Gunness is not that good for you

Gunness is not that good for you

– « Belles, belles, belles, belles comme le joooooour… »

– Parole, je ne suis pas un homme violent mais si tu n’arrêtes pas ça tout de suite, je vais encore devoir te frapper avec un truc contondant comme disons la machine à laver.

– « Belles, beeeeelles, belles, belles comme l’amooooou…» OUAILLE NON MAIS CA VA PAS NON.

– Je veux seulement te faire comprendre que cette colocation ne peut fonctionner qu’en mettant en place des règles draconiennes, mais fondamentales. Cloclo à bout portant, c’est non.

– T’aimes pas les costumes en lamé et la culture populaire, c’est tout, bougre de snob.

– Ce qui me fait penser qu’il faut absolument qu’on parle de tes petits shorts argentés que j’aimerais bien cesser de te voir porter dans le salon. Mais si tu tiens absolument à brailler belle belle belle, j’en ai une, de belle, à te raconter. Une Belle, même. Avec une majuscule.

– Et un clochard ? Au bois dormant ?

– Non, une tueuse en série.

– Oh. C’est rare, ça.

– Pas tellement, en fait, mais ce n’est pas le sujet. Laissez-moi te raconter l’histoire de Belle, Belle Gunness.   

– Est-ce le diable qui s’est incarné en elle ? Tu sais, pour détourner mes yeux du Dieu éternel ?

– Je peux toujours ressortir la machine à laver, tu sais.

– Démarre, démarre.

– Tu vois la statue de la Liberté ?

– Oui. C’est le rapport avec une tueuse en série que je ne vois pas.

– Eh bien Belle Gunness non plus. Ça n’est pas joué à grand-chose, mais quand la jeune femme – 21 ans à l’époque – a débarqué à New-York en 1881, Lady Liberty n’avait pas encore été offerte par la France dans un gros paquet cadeau. Belle, qui s’appelle encore Brynhild Storset à cette date, n’est qu’une émigrée européenne de plus, partie de sa Norvège natale pour tenter sa chance aux Etats-Unis. C’est dans les bureaux de l’immigration, encore installés à Castle Garden et pas encore à Ellis Island, qu’on américanise son nom : voilà Belle au pays dont elle avait rêvé, bien décidée à échapper à son petit village de pêcheurs natal. Et boum : direction Chicago.

« A nous deux l’Amérique ».

– Elle y fait quoi, à Chicago ?

– Elle commence par bosser dans une boucherie avant de s’y marier avec un autre émigré norvégien, Mads Sorenson.

– Ta future tueuse en série a commencé par bosser dans une boucherie ?

– Ben quoi, c’est formateur. Le couple mène une vie sans histoire pendant plusieurs années avant de monter son affaire en 1896,

– Une boucherie ?

– Non : un magasin de confiseries, qui démarre plutôt mal d’ailleurs : à peine un an plus tard, un incendie réduit le commerce en cendres.

– Ah ben mince.

– Oh ce n’est que le début. L’année suivante, un drame frappe à nouveau la famille lorsque la fille ainée du couple, meurt d’une maladie des intestins particulièrement subite que ne compense évidemment pas la somme que leur verse l’assurance-vie. Et le destin s’acharne, décidément : en 1898, ne voilà-t-il pas que c’est leur nouvelle maison qui brûle.

– Oh.

– Oui, juste avant que leur fils ainé ne meure à son tour, emporté par une cochonnerie qui rappelle furieusement celle qui a déjà eu la peau de sa sœur. Evidemment, la compagnie d’assurance paye, mais ce n’est quand même vraiment pas de bol, hein ?

– Attend voir…

– Et décidément, la scoumoune en veut à l’entourage de Belle : le 30 juillet 1900, c’est autour de Mads de claquer subitement.

– Ah. Une maladie des intestins ?

– Non, une crise cardiaque. Encore un drame, mais pour Belle, c’est le pactole.

– L’assurance ?

