La belle et édifiante histoire du gentil interrogateur de la Wehrmacht

La belle et édifiante histoire du gentil interrogateur de la Wehrmacht

– Mais pour l’amour du ciel, où est-ce que tu as encore rangé la confiture ?

– Celle aux framboises ?

– EVIDEMMENT CELLE AUX FRAMBOISES.

– Je l’ai planquée, tu penses.

– Tu l’as pardon ?

– Planquée. Pour ton bien.

– MAIS ENFIN POURQUOI ?

– Tu réalises que tu es capable de descendre un pot entier à chaque petit déjeuner ? C’est déraisonnable et j’irais jusqu’à parler d’addiction.

– Et d’une je n’ai aucun problème d’addiction, et de deux tu vas me dire tout de suite où tu as caché ces foutus pots sinon je mange ta grand-mère avant de te flanquer les pieds dans une friteuse et d’enterrer ton cadavre du côté de Las Vegas.

– Voilà, aucun problème d’addiction.

– TU VAS BARLER JEAN-CHRISTOPHE JE T’EN FICHE MEIN BILLET ZINON KAPUT

– Tiens, c’est marrant, cet accent allemand, d’un coup.

– Oui, c’est marrant comme dès qu’on parle d’interrogatoire un peu musclé, on se met à penser tout de suite à la Gestap… CE N’EST PAS LE SUJET OU SONT LES POTS DE CONFIOTE, DU BLÖDES ARSCHLOCH.

Evidemment.

– Tu te t’y prends du tout de la bonne manière, tu sais ?

– Ah oui ? Attend que je mette la main sur le tournevis et tu vas voir si je m’y prends mal. Oh, ça prendra le temps qu’il faudra, mais tu vas parler.

– Oh ça oui, mais probablement pour te dire n’importe quoi. En dehors de toute considération éthique ou humaniste de base, c’est un petit peu le problème de la torture, tu sais : pas moyen de pouvoir compter sur les informations que tu obtiens d’un monsieur ou d’une dame qui a tout intérêt à te dire quelque chose pour arrêter d’avoir mal.

– Tu marques un point.

– Tu ferais mieux de pomper la méthode de Hanns-Joachim Gottlob Scharff.

– Alors pardon mais ça sonne justement très allemand, ça.   

– Oh ben ça peut. Le monsieur était Obergefreiter pendant la dernière, quelque chose comme caporal-chef. Mais au-delà de son grade, c’était surtout le responsable des interrogatoires de tous les pilotes alliés abattus et capturés au-dessus de la France et de l’Allemagne.

– Mais on ne vient pas de dire qu’on n’avait aucun intérêt à la jouer Gestapo ?

– Ah mais justement, il ne travaillait pas du tout pour la Gestapo mais pour la Luftwaffe.

– Alors excuse-moi, mais je ne vois pas tellement la différence entre bosser pour Hermann Göring et bosser pour Heinrich Himmler. On reste dans la catégorie « foutus tortionnaires nazis de merde ».

– Alors oui et non. Scharff a bien bossé au service de l’armée allemande et donc du pouvoir nazi, mais sans torturer personne.

– Il était responsable de l’interrogatoire des mecs qui s’ingéniaient à leur flanquer autant de bombes que possible à travers la courge et il n’a torturé personne ?

– Eh non. Il a même développé toute une technique bien à lui pour obtenir des informations par le sourire et la gentillesse.

– « S’il vous plaît, vous comptez faire péter quelle cible et à quelle date et tant qu’on y est le Débarquement, c’est pour quand, bisous merci », c’est ça ?

– A peu près.

– Tu te payes ma tête et j’ai retrouvé le tournevis.

– Pas du tout. Scharff a bel et bien existé, et il a bel et bien conduit des centaines d’interrogatoires sans arracher l’ombre d’une molaire. Ah, et il a fini par bosser chez Disney, aussi.

– Tu te fous tellement de ma tronche que je vais devoir sortir la scie sauteuse, attention.

– Je vois qu’il te faut des preuves.

– C’est ça.

– Bon. Scharff est né en 1907 à Kętrzyn, ou plutôt Rastenburg à l’époque, en Prusse orientale, dans une famille d’industriels aisés, très éloignée des milieux militaires. Le petit Hanns a connu une enfance heureuse jusqu’en 1917, date à laquelle son père finit par mourir de ses blessures, reçues quelques mois plus tôt sur le front français.

– Orphelin à dix ans.

– Voilà. La disparition du père conduit le grand-père, patron d’une grosse boite dans le secteur du textile, à préparer très jeunes ses deux petits-fils, Hanns et son frère Eberhard, à reprendre l’usine une fois adultes. Dans l’entre-deux guerres, les deux frangins se farcissent tout le cursus qui serait aujourd’hui celui d’une école de commerce : droit commercial, finances, cours de langue, comptabilité, marketing, import-export et j’en passe.

– Tu vois bien qu’il a grandi dans une atmosphère qui s’apparente déjà à la torture.

« On s’emmerde, mais on s’emmerde si vous saviez. »

– Écoute, il a l’air de s’y retrouver parce qu’il file parfaire sa formation loin de son Allemagne natale, en Afrique du Sud, et s’installe même à Johannesburg en 1929 pour y prendre la tête de toutes les opérations commerciales outre-mer de la boite de son cher pépé.

– Un gosse de riche, quoi.  

