Keep calm & kill the cat

Keep calm & kill the cat

– Sam, je vais faire de toi un homme heureux.

– Je me méfie toujours un peu quand tu t’approches de moi en peignoir pour me dire ce genre de trucs avec un grand sourire carnassier.

– C’est ta nature méfiante, ça. Je voulais seulement t’annoncer que j’allais dire du mal des Anglais.

– A LA BONNE HEURE.

– Tu vois ? Et je vais même faire mieux que ça, je vais dire du mal des Anglais pendant la Seconde guerre mondiale.

– J’avoue que ce n’est pas la période qui me serait tout de suite venue à l’esprit. J’étais plus parti sur Crécy, Jeanne d’Arc ou Azincourt. La perfidie, tu vois.

– Oh ben côté perfide, transformer en exploit héroïque le fait de planter la moitié de l’armée française sur les plages de Dunkerque en juin 40, ça me semble plutôt pas mal, mais D’ACCORD, il n’y a pas grand-chose à redire sur la guerre en général.

– Oui, tout de même, ils ont plutôt tenu le choc.

– C’est vrai. Ils n’ont pas signé de paix séparée, ils ont tenu l’Europe de l’Ouest à bout de bras pendant des années, ils ont accepté d’aider la France Libre, ils se sont mangés une bataille aérienne d’anthologie et ils ont pris leur part de bombes allemandes à travers la courge pendant le Blitz.

– Oui voilà, faut mettre ça à leur créd…

– Et ils ont aussi buté des tas de chatons tout trognons.

– Pardon ?

– Par dizaines de milliers.

– Enfin mais qu’est-ce que tu rac…

– Et des meugnons p’tits lapins, aussi. Et des chiots, ça va de soi. Même des canaris kawaï comme tout, je dirais.

– EXPLIQUE-TOI NOM DE DIEU.

– Ça vient. Tout part à l’été 39, au moment où la guerre commence à devenir franchement probable. C’est un peu panique à bord, en Angleterre : cette fois-ci, tout le monde a bien compris que les combats ne se cantonneraient pas aux champs de bataille français, comme en 14-18. Vu les progrès de l’aéronautique et compte tenu de la puissance de feu de la Luftwaffe, il est hautement probable que l’Angleterre serait touchée par des bombardements en cas de conflit. Et Londres en particulier.

– Je te confirme, ils ne vont pas être déçus du voyage.

« Oui ben on arrive DEUX MINUTES quoi, wir sind nicht des boeufs« 

– Oui, mais n’anticipons pas. Pour le moment, on en est encore à se poser la question de savoir comment protéger les civils d’éventuelles bombes allemandes. Et ça, c’est le boulot de l’Air Raid Precautions, une organisation vouée à la protection des Britanniques. Ce qui va de la distribution de masques à gaz à la construction d’abris anti-aériens en passant par l’organisation du black-out et des opérations de secours aux blessés.

– Jusqu’ici, le rapport avec les chatons m’échappe encore.

– J’y viens. L’ARC est aussi chargée de protéger les ressources vitales dont… ?

– Les chatons ?

– Les animaux en général, patate. Ceci dit, tu viens de mettre le doigt sur un truc important.

– Oh, ça m’arrive souv…

– Sam.

– Pardon.

– En août 39, la Couronne a réuni la totalité des associations de protection des animaux sous une seule bannière rattachée à l’ARC, le NARPAC pour National Air Raid Precautions Animals’ Committee. Concrètement, c’est la branche qui s’occupe de faire pour les bestiaux ce que l’ARC fait pour les humains. Mais il y a clairement deux poids deux mesures : ce qu’on veut protéger en priorité, ce sont les animaux utiles : les chevaux, le bétail, tout ce qui fait cot cooot et qui pond des trucs, bref, ce qui est important parce qu’on peut s’en servir pour ravitailler la patrie, labourer l’Angleterre ou transporter des trucs.

– Tu vas mettre les anti-spécistes en PLS.

– Oh pas qu’eux, je pense. Bref : pendant des semaines, le NARPAC organise le déménagement de tout ce que les grands centres urbains comptent d’animaux « utiles » à la cambrousse.

– Ben c’est plutôt rationnel.

– Oh oui. Mais si t’es un joli petit chaton, tu peux te brosser : ton intérêt est économiquement nul. Pire que ça, tu es une nuisance.

– Je t’ai assez entendu râler quand tes bestioles gerbent dans tes pantoufles pour confirmer, mais il va ma falloir des détails.

– Réfléchis. En temps de guerre, le ravitaillement est essentiel et tout le monde se prépare à passer par des tickets de rationnement dès le début du conflit. Et figure-toi que les croquettes ne font pas partie du panier moyen. Conclusion…

– Je commence à comprendre.

