Great balls of fire

Great balls of fire

– « Dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin lorsque à la lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être ; sa respiration pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres. » Oh, bonjour, Sam. Tartine ?

– Laisse-moi deviner. Tu prépares le scénario de ton prochain jeu de rôle et c’est le moment où tous les joueurs se mangent un D10 de dégâts de santé mentale dans la tcheûle ?

– Mais pas du tout, enfin, je relis Frankenstein.

– D’accord, mais pourquoi tu tiens absolument à dire des trucs comme « créature inerte » ou « œil jaune et terne » à la table du petit déjeuner un dimanche avant neuf heures ?

– Pour que tu me laisses plus de tartines.

– Ça se tiendrait si j’étais encore sensible à tes horreurs de l’aube. Mais je me suis comme qui dirait désensibilisé, à force, tu vois ?

– On parie ? C’est lié à Frankenstein, justement.

– Je sais que je devrais dire non. Je le sais. Mais va savoir pourquoi je me fais toujours avoir.

– Franchement, on a déjà fait plus atroce ici mais je ne garantis pas l’absence d’une petite sensation de picotement.

– Où ça, exactement, le picotement ?

– Ah, un homme méfiant, j’aime ça. Au niveau des oreilles.

– Bien.

– Nous sommes au tout début du 19e siècle.

– C’est aussi l’avis de la Cour suprême américaine, manifestement.

– Certes, mais je te parlais en l’occurrence de l’Europe du début du 19e siècle, même si l’histoire démarre en réalité un peu plus tôt. Dans la foulée des travaux de l’honorable Benjamin Franklin, ça fait bien cinquante ans que l’Europe s’est prise de passion pour l’électricité, disons depuis le milieu du 18e siècle. En 1791, l’anatomiste italien Luigi Galvani s’est taillé un franc succès avec des grenouilles.

– Aaah la sauce à l’ail. Une petite merveille.

– Les braves bêtes finissaient peut-être dans une poêle à la fin, mais quand il s’agit de prendre la sauce, Galvani faisait plutôt dans l’expérience scientifique que culinaire.  Ce brave homme s’est rendu célèbre en décapitant des grenouilles avant de les brancher sur courant continu, histoire de montrer que des décharges électriques peuvent provoquer des contractions musculaires post mortem.

– Yeurgh.

– Je n’ai pas dit que c’était ragoûtant, mais ça prouve que le fonctionnement nerveux et les mouvements des êtres vivants ont un lien avec l’électricité.  Ce qu’on appelle le « galvanisme » bouleverse les convictions. Du côté des arts, ça donne quelques chefs d’œuvre comme le Frankenstein de Mary Shelley, dont je lisais l’un des passages les plus célèbres et les plus frappants du roman qu’elle a écrit en quelques jours et à 19 ans sur les bords du lac de Constance, à l’été 1816. Côté sciences, ça débouche sur une foule de débats et d’expériences un poil extrêmes.

– Plus extrêmes que de guillotiner des grenouilles ?

– Oh oui. Tiens, tu connais Johann Wilhelm Ritter ?

– Nope.

– Unphilosophe et physicien prussien qui partageait l’amour de Mary Shelley pour la fameuse « étincelle de vie » qui anime le puzzle de bidoche morte que le Dr Frankenstein réveille, pour son plus grand malheur – « spark of being » en anglais.

It’s aliiiiiiiiiiive.

– Mais il ne réveille pas le monstre avec de l’électricité, si ?

