Ice ice, baby

Ice ice, baby

– Tiens, j’ai une question pour toi.

– Vas-y, envoie.

– Qui a été la première personne à naître sur le continent européen ?

– Hein ?! Mais, je…enfin comment veux-tu que je le sache ? Que qui que ce soit le sache, d’ailleurs. Un homme de Denisova, peut-être.

– Et en Asie ?

– Mais enfin…

– Et en Afrique ?

– Ca remonte à encore plus loin !

– Et en Amérique, en Australie ?

– Ca n’a pas de sens, tes questions ! Comment veux-tu savoir qui fut le premier humain ou proto-humain né sur n’importe quel continent ? Ca remonte à tellement loin, enfin.

– Faux.

– Mais si, ça remonte à très très loin.

– Pas partout.

– Excuse-moi, mais enfin partout où il y a ses humains sur cette planète, ça date de bien avant n’importe quel état civil.

– Nuh huh.

– Ok, d’accord, je t’écoute. Vas-y, fais le malin.

– Je vais me gêner. Solveig Gunbjørg Jacobsen est la première humaine qui soit née au-delà de la convergence antarctique, c’est-à-dire la limite, fluctuante, qui marque le passage des eaux sub-arctiques aux eaux arctiques. Pour le dire autrement, la première véritable naissance en Antarctique. Le 8 octobre 1913, pour être exact.

– Pourquoi tu insistes sur le mot « véritable ».

– Parce qu’une première naissance dans la région avait été enregistrée le 11 mars 1859, sur les îles Kerguelen. Il s’agissait d’un petit Australien du nom de James Kerguelen (si si) Robinson. Cependant la limite de la convergence antarctique, qui sépare en fait deux masses d’eaux, n’est pas fixe, et les Kerguelen sont généralement considérées comme se trouvant au nord de cette dernière. C’est-à-dire en dehors de la zone antarctique à proprement parler. Pour preuve, leur climat est considéré comme subpolaire océanique, et il y fait en moyenne 5°C de plus que dans les îles au sud de la convergence. Comme la Géorgie du Sud, où naît donc la petite Solveig.

– La Géorgie du Sud… C’est pas l’île découverte par Edmond Halley ?

– Mais si, celle-là même.

– Et ta gamine, là, elle est quoi, britannique ?

– Non, la demoiselle est norvégienne, fille du co-gérant d’une station baleinière. Et non seulement elle naît en Antarctique, mais elle y grandit, avec ses parents et ses deux sœurs cadettes.

– Née et élevée en Antarctique, ça devait pas être une petite nature.

La petite Solveig, tenant la main de son papa devant la baleine qu’elle a assommée à coups de poing [source requise].

– Certainement pas. Elle a d’ailleurs vécu 83 ans.

– Le froid ça conserve.

– Manifestement. Cependant si la délimitation de la zone antarctique par la ligne de convergence est pertinente aux plans hydrologiques et climatiques, elle est beaucoup moins pratique juridiquement, précisément en raison de son caractère mobile. Par conséquent, le traité de l’Antarctique de 1961 choisit une référence plus stable : le 60ème parallèle. Ce qui exclut la Géorgie du Sud, et a fortiori les Kerguelen. Et conduisit l’armée argentine à organiser le transfert sanitaire sans doute le plus long de l’histoire.

– Comment ça ?

– Dans les derniers mois de l’année 1977, la jeune Silvia Morella de Palma est expédiée urgemment dans la base argentine d’Esperanza, située sur la péninsule de la Trinité, à la pointe du continent antarctique.

– Mais enfin pourquoi ?

– Pour qu’elle puisse y accoucher.

« Et il est hors de question  que j’aille faire une livraison là-bas, c’est clair ? »

– C’est important qu’elle donne naissance sur place ?

– Un peu, c’est une mission du plus haut intérêt national !

– Je ne comprends rien.