– Eh oui. Tout ce que consomment les chats et les chiens, soit tu le payes au prix fort en priant pour qu’on ne soit pas forcé de réquisitionner les fabriques de bouffe pour animaux, soit tu prends sur ta portion. Les tickets de rationnement, c’est pour les humains et il n’y a pas de circuit pour les rations animales. Autrement dit, tout ce que mange ton lapin, c’est un truc que ne mangeront pas tes gosses. À l’échelle macro-économique, l’écuelle de lait de ce bon vieux Fluffy est presque un crime contre la patrie, en temps de guerre. Le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation estime que les chats consomment chaque année 68 millions de litres de lait pendant que les chiens avalent 280 000 tonnes de bouffe.

– Oui enfin de bouffe pour chien.

– En temps de guerre, je te garantis que c’est le genre de nuance qui s’oublie assez vite. Du coup, la pression est énorme pour les heureux possesseurs d’animaux familiers. Quant tu te prépares à compter les morceaux de sucre et à rationner le pain, entretenir un chien, un chat ou un poney des Andes, c’est perçu par beaucoup comme un luxe indéfendable, presque antipatriotique.

– Oui ben on ne va pas les flinguer, quand même.

– Ah si, justement. Pendant l’été 1939, le NARPAC édite une petite brochure intitulée « Advice to Animal Owners », Conseils aux propriétaires d’animaux. La brochure expose tout ce que je viens de te résumer et conseille aux citadins de tout faire pour envoyer leurs animaux chez des parents ou des amis qui habitent loin des villes, à la campagne, là où le ravitaillement est moins complexe.

– Ben jusque là ça s’entend.

– Oh oui. Mais il y a une petite phrase qui change tout, à la fin de la brochure : « If you cannot place them in the care of neighbours, it really is kindest to have them destroyed. » Autrement dit, si vous ne pouvez pas les confier à des voisins, il est vraiment plus miséricordieux de les détruire.

– Ah.

– Oui. Et pour bien faire passer le message, la brochure contient une bien belle publicité pleine page pour un pistolet d’abattage.

– Un quoi ?

– Un pistolet d’abattage. C’est ce qu’on utilisait dans les abattoirs, une sorte de mini-bélier pneumatique portable. Une tige qui sort à toute vitesse pour défoncer le cervelet des animaux et les tuer sans leur faire mal – en théorie.

– Tu te fous de moi.

– Regarde.

« L’instrument standard pour la destruction humaine des animaux domestiques »

– Tu ne te fous pas de moi.

– Nope. En août 39, la brochure est distribuée partout, reproduite dans les journaux, lue sur les ondes par la BBC. La totale. Tous les médias existants diffusent le même message : la meilleure des choses à faire avec Médor et Kiki, c’est de leur défoncer le crâne. On présente ça comme un mercy kill, une manière de leur éviter des souffrances inutiles quand les bombes commenceront à voler.

– Mais enfin personne ne fait ça, j’imagine !

– Non.

– Ah quand m…

– Enfin pas en août.  Mais le 3 septembre, l’Angleterre est officiellement en guerre avec le IIIe Reich et la première alerte aérienne est déclenchée le même jour. On ne verra pas une bombe tomber pour de bon avant septembre 1940, mais cette fois-ci, plus de doutes, on y est. Et le premier réflexe des Londoniens est évidemment de filer…

– Vers les abris ?

– Non, vers les vétérinaires et les refuges pour animaux en exigeant qu’on bute Kiki le fox-terrier, là maintenant tout de suite.

– Tu me fais marcher, c’est forcément des cas isolés.

– En quatre jours, 450 000 chats et chiens sont euthanasiés par des vétérinaires ou des bénévoles d’association dans le meilleur des cas, flanqués dans un sac et fouettés contre le premier mur qui passe dans le pire des cas.

– Tu as mal écrit 450.

– C’est parce que j’ai bien dit 450 000.

– MAIS ENFIN.

– Comme tu dis. 26 % des matous et des clébards de Londres flingués en moins d’une semaine, je crois qu’on tient un record.   

– Désolé, je n’arrive pas à le croire.

–  Et pourtant si : la première conséquence de la guerre en Angleterre, ça a été le plus grand massacre d’animaux de leur histoire.

Toi, t’as une bonne tête de dommage collatéral.

– Tout ça alors que pas une bombe n’était encore tombée sur Londres ?

– C’est ça. Hilda Kean, une chercheuse britannique, a sorti un bouquin sur le sujet en 2017. Elle a bossé sur les cimetières animaliers, les témoignages des vétérinaires et des bénévoles, les archives des refuges pour animaux ou les dossiers de la SPA anglaise, la RSCPA. Eux, tu sens que ce n’est pas encore bien passé. Quand elle les a sollicités, ils ont un eu un peu de mal à reconnaître le truc, au début. Et puis Hilda Kean leur a sorti leur propre magazine : en octobre 1939, Animal World publiait un article qui expliquait que « le travail de destruction des animaux s’est poursuivi jour après jour tout au long de la première semaine de guerre ». Et puis il y a d’autres traces du massacre.