– Ah c’est un vieux débat. C’est effectivement le cinéma qui a imposé le cliché de la foudre qui donne vie à la créature, ce que Mary Shelley ne précise pas du tout dans le roman. Ce qu’on sait en revanche, c’est que Mary est une jeune femme cultivée qui a comme bien d’autres suivi l’évolution du débat scientifique qui anime l’Europe depuis les travaux de Galvani. Déjà vieux d’un quart de siècle, ceux-ci ont établi un lien entre le vivant et le courant électrique, ouvrant un champ qui fascine et qui terrorise à la fois. Et Mary avait sans doute entendu parlé d’une expérience glauquissime de 1803, lorsque le neveu de Galvani, Giovanni Aldini, a semblé ramener à la vie le corps d’un condamné à mort fraîchement pendu, Georges Foster. Le corps a été agité par des soubresauts quelques secondes, rendant soudain beaucoup moins nette que ce qu’on croyait la frontière qui sépare la vie de la mort. Si on peut réveiller le corps, pourquoi ne ranimerait-on pas l’âme ?

– Plus jamais je dors.

– Un grand garçon comme toi, allons. C’est dans ce contexte un rien exalté que Johann Wilhelm Ritter entre en scène. Né en Silésie en 1776, Johann fait très vite preuve d’un intérêt profond pour la science ; entré à 14 ans comme apprenti chez un apothicaire, il s’y frotte aux fondamentaux de la chimie avant de s’inscrire en médecine à l’université d’Iéna où il multiplie les expériences les plus variées, aux frontières de la chimie, de la physique, de l’anatomie et de l’électricité.

– Ça commence exactement comme Frankenstein, tu sais ?

– Non, sans blague ? À croire que Mary Shelley lisait les journaux. Bref : si son parcours d’autodidacte vaut à Ritter de solides ennemis dans les cercles scientifiques conservateurs, son enthousiasme lui ouvre des portes et lui vaut l’estime de grandes figures de la philosophie et du romantisme allemand, de Goethe à Alexander von Humboldt en passant par Friedrich Schelling, principal artisan de la Naturphilosophie.

– La pardon ?

– Un courant de pensée typique du romantisme allemand, construite en réaction à la conception très rationnelle et mécaniste de la science moderne. En gros, ça repose sur la conviction que le divin et la science se frôle constamment, et que la frontière entre le matériel et le spirituel n’a aucun sens. Pour Ritter comme pour Schelling, il n’y a aucune limite entre l’inerte et le vivant. Et l’électricité permet de faire joujou avec.

– On dirait un mec qui construit son personnage de Nécromancien niveau 1.

« Bonjour, c’est pour installer le compteur Linky. »

– Oui, ça ressemble. Cela dit, les recherches de Ritter le conduisent à d’authentiques percées, saluées par un Goethe qui écrit à son sujet que le jeune homme « a quelque chose d’étonnant qui en fait un firmament de savoir descendu sur terre ». Très jeune, Ritter devient célèbre au grand dam des universités et des sociétés savantes, il multiplie les découvertes, posant notamment les bases de la galvanoplastie, procédé qui consiste à recouvrir un objet de métal en le plongeant dans une solution traversée par un courant électrique. En mai 1801, il est le premier à énoncer une loi fondamentale de la thermodynamique, la loi de Volta – des mois avant son homologue italien. La même année, il met au point un prototype de pile sèche. En 1802, il découvre l’existence des « rayons oxydants » – nos ultraviolets – distincts des rayons thermiques (infrarouges) découverts deux ans plus tôt par William Herschel. L’année suivante, il réalise un premier modèle de pile chargée, préfigurant ainsi les accumulateurs modernes.

– Ah oui, tout de même.

– Oui, on ne parle pas du premier exalté venu. Et en 1804, il obtient enfin une reconnaissance scientifique officielle en étant élu membre ordinaire de l’Académie bavaroise des sciences.

– Pas le genre de gars à se lancer dans des expériences occultes, quoi.

– Alors…

– Quoi, c’est le genre de gars à se lancer dans des expériences occultes ?

– Confidentielles, disons. Dans le secret de son laboratoire, ses espérances tournent à l’étrange, au point d’inquiéter ses proches. Ritter, dont un visiteur décrit le cadre quotidien comme « une pièce ignoble et lugubre où git indistinctement un fatras invraisemblable de livres, d’instruments et de bouteilles de vin » est le plus souvent dans « un état d’agitation indescriptible, hostile et maussade. Il ne cesse de boire du vin, du café, de la bière et toutes sortes de boissons. »

– Marrant, ça me rappelle quelqu’…

– Attention Sam.