– C’est une histoire de revendications territoriales. Depuis sa découverte, 7 pays ont réclamé une partie de l’Antarctique : le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande, la France (Terre Adélie), l’Australie, la Norvège, le Chili, et l’Argentine. Histoire d’avoir des territoires, les eaux qui vont avec, de mener des recherches, ou de mettre la main sur des ressources naturelles, pour faire simple.

– Jusque-là je te suis.

– L’Antarctique c’est grand, pour autant trois de ces pays ont trouvé le moyen de demander globalement le même secteur : le Royaume-Uni, l’Argentine, et le Chili. Parce que la zone en question est la proche des iles Falkland/Malouines, ou qu’elle constitue le prolongement géologique de la Cordillère des Andes.

La place de premier exportateur mondiale de glaçons est en jeu.

La péninsule de la Trinité fait partie de ce secteur disputé, c’est la raison pour laquelle l’Argentine et le Chili y ont installé des bases.

– Attends attends, tu n’as pas parlé d’un traité ?

– Si. Le traité de l’Antarctique, signé en 1959 et entré en vigueur en 1961. Il vise essentiellement à cadrer les activités susceptibles d’y être menées, pour s’assurer de leur nature pacifique et éviter que la zone devienne un enjeu de conflit. Le traité spécifie donc bien qu’il ne valide ni n’invalide les différentes revendications territoriales.

– Il les gèle, quoi.

– C’est ça. Pour autant aucun des pays concernés ne les abandonne, et c’est particulièrement vrai des sud-américains. Dans les années 70, l’Argentine et le Chili sont tous deux gouvernés par des dictateurs militaires, Gabriel Videla et Augusto Pinochet.

A droite, une ordure. A gauche, un fumier. Ou l’inverse.

(pour les reconnaître, Margaret Thatcher était très fan de Pinochet)

– Le genre d’individus en général attaché aux questions territoriales.

– Exactement. En 1977, le capitaine Jorge Palma est à la tête de la base argentine d’Esperanza. Et sa femme est donc enceinte. L’armée décide par conséquent de l’expédier rejoindre son époux, pour que leur enfant soit le premier individu officiellement né sur le territoire antarctique. Et porteur de la nationalité argentine. Ce qui selon les concepteurs de ce plan ne pourra que renforcer les revendications du pays.

– Ca marche ?

– Comme sur des roulettes. Et c’est ainsi que le 7 janvier 1978, le petit Emilio Marcos Palma devient très officiellement le premier humain né sur le continent antarctique. Pour la plus grande gloire de la patrie. En plus il a la chance de naître en plein milieu de l’été et de profiter d’une température particulièrement élevée de près de 3°C.

« Non, non, et non. »

– Ca a dû faire plaisir aux Chiliens ça.

– Tu m’étonnes. De fait, les deux pays se lancent dans une mini-guerre de population. Le Chili contre-attaque quelques années plus tard, en envoyant des jeunes couples mariés dans sa base antarctique, ce qui lui permet de revendiquer le 21 novembre 1984 le premier enfant non seulement né mais également conçu au sud du 60ème parallèle.

– Rassure-moi, conçu en intérieur ?

– C’est classifié. A noter que l’Argentine et le Chili sont les deux seuls pays présents en Antarctique à envoyer des « civils », c’est-à-dire des non-scientifiques et leurs familles, dans leurs bases sur place. Qui du coup disposent d’écoles, de banques, et tout. En 1978 et 1985, ce sont ainsi 11 bébés qui naissent en Antarctique, soit 8 Argentins et 3 Chiliens. Il y a eu plus d’hommes sur la Lune. En outre, dans la mesure où ils ont tous survécu, l’Antarctique est le seul continent à afficher une mortalité infantile absolument nulle.

– Et le Royaume-Uni, qui revendique globalement le même territoire, il fait quoi pendant ce temps ?

– Il développe ses activités scientifiques et réalise des mémos juridiques pour soutenir ses prétentions, mais ne joue pas à la course aux bébés.

« Le sexe, c’est vulgaire. »

2 réflexions sur « Ice ice, baby »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.