Delenda Carthago, la fin d’une vieille ennemie
En 146 avant notre ère, la longue guerre qui secoue le monde méditerranéen depuis plus d’un siècle, touche à son terme. Après trois ans de siège, les légions du général romain Scipion Emilien s’apprêtent à donner assaut décisif contre Carthage, capitale du peuple punique. Et cette fois, l’objectif est clair : il ne s’agit pas de l’emporter pour conclure une paix avantageuse, mais bien d’anéantir la vieille cité. Mais pourquoi tant de haine ?
C’est un rite rare, de ceux qu’on réserve aux grandes occasions. Au mois d’avril 146, Scipion Emilien procède sous les remparts de Carthage à une evocatio, sorte d’appel à la fois magique et juridique aux dieux de l’ennemi. Devant ses troupes rassemblées, le général romain s’adresse surtout à Tanit, la première des déesses puniques, pour lui promettre de lui rendre un culte, un temple et des sacrifices à Rome – pour peu qu’elle veuille bien lâcher les Carthaginois avant l’assaut final. Il faut croire que Tanit s’est laissée faiblir, parce que la vieille guerre que se livrent les deux grandes puissances méditerranéennes depuis bien douze décennies arrive à son terme.
Ennemies inévitables
Pour savoir comment tout a commencé, il faut revenir au IXe siècle avant notre ère, lorsque des colons phéniciens s’installent sur les côtes d’Afrique du Nord, à quelques lieues de l’actuelle Tunis. Tournée vers la Méditerranée et le négoce, la cité prospère, et même prospère youp la boum puisqu’il ne lui faut pas deux siècles pour que sa flotte soit devenue la plus importante de la mare nostrum. De son immense port partent et arrivent les navires qui assurent l’essentiel du trafic commercial méditerranéen, des cités du Proche-Orient aux côtes espagnoles. Et comme il n’y a pas que la thune dans la vie, Carthage s’est aussi donné les moyens de s’imposer comme puissance militaire : au gré des ans, Carthage étend son contrôle sur tout le littoral d’Afrique du Nord puis sur l’ouest de la Sicile, la Corse, la Sardaigne et tout le sud de l’Espagne actuelle.
Mais voilà, les meilleures choses ont une fin et au IIIe siècle, l’ambiance se tend un poil avec la montée en puissance d’un nouveau joueur en Méditerranée : Rome. La petite cité latine des débuts a bien grandi, au point de contrôler l’ensemble de la botte italienne et de commencer à pousser ses pions sur l’échiquier géopolitique méditerranéen. Inévitable, l’affrontement se joue en trois actes.
Acte I : Sicile, – 264. Histoire de faire les choses bien, Rome se garde bien de partir à la castagne sans trouver un bon prétexte : un appel à l’aide en l’occurrence, celui de la cité de Messine. A la fois menacée par Carthage et par Syracuse, la ville trouve que ça commence à faire un peu beaucoup. Habituée à combattre sur terre, la République romaine découvre les finesses de la guerre navale au prix de beaux ratages d’ailleurs. Mais la bataille des îles Egates place Rome en position de force. Carthage doit accepter un traité humiliant, forcée de céder la Sicile aux Romains d’une part, de verser d’autre part à Rome un tribut de guerre qui la laisse sur la paille, avec une belle crise à la clé : incapable de régler ses troupes de mercenaires, Carthage voit ces derniers se retourner contre elle… C’est la crise sur le gâteau : Rome profite des emmerdements carthaginois pour mettre la main sur la Sardaigne et la Corse.
L’acte II, c’est celui d’Hannibal. La deuxième manche mène Rome au bord du précipice lorsque le général carthaginois, aussi doué que revanchard, débarque en Espagne en 218 avant de se taper la traversée successive des Pyrénées, du Rhône et des Alpes pour fondre finalement sur l’Italie. Sa victoire au lac de Trasimène en dit long sur la violence du conflit : profitant du brouillard, Hannibal tombe sur les troupes romaines comme la vérole sur le bas-clergé breton et au soir de la bataille, on compte 20 000 légionnaires morts, sans compter quelque chose comme 10 000 prisonniers qui ont dû la sentir passer. Mais Hannibal s’enlise du côté de Capoue, Rome panse ses plaies, contre-attaque, renverse la situation et finit par porter le conflit en Afrique. En 202, la bataille de Zama signe le second échec de Carthage et la fin de la deuxième guerre punique. Le coup est encore plus violent pour l’ancienne puissance maritime : privée de flotte militaire, Carthage perd la plupart de ses possessions. Pire, la cité se voit privée du droit de faire la guerre sans l’autorisation de Rome.
Le coup des figues fraîches
Et pourtant : à Rome, une partie des sénateurs redoutent toujours le retour de leur vieille ennemie, réputée perfide et sournoise – on parle de punica fide, de foi punique, pour évoquer la mauvaise foi. À longueur de séance, plusieurs orateurs ne cessent d’alerter sur le danger que représente toujours Carthage à leurs yeux. Un sénateur surtout exhorte ses collègues à prendre conscience du danger : Caton l’Ancien, qui termine quel que soit le sujet tous ses discours par une même formule : delenda est Carthago. Il faut détruire Carthage.
