Johnny Clem, son beat et son couteau
– 250 000, bordel.
– Quoi, 250 000 ?
– Je suis tombé sur ce chiffre hier et ça m’a un rien plombé le moral.
– Je vais prendre soin de ton moral en me basant sur la méthode habituelle, Sam, mais est-ce que tu veux bien m’expliquer à QUOI ça correspond ? Parce que je ne te cache pas que mon empathie naturelle peine à s’exprimer, à ce stade.
– C’est le nombre d’enfants soldats dans le monde. Hypothèse basse.
– Ah.
– Des gosses, bordel. L’équivalent de la ville de Montpellier à qui on a refilé une machette ou un Kalachnikov.
– Je comprends que ça te travaille mais…
– Franchement, à l’âge où ils pourraient fabriquer des godasses de sport dans des usines délocalisées, tu te rends compte ?
– … Cette tentative de cynisme bourru ne trompe personne, Sam. Est-ce que ça t’aide si je te dis que le phénomène ne date pas tout à fait d’aujourd’hui ?
– Ben pas trop.
– Est-ce que le nom de Désiré Bianco te dit quelque chose ?
– Pas du tout.
– C’est le plus jeune des Poilus morts pour la France. Enfin poilu, c’est un bien grand mot vu qu’il n’avait que 13 ans lorsqu’il est tombé sur le front d’Orient.
– 13 ans ?
– Ouaip. Né en 1902, mort le 8 mai 1915 au moment où il chargeait sabre au clair vers une tranchée ennemie.
– Mais qu’est-ce qu’il foutait là ?
– A la décharge de l’armée française, il n’aurait jamais dû se retrouver au feu. Il avait resquillé pour embarquer à Toulon et l’officier concerné lui avait expressément ordonné de rester au chaud dans la tranchée, trois minutes avant qu’il se fasse couper en deux par une rafale de mitrailleuse.
– L’armée a dû être bien emmerdée.
– Oh ben oui et non, tout le monde s’est dépêché d’en faire le vibrant symbole de la jeunesse patriote de France, etc. La République avait déjà eu l’occasion de se chauffer sur ce genre de terrain avec de jeunes combattants comme Joseph Bara, tué en Vendée à 14 ans.
– Classe.
– Et ce n’était pas si rare, les armées de la Révolution recrutaient jeunes. Ceci dit, Napoléon n’a pas non plus fait dans la tendresse en envoyant les Maries-Louises au casse-pipes en 1814-1815.
– C’est ça, l’impératrice a combattu contre les Prussiens avec un beau bonnet à poil, tant qu’on y est. Tu me prends pour une buse ?
– Non, mais je te prends pour un sourd. LES Maries-Louises, j’ai dit. C’est le nom qu’on a donné aux conscrits les plus jeunes de la fin de l’Empire. La plupart avaient 16 ou 17 ans, mais certains n’avaient pas 14 ans.
– Bon d’accord, mais enfin ça remonte au début du 19e, le coup des gamins engagés dans des armées régulières.
– Tu parles, oui. Tu as en tête les dernières images d’Adolf Hitler, à Berlin, quand il passe en revue une rangée de soldats avec une main qui tremble dans le dos ? Regarde bien leur tête.
– Oh purée.
– C’est ça. Ils ont tous dans les 12 ou 13 ans, n’ont rien connu d’autre que le Reich et se sont fait endoctriner depuis l’enfance. Bilan, quand il s’agit de faire encore mine de défendre Berlin alors que tout est déjà perdu, l’armée allemande n’a pas hésité à envoyer des gosses combattre l’armée rouge dans une entité spéciale des Jeunesses hitlériennes, la Deutsches Jungvolk. Elle réunissait des « soldats » de 10 à 14 ans.
– Oui d’accord mais on parle d’Adolf Hitler, là.
– Je peux te parler de Lincoln, si tu préfères.
– Pardon ?
– Lincoln. Chapeau haut de forme. Barbe à la con. Pas commode. Président des Etats-Unis. La cervelle sur les genoux, vers la fin de sa vie.