 – OH CA VA ON PEUT TAQUINER.

– Je n’en suis pas encore à m’électrocuter moi-même.

– Pas volontairement, du m… Attends, quoi ?

– Il y a une certaine forme de logique. Finalement, quel meilleur sujet que soi-même pour tester les effets de l’électricité ?

– Ben les grenouilles, je ne dis pas que c’est nécessairement très moral, mais ça me semble… mieux ?

– Un peu d’ambition, Sam. Équipé d’une pile déclinée du modèle imaginé par Volta, Ritter entreprend donc d’exposer systématiquement son corps au courant électrique.

– Quelles parties, exactement ? Non, attends, ne réponds pas.

– Il commence par toucher sa pile du bout de la langue.

– C’est une contrepèterie, c’est ça ?

– Même pas, mais je peux te dire qu’il entretient ses boîtes de piles. L’expérience lui procure une impression de saveur acide sur le bout de la langue et il doit y voir un signe encourageant, parce qu’il s’enfonce ensuite des fils électriques dans les narines, notant consciemment que l’électricité le fait alors éternuer.

– Note que si le Covid nous a appris quelque chose, c’est que n’importe quoi te fait éternuer quand on te l’enfonce dans les narines.

– Les choses sérieuses commencent ensuite, lorsque Ritter s’électrocute les yeux.

– MAIS PARDON ?

– Oui, et ça lui fait voit toute une série de couleurs étranges qui semblent nager dans son champ de vision, un peu comme toi quand tu fumes tes drôles de cigarettes. Et comme Ritter ne recule pas devant grand-chose, il décide presque naturellement de connecter les fils de sa pile à ses parties génitales, enveloppée dans un linge trempé de lait tiède.

– Attends, il s’électrocute les précieuses ?

– Oui, et l’expérience lui semble étonnamment agréable, d’ailleurs.

– Ah bon.

– Voire davantage. Quelques jours plus tard, Ritter écrit en tout cas fièrement à son éditeur pour lui annoncer qu’il « épousera à nouveau sa batterie le lendemain ».

– Je sais qu’il ne faut pas juger, je sais qu’il… Mais enfin. MAIS ENFIN.

– Oh il ne fait de mal à personne et si ça en était resté là, ma foi, on a déjà vu plus étonnant. Mais le jeune homme s’acharne et multiplie les expériences en poussant l’intensité du courant à des niveaux dangereux et en s’électrocutant toujours plus longuement, au point d’avoir recours à des doses d’opium de plus en plus puissantes pour supporter la douleur.

– Mais il n’a pas fini par se foutre en l’air, à ce rythme ?

– Alors si la question est de savoir s’il a poussé le courant un peu trop fort jusqu’au jour où son squelette s’est mis à clignoter dans le noir, non. Mais son organisme, déjà bien fatigué par son mode de vie, a ramassé. Ses écrits témoignent d’un délabrement général. Ses migraines et ses crampes d’estomac se multiplient, des spasmes musculaires imprévisibles l’empêchent de dormir, et ses membres restent parfois engourdis plusieurs heures. Ses poumons se remplissent d’un mucus qu’il a de plus en plus de mal évacuer. Il perd assez vite l’essentiel du sens du toucher, au niveau de la bouche et de la langue. Et il lui arrive de passer parfois plusieurs jours sans pouvoir bouger de son lit après une nuit plus électrique que les autres.

– Là encore, ça me rappelle quelqu…

– SAM.

– Rooooh bon. Il a fini par se calmer ?

– Oh oui, le 23 janvier 1810 à Munich.

– C’est précis.

– Ben forcément, c’est le jour où il est tombé raide mort à 33 ans à peine.

2 réflexions sur « Great balls of fire »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.