Alors âgé de 80 ans, le vieil homme a quelques raisons objectives de s’inquiéter. Expédié en mission en Afrique en 152, ce vétéran de la deuxième guerre punique a été stupéfait de voir avec quelle rapidité Carthage s’était remise de sa dernière défaite. En quelques décennies, la ville est redevenue une cité marchande splendie et florissante, « riche de jeunes gens, débordant de richesses et pullulant d’armes ». La ville est tenue par des familles dont les ambitions inquiètent d’autant plus le vieil orateur qu’elles restent bien imprécises – et peut-être parfaitement fantasmées. Pire, les coutumes et les mœurs des Carthaginois révulsent Caton, qui n’y voit que dépravation, mollesse et corruption – une menace à ses yeux pour les valeurs romaines.
Il est temps d’en finir : à son retour d’Afrique, en plein Sénat, Caton laisse tomber quelques figues gorgées de jus, comme échappées par mégarde des plis de sa toge. Et lorsque ses collègues s’extasient de leur taille et de leur beauté, Caton marque les esprits : il a ramené ces figues de Carthage, jure-t-il. Et si elles sont encore si fraîches et si appétissantes, c’est parce que Carthage n’est qu’à trois jours de Rome. Caton a probablement menti – la traversée prend au mieux six jours et il y a toutes les chances que les fameuses figues soient venues de ses propres plantations, à quelques miles de Rome. Mais qu’importe : le souvenir d’Hannibal est ravivé. Dans le doute, il faut raser Carthage.
Billard à trois bandes
Encore faut-il un prétexte : officiellement, Rome ne s’engage jamais que dans des guerres justes – pas nécessairement justifiées, attention. Disons plutôt conformes droit et à la religion. Des guerres déclarées et menées dans les règles, en gros, ce qui inspirera à Cicéron une formule qui ne craint pas le paradoxe : « Les Romains ont conquis leur empire en défendant leurs alliés ». Pour aller poutrer une bonne foi sa meilleure ennemie, Rome va exploiter le contexte géopolitique africain. Sortie largement perdante du conflit précédent, Carthage a vite été confrontée à la montée en puissance du royaume de Numidie, allié de Rome, qui commence à mordre sur son arrière-pays. Face à ces intrusions, la ville réclame alors à Rome une aide qui ne lui est bien entendu pas accordée, la République refusant sèchement de se retourner contre les Numides*.
Acculée, Carthage n’a plus d’autre choix que de se défendre seule, et lance des troupes contre les Numides. Rome tient son prétexte : techniquement, Carthage vient de violer le traité qui lui interdisait de combattre sans autorisation du Sénat romain…
Carthage, qui voit venir un merdier hors catégorie, multiplie pourtant les démonstrations de bonne volonté. La ville accepte de livrer 500 otages choisis dans les familles les plus en vue, et abandonne même l’essentiel de son armement en 149, au lendemain du débarquement des troupes romaines. Mais rien n’y fait et la cité comprend un peu tard que Rome a déjà décidé de son sort. Les consuls déposent un ultimatum : soit les Carthaginois abandonnent une ville et un port promis à la destruction pour s’installer à l’intérieur des terres, soit les légions lanceront l’assaut. Pour les Carthaginois, l’idée d’être réduit à une sorte de colonie agricole est évidemment inacceptable. Abandonner une cité vieille de six siècles, c’est abandonner son identité même, ses dieux et ses temples.
Guerre totale
A la naïveté de Carthage répond l’arrogance romaine. La République a considérablement sous-estimé la résistance inouïe que la cité punique décide de lui opposer. Alors que les officiers romains s’attendaient au mieux à une capitulation immédiate, au pire à une victoire rapide, Carthage assiégée résiste pendant… trois ans au double blocus que cherche à lui imposer son ennemie jurée, sur terre et sur mer.
Soudés, les 300 000 Carthaginois se retranchent derrière la triple ligne de défense qui les protège, dont une muraille de huit mètres d’épaisseur, et entrent dans une logique de guerre totale. « Libérés », les esclaves sont aussitôt enrôlés dans une armée montée dans l’urgence. L’ensemble de la puissance économique est mis au service de l’effort de guerre. On coupe les cheveux des femmes pour tisser des cordages, on abat les charpentes des maisons pour récupérer les poutres qui alimentent les chantiers navals et l’ensemble des artisans fabriquent des armes – les chercheurs ont calculé qu’au plus fort de l’effort de guerre, 300 épées, 500 lances, 140 boucliers et 1000 projectiles de catapulte sortaient chaque jour des ateliers d’une ville décidée à vaincre ou à mourir. Et ça fonctionne : pendant deux ans, Carthage parvient à se ravitailler en eau et en nourriture en se jouant d’un blocus romain peu efficace.