– Je m’attends à tout…

– Les rubriques nécrologiques. Dans les pages In Memoriam, tu commences à trouver des petits encarts comme celui-ci, du 5 septembre 1939 : « En souvenir heureux de Iola, douce et fidèle amie, endormie le 4 septembre pour être sauvée des souffrances de la guerre. Une vie courte mais heureuse, deux ans et douze semaines. Pardonne-nous, petite compagne ». Sacrée conjonctivite que t’as chopée, dis-moi.

– C’est les allergies, OK ? Bon, mais il n’y a personne pour hurler que c’est complètement pété de buter ton chat sans aucune raison valable ?

– Oh si. Les associations de protection des animaux réagissent mais elles sont coincées : si ce n’est pas elle qui les butent à peu près proprement, elles savent très bien que la bestiole qu’elles auront refusé d’euthanasier finira au fond de la Tamise. Alors elles publient des tribunes dans la presse, elles s’organisent pour faciliter le départ des animaux dans des refuges hors de Londres…  La haute société se mobilise aussi, comme la Duchesse de Hamilton, à qui des centaines et des centaines de chiens doivent la vie. Pétée de thune, elle a ouvert un immense refuge pour chiens, un sanctuaire installé sur un ancien aérodrome, à Ferne, dans le Wiltshire.

– J’aurais plutôt vu ça dans le Yorkshire, ahaaa.

– Je vois ces grosses larmes qui coulent sur tes joues, Sam, tu sais. Chacun sait que derrière ce poitrail avantageux de grizzly ronchon se cache un tendre ourson innocent.

– Il ne va pas tarder à te botter le cul, le tendre ourson innocent. Bon, et ça a fini par se calmer ?

– Ben en tout, il y aura tout de même 300 000 animaux familiers de plus qui vont y passer sur toute la durée de la guerre. Les premiers bombardements du Blitz, en septembre 40, en remettent une couche.  Hilda Kean résume ça très bien : « c’était devenu une des choses à faire. Évacuer les enfants, installer des rideaux noirs aux fenêtres et tuer le chat ». Et boum, 750 000 animaux tués en tout. Un gros tiers du total. Le plus beau, c’est que c’est complètement con. Sans même parler du soutien moral qu’un chien ou un chat peut apporter quand tu te fais bombarder la gueule ou que tu passes par des moments un poil angoissants, il n’y a rien qui amuse plus les rats et les souris d’apprendre que la moitié des chats de Londres se font buter en masse. Avec tout ce que ça implique en matière d’hygiène et de saleté urbaine.

– Et les bestioles expédiées chez des amis ?

– Oh, ça a marché. On n’a pas seulement envoyé les vieux et les enfants loin de Londres et des cibles potentielles des bombardiers allemands, les chats et les chiens faisaient partie du colis. On a plein de témoignages touchants de ces déplacements forcés, par exemple des lettres envoyées à Londres avec une empreinte de patte en guise de signature, pour consoler leurs maîtres.

– Et pourquoi on ne se souvient pas de ce truc ? Je n’en avais jamais entendu parler.

– Déjà, les Anglais ont eu leur part de souffrances pendant cinq ans. Le sort de Scotty le Labrador, il est passé un peu après. Mais j’ai une autre explication : ils ne devaient pas se sentir bien fiers, collectivement parlant.

– C’est-à-dire ?

– Réfléchis. Le discours classique sur l’Angleterre pendant la guerre insiste sur le stoïcisme des populations, le côté impassible, stiff upper lips, self control tout ça. L’Angleterre adore se raconter qu’elle a subi le Blitz en buvant tranquillement son thé.

– Alors que…

– Alors que si elle a pu boire son thé tranquillement, c’est pour l’excellente raison qu’il n’y avait plus un seul putain de chat pour venir foutre la théière par terre, étant donné que Miss Marple lui avait défoncé le crâne avec un pistolet à bestiaux.

Photo non contractuelle.

_______

Hilda Kean, The Great Cat And Dog Massacre, University of Chicago Press, 2017

5 réflexions sur « Keep calm & kill the cat »

  1. Cet article est génial. Horrible, mais génial. Je comprends pourquoi les chats ont des fonctions officielles au près du gouvernement britannique, il fallait bien ça pour s’excuser du massacre.

  2. après ça il est facile de comprendre pourquoi le chat (en général) est indépendant. tour à tour porte malheur, vénéré, porte bonheur, animal du diable, des sorcières, tueur de souris sur les bateaux puis sacrifié au moyen âge (embroché et brûlé vif) muré dans les combles des châteaux pour éloigner la maladie (surtout misère) … il a sept vie, c’est heureux!

  3. Tiens, c’est drôle, je me suis chopée une conjonctivite aussi en lisant ça. Je veux dire une allergie. Saleté de pollens. :’I

  4.  » tout le monde a bien compris que les combats ne se cantonneraient pas aux champs de bataille français, comme en 14-18. »
    et belges quand même…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.