– Oui, je vois très bien qui est Lincoln, merci. Mais quel est le rapport entre Lincoln et les enfants soldats ?
– La guerre de Sécession.
– Lincoln a envoyé des gamins au combat pendant la guerre de Sécession ?
– Pas lui directement, mais plein, oui. A sa décharge, il n’est pas le seul et le camp confédéré n’a pas fait mieux mais les Tuniques Bleues sont littéralement truffées de gamins.
– Mais enfin qu’est-ce qu’ils foutent sur un champ de bataille ?
– Plein de trucs, dont la lessive et les corvées de patate mais ils jouent aussi très, mais alors très, très souvent le rôle d’un talkie-walkie ou d’une radio.
– Pardon ?
– On le subit moins de nos jours – et encore – mais réussir à coordonner quoi que ce soit sur un champ de bataille, c’est très longtemps resté un merdier sans nom. Avant l’ère des télétransmissions modernes, c’était infernal de transmettre des ordres, surtout en plein chaos. Commander dans ces conditions, ça revenait surtout à brailler très fort en moulinant des bras et en traitant tout le monde de con.
– Il y avait les oriflammes, les étendards, tout de même.
– En pleine peignée, dans le fracas et la fumée ? On s’y perd rapidement. En fait, le son est un des rares moyens dont on disposait pour passer une consigne, en particulier celui du tambour. Les armées occidentales sont très loin d’être les seules à avoir utilisé des percussions, mais toujours est-il que l’usage des caisses claires s’est répandu dans toute l’Europe dès le Moyen Age. En France, François 1er a commencé de les utiliser après Marignan – je ne te donne pas la date ?
– Merci, ça devrait aller. Mais pourquoi le tambour ?
– Et c’est un dingue de metal qui me demande ça ? Parce que ça porte loin et fort, tout simplement. Si ça t’amuse, t’en as une heure gratuite ici mais en gros, les roulements de caisse claire, bien codifiés, ça permet de transmettre toute une série d’ordres. Et ça aide aussi les hommes à aller se faire trouer la peau en bon ordre.
– Ce qui est bien plus classe que d’agoniser dans ses propres tripes sur un rythme de merde.
– Voilà : ce n’est pas du Mozart mais quitte à crever, autant y aller sur un bon beat. Bref : les techniques des régiments européens sont sans surprise reproduites dans l’armée américaine, y compris quand le Nord et le Sud décident de se foutre sur la gueule.
– Je comprends le coup des tambours, je ne comprends toujours pas pourquoi on les confie à des gosses.
– Franchement ? Moi non plus mais il se trouve que c’est une constante des armées européennes et américaine. Les drummer boys sont souvent de jeunes adolescents, quand ce ne sont pas carrément des gamins qui ont l’âge d’être en CM1.
– Pardon ?
– En tout cas, Johnny Klem avait neuf ans quand il a répondu à l’appel d’Abraham Lincoln aux volontaires, en mai 1861.
– Mais.
– Comme je te le dis. Il a si j’ose dire profité de la mort accidentelle de sa mère pour se barrer de la maison familiale, dans l’Ohio et tenter sa chance. Et c’était un petit malin, parce qu’il a tout fait pour se vieillir. Il a même changé de nom, en épelant son nom avec un C au lieu d’un K, avant de tenter de se faire recruter comme drummer boy.
– Mais rassure-moi, l’armée l’a dégagé avec une taloche et un bonbon ?
– Au début, oui. Il s’est successivement fait refouler du 3e régiment d’infanterie de l’Ohio, puis du 22e d’infanterie du Michigan. Trop jeune et surtout trop petit.
– Et du coup… ?
– Ben du coup, il a adopté la tactique du sparadrap du capitaine Haddock.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire qu’il n’est jamais parti. Enrôlé ou pas, il s’est cramponné au camp en rendant une foule de menus services dans le camp et en s’exerçant à jouer d’un tambour presque aussi haut que lui. À force de traîner ses guêtres dans le coin et d’être toujours la petite arsouille capable de te dégotter ceci ou cela, il est rapidement devenu la mascotte de tous les soldats du coin, gradés compris. Au point que les officiers se cotisaient pour lui refiler une « solde » de 13 dollars…
– Un Gavroche version Yankee.