Gonflée au-delà de toute expression, Rome confie alors le commandement à un nouveau général, Scipion Emilien, dont l’énergie et le sens tactique change la donne. Après avoir nettoyé l’arrière-pays pour mettre fin au harcèlement constant qui épuise les légions romaines, il remet à l’ordre du jour un vieux proverbe romain qui veut que « les guerres se gagnent autant avec des pioches qu’avec des armes ». Pour isoler réellement la ville, cette fois, il fait construire une longue digue qui lui permet de mieux contrôler le port, avant de faire ériger une longue ligne de fortifications côté terre. Le dernier coup de dé des Carthaginois, qui décident tout de même de percer leurs propres murailles portuaires pour tenter de se ravitailler par la mer, surprend un temps les Romains mais échoue pourtant.
Hasdrubal le Béotarque (c’est beau, hein ?), le commandant de la vieille cité africaine, réagit brutalement : il met en scène l’exécution de quelques centaines de prisonniers romains, torturés et mutilés au sommet des remparts, avant d’être jetés encore vivants sur leurs camarades impuissants.
La fin de Carthage
Mais cette fois, Carthage étouffe. En avril 146, Scipion juge que sa proie est aussi mûre que les figues du vieux Caton. Au lendemain de l’evocatio, les légions lancent l’assaut en visant le port de commerce la ville, qu’Hasdrubal fait incendier pour freiner la percée romaine. Mais rien n’y fait : en taillant dans les rangs d’ennemis épuisés par la faim, les légionnaires prennent le port de guerre, puis la ville basse – et l’enfer commence.
Les légionnaires découvrent avec surprise que malgré l’épuisement, la famine et la soif, la population est prête à tout. Le lacis de rues étroites de la vieille ville favorise les défenseurs face à des assaillants qui maitrisent mal les aléas du combat de rues et découvrent à leurs dépens qu’on leur a un peu trop vendu l’idée d’une ville peuplée d’habitants amollis, paresseux et lâches. Un déluge s’abat des toits sur les Romains, assommés par les pierres, les briques et les lourdes tuiles que leur lancent des femmes et des enfants désespérés. Les légionnaires doivent avancer maison par maison, ruelle par ruelle dans une ville où les pillages et les massacres succèdent aux viols et aux incendies. Sur l’agora, des soldats attaquent à la pointe du glaive les feuilles d’or qui recouvrent le temple d’Apollon. Partout, on égorge et on tue sans distinction, des vieillards aux nouveau-nés.
Ralentie, l’avancée romaine reste inexorable – il faut tout de même six jours et six nuits aux légions pour enfin encercler le dernier bastion, la dernière citadelle, au sommet de la colline de Byrsa. Les murailles tombent pourtant, sapées par les hommes du génie. Il ne reste bientôt plus que le saint des saints de la ville, le temple d’Eshmoun, où quelques poignées d’hommes résistent encore.
Hasdrubal, alors cède enfin et s’avance pour parlementer, acceptant de se rendre et d’abandonner le dernier carré des défenseurs lorsqu’on lui promet la vie sauve. Suit alors un moment beau et tragique comme l’antique lorsque sa femme profite d’un bref moment de répit pour s’adresser à Scipion Emilien : « Je ne te souhaite, ô Romain, que toutes prospérités car tu ne fais qu’user des droits de la guerre. Mais je prie les dieux de Carthage et toi-même de punir comme il se doit, Hasdrubal, qui a trahi sa patrie, ses dieux, sa femme et ses enfants ». Dans l’instant qui suit, l’épouse du dernier maître de Carthage se précipite avec ses enfants dans le brasier qui ravage le temple.
Destruction méthodique
Une légende tenace veut que les Romains aient alors labouré et salé le sol de Carthage pour le stériliser. Elle est fausse, ne serait-ce que parce que l’opération aurait coûté extrêmement cher, mais révélatrice de la violence romaine. Après avoir massacré 150 000 habitants et réduit les autres en esclavage, les légions commencent à raser systématiquement ce qui reste d’une ville qu’ils laissent d’abord cramer pendant 17 jours. Maudite, pillée par des soldats chauffés à blanc par trois ans de siège, la ville est vouée aux divinités souterraines et à Jupiter. Tandis que « Carthage entre dans la nuit », pour reprendre l’expression de l’historien Serge Lancel, ses anciennes possessions forment une nouvelle province romaine, Africa Pronsularis. Utique, l’ancienne rivale de Carthage, devient le port le plus important d’Afrique du Nord. Rome, elle devient la principale puissance maritime de Méditerranée.
Un temps abandonné, le site de Carthage va pourtant connaître une renaissance grâce aux… Romains, conscients qu’on n’abandonne pas comme ça un emplacement aussi favorable. Vingt ans après la chute de la ville, les Gracques tentent d’installer une nouvelle colonie au-dessus des ruines, sans succès. C’est sous Auguste, autour de -20 avant notre ère, que le projet rend véritablement forme avec la fondation de Colonia Julia Carthago. La romanisation de l’Afrique du nord ne fait que commencer.
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* Pardon.
One thought on “Delenda Carthago, la fin d’une vieille ennemie”
« Il ne faut pas parler sèchement à un Numide » (dans Le Domaine des Dieux). J’aime beaucoup la placer également.
Merci pour tout ce que vous faites.
Groquick, d’Amiens