– LES assurances., il se trouve que son mari était couvert par deux assurances le jour de sa mort, l’une qui se terminait le 30 juillet, l’autre qui commençait tout juste.

– Sans doute un pur effet du hasard.

– Voilà. Cumulé, ça fait tout de même 8 000 dollars, une jolie somme pour l’époque, de quoi permettre à Belle de refaire sa vie au sud de l’Illinois, dans l’Indiana. Elle s’installe à quelques encablures de la petite ville de La Porte, au milieu d’un population qui est en grande partie d’origine norvégienne, comme elle. Les débuts sont durs : la bâtisse qu’elle a rachetée est au centre de vastes terres et elle a du potentiel, comme on dit, mais elle est passablement délabrée. Mais Belle se retrousse les manches et hop : l’huile de coude aidant, la voilà qui relance le domaine. Elle y installe des porcs, cultive ses terres et se fait une place dans la communauté. Mais avec trois enfants encore jeunes à charge, la vie n’est pas simple : à 42 ans, Belle cherche à se remarier à grands renforts de petites annonces comme celle-ci, diffusée dans tous les journaux du Midwest : « Une femme, possédant une ferme avec très bel emplacement et en très bon état, recherche un homme bon et fiable comme partenaire. Une petite somme d’argent est nécessaire, pour laquelle on veillera à donner un placement de toute sécurité ».

« Partagez tout l’amour d’une mère ».

– Et ça marche ?

– Oui : en avril 1902, elle épouse Peter Gunness, un veuf qui s’installe dans la ferme de Belle avec son petit garçon. Mais le mauvais sort continue.

– Oh non…

– Oh si. C’est d’abord le môme qui y passe d’un bête accident domestique, alors que son père n’est pas dans la maison. Et Peter n’a pas le temps de se remettre du choc qu’il y passe à son tour.

– Décidément.

–  Oui, hein ? Surtout que c’est vraiment idiot : c’est la chute d’un gros hachoir à viande qui lui vaut de casser sa pipe, en lui fendant le crâne.

– La pauvre Belle n’a vraiment pas de chance.

– C’est ça. Heureusement que l’assurance-vie compense un peu le énième deuil de la malheureuse femme.

– Qui se retrouve à nouveau toute seule, en plus.

– Ah non : elle commence à recruter des ouvriers agricoles que ses voisins voient régulièrement arriver à la ferme.

– Dis-moi qu’ils repartent sur leurs deux jambes.

– Oh sûrement. Enfin réflexion faite, on ne les voit pas souvent repartir, mais ça fonctionne comme ça, dans le Midwest : chacun va et vient au gré des offres d’emploi. Et puis tout le monde a de l’affection pour Belle.

– Ah bon ?

– Ben oui. C’est une grande femme forte et solide, souriante. Et puis enjouée, en dépit de tous les drames qu’elle a connus, la pauvre.

– C’EST BARBE-BLEUE EN VERSION NORVEGIENNE PUTAIN.

– Ben justement, tout bascule le 28 avril 1908. Cette nuit-là, sa ferme crame jusqu’aux fondations, en dépit de l’aide des habitants du village. Et à l’aube, on tire des décombres les corps des trois enfants de Belle, ainsi qu’un quatrième cadavre qui devrait logiquement être celui de la propriétaire des lieux, sauf que… Ben c’est un drôle de cadavre.

– Définis « drôle ».

– Ben il n’a plus de tête.

– C’est sûrement l’incendie qui l’a décapité.

– Voilà. Ensuite, il est plus petit que Belle qui faisait son bon mètre 80. Assez logiquement, les enquêteurs locaux se disent qu’il y a tout de même quelque chose de louche.

– No shit, Sherlock.

– Déjà, l’enquête montre que l’incendie est volontaire. Quelqu’un a mis le feu, mais qui ? Assez vite, la rumeur publique pointe du doigt un ouvrier agricole que Belle avait fait bosser, Ray Lamphere. Et il n’avait pas fait que biner dans les champs : c’est accessoirement un ancien amant.

– Un coupable idéal, ça.

