenir.