Du poulet au Bacon

Du poulet au Bacon

Il y a bien des façons de quitter ce bas-monde et certaines morts sont suffisamment originales pour avoir quelque peu occulté la vie de personnages qui avaient pourtant marqué leur époque pour d’autres raisons. Il y a même de jolis Darwin Awards à signaler du côté de Pline l’Ancien, dit Pline l’Étouffé [1], de Charles VIII l’Affable, dit le Bugné [2] ou de Keith Relf, dit le Grillé [3].

Ceci dit, dans la longue série des morts lamentables, il y en a un qui s’en sort bien : Francis Bacon. Mais si, Francis Bacon. Le 17e siècle. L’Angleterre. Elisabeth 1ère. Jacques 1er Stuart. Francis Bacon, enfin ! Lord chancelier, logicien, métaphysicien, philosophe et surtout scientifique de talent. Le fondateur de la méthode scientifique moderne, tout simplement, et le premier à concevoir la science comme une œuvre collective plutôt que solitaire.

Et comme nous sommes des rats mouillés qui ne respectent rien, il est absolument hors de question que nous laissions dans l’ombre le détail de son trépas, résumé avec une merveilleuse pudeur dans l’article de Wikipédia qui lui est consacré : « Il mourut le 9 avril 1626, à la suite d’expériences de physique qu’il avait faites avec trop d’ardeur. »

Tu parles, oui.

Il est mort à cause d’un poulet froid.

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Pour vous situer la chose, nous sommes en avril 1626 au nord de Londres, du côté de Highgate, où Bacon possède un manoir qu’il ne quitte plus beaucoup. Il a 65 ans, ce qui n’est pas tout jeune au 17e siècle, et sort d’une série d’épreuves politiques suffisamment marquantes pour ne pas avoir la moindre envie de remettre les pieds dans le marigot de la politique londonienne. Sa disgrâce a un avantage non négligeable, celui de lui permettre d’avancer dans ses travaux philosophiques et scientifiques.

On doit l’histoire des circonstances de la mort de Bacon à un écrivain contemporain, John Aubrey, un érudit et un écrivain qui dressa le portrait de plusieurs des savants de son époque dans un recueil de courtes biographies, Brief Lives. Il y a un petit côté Marquise de Sévigné en moins langue de pute chez Aubrey : sa spécialité, c’est le portrait, l’anecdote, le petit détail qui donne de la couleur à des biographies plutôt enlevées et drôles, franches et directes, mais sans méchanceté.

Et voilà ce que raconte Aubrey. Au tout début du printemps 1626, Bacon rentre d’un déplacement à Londres en compagnie du médecin du roi, le Dr. Winterbourne. Le temps est dégueulasse, même pour l’Angleterre, il neige à gros flocons et les deux hommes en profitent pour discuter d’un sujet qui anime la communauté scientifique de l’époque : le froid peut-il conserver les aliments au même titre que le sel ou le fumage ?

D’après Aubrey, les deux hommes s’emballèrent tellement dans leur discussion qu’ils décidèrent de tente l’expérience séance tenante. Ils firent stopper leur voiture près d’une ferme en contre-bas de Highgate pour y acheter un poulet, poulet qu’ils firent dûment vider par la propriétaire. Une fois la bestiole débarrassée de ses plumes et de sa tripaille, Bacon passa un bon moment dehors à lui bourrer le croupion de neige, histoire de démontrer sa théorie au cours des jours suivants.

Boum : la science.

Sauf qu’à jouer au con dans la neige, on attrape la mort, tous les parents affolés qui voient leurs mômes partir pour leur cours de ski vêtu d’un simple slip ou à peu près vous le diront. Et Aubrey de continuer : « la neige le refroidit tellement qu’il tomba aussitôt malade, de façon si extrême qu’il ne put retourner à son logement mais se rendit dans la maison de lord Arundel, à Highgate où on ne le coucha pas dans un bon lit chauffé à la poêle mais dans un lit humide (…) ce qui lui donna un tel rhume qu’il mourut de pneumonie en deux ou trois jours ».

Et voilà comment on meurt pour la science et pour l’industrie du surgelé. Bon, me direz-vous, c’est bien beau tout ça, mais tout repose sur le témoignage d’un homme qui n’était pas là et qui ne fait que relater une rumeur, sans qu’on puisse vraiment mesurer le degré de fiabilité de ses sources – Aubrey a souvent été accusé de faire preuve d’une certaine naïveté.

Sauf que.

C’est en fait Bacon lui-même qui conforme la chose dans l’une de ses dernières lettres, dictée sur son lit de mort à un secrétaire, à un moment où le malheureux savant souffre le martyre. Dans ce courrier expédié au propriétaire de la maison qui l’abrite, le collectionneur lord Arundel, Bacon écrit ceci, mot pour mot : « Milord, il était dans ma destinée de finir comme Pline l’Ancien, qui mourut pour s’être trop approché du Vésuve, afin d’en mieux observer l’éruption. Je m’occupais avec ardeur d’une ou deux expériences sur l’endurcissement et la conservation des corps et tout me réussissait à souhait, quand, chemin faisant il me prit, entre Londres et Highgate, un si grand vomissement, que je ne sais si je dois l’attribuer à la pierre [4], à une indigestion, au froid ou à tous les trois ensemble. »

Alors évidemment, vous me direz que ça reste flou. Il n’empêche que Bacon lui-même confirme bel et bien qu’il travaillait sur la congélation des aliments et qu’il s’est légèrement laissé emporter par l’enthousiasme « chemin faisant », ce qui plaide fortement en faveur de la Théorie du Poulet (Chicken Theory).  Autre élément concluant : le témoignage de son secrétaire, William Rowley : dans sa biographie de Bacon, Rowley confirme bien que Bacon est bien mort dans la maison de Lord Arundel, comme l’écrit Aubrey, dont les sources semblent plutôt bien informées.

Bref : le poulet, ça ne va pas avec le Bacon.  


[1] Lorsque le Vésuve ravagea Pompéi et la baie de Naples, Pline traversa en bateau et mourut sur le rivage, probablement asphyxié par les gaz rejetés par l’explosion.

[2] Charles VIII eut un beau matin l’excellente idée de cavaler tel un jeune chien fou dans les couloirs d’Amboise avant de se manger un linteau. Et paf le Charles.

[3] Le chanteur des Yardbirds est mort électrocuté par sa guitare électrique en 1976, deux ans avant que Cloclo ne fasse encore monter le ridicule de quelques volts. Ce n’est pas chez AC/DC qu’on verrait des trucs pareils.

[4] La lithiase urinaire, aujourd’hui. Des calculs, quoi.

6 réflexions sur « Du poulet au Bacon »

  1. C’est traduit en français, John Aubrey ? Parce que comme tu en parles, ça donne envie et on est un peu en manque de bouquins ces temps-ci, notre PDLAL ne dépasse pas les deux cent cinquante.

    1. Je te répondrai quand et seulement quand tu auras rajouté 23 Pratchett sur la pile, vieux. (En fait : oui, John Aubrey, Vies brèves, Obsidiane, 1989

  2. Au rayon des morts « spéciales » de scientifiques, les tchèques utilisent l’expression « Je ne veux pas mourir comme Tycho Brahe » pour dire qu’ils ont envie de pisser.

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