– Oui, d’autant qu’il n’a pas d’alibi et que chacun sait qu’il harcelait son ex-patronne. Il supportait apparemment assez mal d’avoir fait fini par se faire jeter de la ferme et de sa chambre.

– Classique.

– Pendant ce temps-là, les recherches continuent sur le terrain de Belle Gunness dans l’espoir de dénicher sa tête.

– Et ?

– Chou blanc. Mais on trouve autre chose : à force de faire trous dans tous les coins, les enquêteurs tombent sur une cage thoracique. Puis les os d’un bras. Puis un autre squelette, complet, celui-ci. En pièces détachées, mais complet.

– Oh.

– Et ça continue : en quelques heures, on déterre cinq autres corps, tous démembrés, emballés dans des tissus, jetés dans des sacs et saupoudrés de chaux vive. Des hommes, des femmes… Il y a un peu de tout, dont le cadavre d’une jeune fille d’environ 16 ans.

– Oh non…

– Si si. Et c’est marrant, parce que c’est exactement l’âge d’une des filles de Belle, l’aînée, qui était censée avoir quitté la ferme en 1906.

– Mais bon dieu.

– L’affaire sent bon et les médias de tout le pays se ruent évidemment dessus, ce qui a un effet de bord assez logique : dans tout le Midwest, on ne compte plus le nombre de familles qui se signalent aux enquêteurs toujours avec la même histoire. Depuis des mois, des années, ils sont sans nouvelles d’un frère, d’un fils, d’un cousin ou d’un pote parti un beau matin pour La Porte avec toutes leurs économies, et jamais revenus.

– Et pour cause.

– Disons qu’il y a deux trois indices oui, à commencer par la dizaine d’autres corps qu’on retrouve en continuant de creuser ici ou là. Mais le pire est ailleurs.

– Hein ?

– Oh oui. En gratouillant près de l’enclos des cochons, les policiers tombent sur des dizaines, des centaines de fragments d’os dispersés un peu partout.

« Un volontaire pour sonder l’étang ? »

– Oh non pas les cochons.

– Oh si. Belle Gunness était manifestement une grande partisane des circuits courts et avait de toute évidence refilé les cadavres de ses victimes à ses porcs.

– Mais elle en a tué COMBIEN ?

– C’est toute la beauté de la chose : impossible de le savoir avec certitude. L’hypothèse basse tourne autour d’une grosse quinzaine, l’hypothèse haute… n’a pas vraiment de plafond. Quarante, peut-être, davantage… La médecine légale est encore balbutiante et on a surtout arrêté de compter à un moment, pour la bonne raison que le comté n’avait pas le pognon nécessaire pour prendre en charge les frais d’enquête. Il y a peut-être encore des petits bouts de molaires qui traînent dans le sol de La Porte, aujourd’hui.

– Et on a retrouvé la fameuse tête ?

– Jamais. Ce qui fait qu’une rumeur s’est assez vite répandue : et si Belle était encore en vie, loin de l’Indiana ?

– Hein ?

– Rappelle-toi : le corp brûlé et retrouvé décapité ne collait pas vraiment avec le physique de Belle Gunness. De deux choses l’une. Première hypothèse : c’est bien son corps, abîmé par la violence de l’incendie. Deuxième hypothèse, Belle aurait piégé une femme qui lui ressemblait vaguement pour la faire passer pour elle, d’où la tête tranchée pour compliquer l’identification.

– Mais que c’est glauque.

– Et pas si improbable, pour une fois. Après tout, elle avait un peu de vécu dans l’art de la boucherie, de la fuite et de l’arnaque aux assurances. Va savoir, elle a peut-être sévi ailleurs quelques années de plus.

– Argh.

– C’était il y a plus d’un siècle, Sam, elle est morte, tu sais.

– Vuijesaismaisquenadmêmejaiunpeupeur.

– Disons que si ça peut nous éviter de chanter Belle Belle Belle devant le miroir de la salle de bains de peur de la voir surgir dans ton dos, cette histoire aura au moins une vertu.

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