Des trous dans le drapeau

Des trous dans le drapeau

– Je crois que je ne m’y ferai jamais.

– A quoi ?

– A la manie des Américains de flanquer leur drapeau partout dans leurs films. C’est à la limite de l’obsession Hollywoodo-patriotarde. Une bannière étoilée de ci de là je ne dis pas, mais tu prends Top Gun ou Independance Day, ça devient grotesque.

– C’est vrai que même des heures après, tu continues de voir des étoiles et des bandes rouges et blanches. De la persistance rétinienne, en gros.

– Et c’est toujours d’une finesse achevée. Tu te souviens de Rocky IV, quand Stallone défonce le grand vilain méchant russe glacial et implacable ? Son short est littéralement un drapeau américain.

– Ceci dit, on doit pouvoir réduire le volume de 80 % rien qu’en virant les films de Michael Bay de la liste. Et puis qu’est-ce que tu veux, ils l’adorent, leur bannière. C’en est au point qu’ils se reposent régulièrement la question de savoir si le cramer ou l’abîmer doit devenir un crime fédéral.

– Je veux bien qu’ils se posent la question mais ils vont avoir un sérieux problème pour savoir quel modèle ça concerne.

– Comment ça quel modèle ? Ben leur drapeau, quoi. 50 étoiles, du bleu du blanc du rouge…

– Il y en a eu 39 versions successives, Sam.

– Ah tout de même.

Too much information :
Michael Bay vient de faire un AVC.

– Et puis le respect du drapeau, je veux bien, m’enfin ça ne les a pas empêchés de faire parfois strictement n’importe quoi avec.

– Tu penses encore à Michael Bay ?

– Non, je pense au fait qu’ils ont découpé en petits bouts un de leurs trésors historiques les plus célèbres pour faire plaisir aux copains.

– Pardon ?

– Tu connais le nom de l’hymne national américain ?

– The Star-Spangled Banner ?

– Tout juste, la bannière étoilée en VF. Quand je te dis qu’ils sont dingues de leur drapeau… Et l’hymne en question ne date pas de la Guerre d’indépendance mais de la guerre anglo-américaine.

– Ce n’est pas la même chose ?

– Ah non. Ils se sont foutus sur la gueule deux fois avec les sujets de Sa Majesté, la première en 1776 pour vivre leur vie, la deuxième en 1812 pour une foule de raisons que j’aurais du mal à résumer ici. Gag amusant, la mélodie de l’hymne vient tout droit des pubs britanniques et d’une chanson à boire qui faisait fureur dans les tavernes. Mais son texte, lui date de la guerre de 1812. Enfin presque : il a été écrit en 1814 par un avocat, Francis Scott Key, inspiré par le spectacle d’une immense bannière américaine qui flottait imperturbablement dans le ciel de Baltimore pendant que tous les canons de la marine britannique bombardaient Fort McHenry. Ce drapeau-là, pour être exact – le monsieur devant te donne une idée de ses dimensions, ça représente à peu près le quart d’un terrain de basket. Et si tu veux tout savoir, il a été cousu en huit semaine avec du coton américain et de la laine importée d’Angleterre [1] par une certaine Mary Pickersgill pour la somme pas si modique que ça de 405,90 dollars.

– Ils ont un vrai problème avec la taille, non ? Sinon, ça devait effectivement, pilonner sec, il a l’air troué de partout.

– Sauf que ça n’est pas uniquement à cause de la mitraille, Sam. Pas du tout, en fait. Il n’y a pas une seule balle, pas un seul boulet de canon qui a traversé ce drapeau.

– Ah ? Ben toujours en parlant de taille, tu sens qu’ils ont de sacrées grosses mites, aux Etats-Unis, si tu veux mon avis.

– Ce ne sont pas des mites non plus, patate.

– Heureusement, parce qu’on passerait son temps à secouer les mites de nos habits.

– On ne l’a pas vu venir du tout, celle-ci, Sam.

– Pardon. Bon, si ce n’est ni à cause de la mitraille, ni à cause des mites, elle est trouée à cause de quoi, leur nappe géante, là ?

– C’est une longue histoire qui commence juste après le siège de Fort McHenry. L’officier qui l’avait défendu avec succès contre les Anglais, Georges Armistead, a acheté l’immense drapeau qui symbolisait à la fois sa victoire et la nation américaine, en guise de souvenir. Tu noteras qu’il compte bien moins d’étoiles qu’aujourd’hui, 15 – ou plutôt 14 puisqu’il y a un gros trou à la place de la dernière. Le chiffre correspondait au nombre d’états qui composaient les Etats-Unis en 1812.

– T’as vu la taille du truc ? Fallait un grand tiroir.

– Je ne me fais pas trop de soucis pour son niveau de vie. En revanche, il n’en pas profité longtemps puisqu’il a cassé sa pipe en 1818, ce qui a permis à sa veuve, puis à sa fille Georgina d’hériter d’un drapeau glorieux. Glorieux et célèbre : le Star-Splanged Banner ne deviendra officiellement l’hymne américain qu’en 1931, mais la chanson devient de plus en plus connue dans tout le pays au cours du 19e siècle. Ce qui renforce encore la place particulière qu’occupe la bannière de Baltimore dans le cœur des Américains, ces grands sensibles.

– Je ne comprends toujours pas pourquoi il y a des trous dedans.

– Pas que des trous. Il était large de 13 mètres à l’origine, il n’en fait plus que 10 aujourd’hui. Tiens, regarde, on voit la différence ici avec ses dimensions originales.

Toujours dans la catégorie « sabotons un symbole historique », le petit V rouge est en fait un A pour Armistead, tissé par la veuve du colonel comme on coud une étiquette sur les vêtements des gosses.

– Enfin mais pourquoi ?

– Parce qu’ils ont eux-mêmes saboté leur propre trésor national, Sam.

– Mais ENFIN.

– Plus la notoriété du drapeau grandissait, plus les héritiers de Georges Armistead étaient sous pression. Tout le monde leur réclamait un morceau de la bannière étoilée.

– Oui enfin on n’a pas toujours ce qu’on veut. Quand je réclame un autre whisky au barman, tu noteras qu’il y a toujours un moment où le barman refuse.

– Souvent trop tard, si tu veux mon avis. Autre temps, autres mœurs, Sam. Les héritiers du lieutenant-colonel Armistead ont accepté d’envoyer des petits bouts à ceux qui en demandaient. Oh pas à tout le monde et en tout cas pas aux pékins moyens, mais il y a un paquet de députés, de sénateurs ou de vétérans qui doivent encore avoir aujourd’hui dans leurs greniers des morceaux originaux du drapeau de Fort McHenry. Tu vois les morceaux du mur de Berlin. Même réflexe. Les gens voulaient avoir un petit morceau d’histoire chez eux, quitte à saccager la plus célèbre bannière américaine. Et voilà pourquoi il est sérieusement raccourci et troué de partout : en quarante ans, de 1861 à 1907, la famille de Georges Armistead en a quand même découpé l’équivalent de 18 mètres carrés…

– Purée c’est plus que la surface de mon premier studio.

– Un autre haut-lieu historique, si ma mémoire est bonne.

– Andouille. Et le massacre s’est fini comment ?

– Quand les conservateurs du Smithsonian Institute ont fini par hériter du drapeau, en 1907. Il était dans un sale état, au point que le musée a dû procéder à plusieurs restaurations au cours du 20e siècle. Il y est toujours exposé aujourd’hui, avec treize des morceaux qui ont été découpés dedans,  récupérés à droite ou à gauche.


[1] Ô, ironie.

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