– Exactement.
– Et il a combattu ?
– Un peu mon neveu. Ce n’est pas entièrement vérifié, mais il semble qu’il soit allé au feu pour la première fois le 6 avril 1862, pour l’une des batailles les plus meurtrières de l’histoire américaine, à Shiloh. Un obus aurait même fini par atterrir sur le tambour qu’il avait entre les mains, lui gagnant au passage le surnom de Johnny Shiloh.
– C’est un peu trop joli, comme histoire, non ?
– En admettant que celle-ci soit fausse, la suite est bien documentée. Un an après Shiloh, à la bataille de Chickamauga, il se retrouve sur le front, à côté d’un caisson d’artillerie – et cette fois, enrôlé pour de bon. Manque de pot, Chickamauga est une des plus belles défaites de l’Union face aux Confédérés. Clem est en train de faire retraite avec le feu au cul comme tout le monde quand un officier sudiste se dirige vers son chariot. Clem, qui vient de fêter ses 13 ans en août, ne se démonte pas et lui vide un mousquet à travers la gueule. Mieux encore : plus tard, dans la débâcle, il a l’idée de faire le mort pour échapper à la capture. Le soir, il se démerde pour retrouver son régiment, ce qui lui vaut une promotion immédiate au grade de sergent.
– A 13 ans ?
– Ouaip, on n’a jamais fait mieux dans l’armée américaine. Ou pire, je ne sais pas comment le dire.
– Et ensuite ?
– Peu de temps après, il est fait prisonnier par les Sudistes au cours d’une petite escarmouche avant de retrouver le 22e d’infanterie du Michigan dans le cadre d’un échange de prisonniers, deux mois plus tard. Pour l’anecdote, ses compagnons ont raconté qu’il avait pété un plomb quand on l’a forcé à retirer son uniforme. Surtout sa casquette à laquelle il tenait d’autant plus qu’elle était percée de trois balles.
– Il y a un dieu pour les jeunes tambours.
– Oh pas tous, crois-moi. Mais pour Clem, oui : il a continué de monter régulièrement au front, comme tambour puis comme estafette, et s’en est pour finir tiré avec une blessure légère, un simple éclat d’obus dans la hanche. En 1864, fin de la guerre de Sécession : Clem est démobilisé à… 13 ans.
– C’est jeune pour prendre sa retraite.
– C’est bien pour ça qu’il décide de retourner à l’école d’abord et de rempiler ensuite, en s’inscrivant à West Point en 1870. Le hic, c’est que l’académie militaire la plus huppée des Etats-Unis l’envoie paître et il faut l’intervention personnelle d’Ulysse Grant pour que Clem retrouve un rang de sous-lieutenant dans le 24e régiment d’infanterie de l’US Army. Il a fait une carrière assez classique ensuite et a combattu de nouveau pendant la guerre hispano-américaine, en 1898. Il a fini par prendre sa retraite en 1916 avec le rang de général de division après… 53 ans de service actif.
– Un repos bien mérité, je dirais.
– Tu parles : il a encore essayé de rempiler en 1917, quand les Etats-Unis sont entrés en guerre. Il a fallu que le président Wilson lui-même siffle la fin de la récréation, sinon tu peux être sûr qu’il aurait débarqué dans la Marne pour jouer du tambour aux Allemands à bout portant.
– Chaud bouillant, le petit tambour, quand même.
– Et il l’est resté encore quelques années : il est mort paisiblement en 1937 au Texas, à 85 ans. Et franchement, les Nazis ont eu du pot : à cinq ou six ans près, tu le sentais bien parti pour être le premier nonagénaire de l’histoire américaine à botter des culs.
– A botter des culs en rythme.
– Absolument.