– Je t’accorde volontiers que jusque-là, ce n’est pas le parcours le plus surprenant qu’on puisse trouver dans ce genre de classes sociale et la suite n’est pas tellement originale non plus : Hanns épouse une anglaise de la bonne société, Margaret Stokes, la fille de Claud Stokes, un as anglais de la Première guerre mondiale et officier de la RAF.

– Je commence à voir un lien avec la Luftwaffe, mais c’est ténu.

– Et ça va le rester un moment. Quand la guerre éclate en 1939, ça fait belle lurette que Hanns s’est plus ou moins désintéressé de ce qui se passe en Allemagne. Il vit à des milliers de kilomètres, il a quitté la mère patrie avant l’arrivée de Hitler au pouvoir et il n’est absolument pas impliqué dans les milieux nazis.

– Mais il reste allemand.

– Oui, et sa nationalité va lui revenir en pleine gueule en 1939 parce que ce gros malin a jugé bon de faire un voyage d’affaires en Allemagne au moment exact où Hitler décide d’envahir la Pologne. Le voilà bloqué deux ans, puis mobilisé lorsque le pacte germano-soviétique explose, quand l’Allemagne mobilise les homes en âge de se battre. Et voilà comment tu te trouves affecté à une division de panzers sur le front est.

– C’est ballot.

– C’est surtout complètement con d’envoyer un mec qui parle couramment anglais sur le front russe, ce que sa femme fait valoir en tannant tout l’état-major à Berlin pour réclamer qu’on rappelle son mari à un poste plus cohérent avec ses capacités.

– Et moins exposé.

– Aussi. Bref, voilà comment Scharff se retrouve dans un bureau à Wiesbaden, puis à l’Auswertestelle West de Francfort.

– Pays de la saucisse.

Make choucroute, not war.

– De la saucisse et des interrogatoires, puisque c’est là qu’on forme (vaguement) Scharff à son nouveau métier : le renseignement et l’interrogatoire des prisonniers de guerre. Et comme fin 1943, ces derniers sont souvent des pilotes abattus au cours de leurs missions dans le ciel allemand, Hanns est transféré dans les rangs de la Luftwaffe, d’abord comme simple interprète puis comme responsable des interrogatoires.

– Et on lui apprend à arracher des ongles avec les dents.

– Ben non. Enfin on lui apprend peut-être et il a de fait été témoin d’interrogatoires plus que musclés, mais ce n’est pas comme ça qu’il voit son boulot. La torture, très peu pour lui.

– Parce qu’il a bon cœur ?

– Je te sens ironique, mais de fait, oui. On a forcément tendance à croire que tout le monde se comporte comme Klaus Barbie dans ce genre de métiers, mais tous les soldats allemands ne sont pas des brutes sociopathes. L’éducation et les convictions personnelles de Hanns Scharff en font fait un humaniste, et son histoire personnelle fait qu’il a échappé à l’(essentiel de la propagande allemande des années 30, puisqu’iol apassé la décennie à Johannesburg. Bref, Hanns n’a pas été conditionné pour commettre des actes contraires à ses convictions personnelles. Et puis il y a autre chose qui le gêne, avec la torture.

– Quoi ?

– Ben ça ne marche pas. Hanns reste un soldat allemand qui veut servir son pays, donc obtenir des informations fiables, pas des tuyaux crevés que des aviateurs vont lâcher pour qu’on leur foute la paix deux minutes. Et du coup, il développe sa propre technique.

– Qui consiste à leur faire des bisous sur le crâne ?

– Tout de même pas, même si Scharff met un point d’honneur à se montrer amical avec des prisonniers de guerre souvent perdus, déconcertés, isolés et accessoirement morts d’angoisse parce que bien conscients que quand on tombe aux mains des nazis, on peut s’attendre à vivre des moments intéressants. Et c’est de cette base qu’il part.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire qu’il fait valoir aux prisonniers qu’il est ce qui se rapproche le plus de leur meilleur copain. En gros, il leur explique que c’est soit lui, soit la Gestapo. Il s’engage à leur sauver la mise en les envoyant dans des stalags classiques, il leur jure qu’il ne demande que ça, mais que pour ça, il lui faut quelques informations. Sinon, ben…

– Ben pardon, mais ça se résume à du bon vieux chantage, ça.

– Une salle d’interrogatoire en pleine guerre, c’est rarement un poney-club, Sam. Par rapport à ce qui attends ces aviateurs, c’est la version good cop, celle de Scharff. Et puis il a quelques tours dans son sac.

– Du genre ?

– Rappelle-toi : il a épousé une anglaise dont le père est un ancien as de la Première guerre. Quand tu interroges des pilotes anglais, ça te donne un sérieux coups de pouce parce que Scharff connaît parfaitement leur langue, mais aussi leur mode de vie, leur culture, leur jargon… Plus qu’à ajouter une petite pincée de gentillesse et de psychologie, et c’est parti.

– De gentillesse ?

– Et de psychologie, oui. De ce côté-là, Scharff a déjà l’excellente idée de mener les échanges en costume civil, pas en uniforme. Pour le reste, il prend son temps et il ménage les hommes qu’il a en face de lui. Imagine un peu le truc : on te sort de ta cellule pour te conduire dans une salle d’interrogatoire dont tu t’attends à repartir avec un nombre de dents très inférieur à celui que tu avais en arrivant, et voilà qu’un type élégant et bien sapé te propose un thé et des scones, et te parle de tout et de rien avec un parfait accent anglais.

– Enfin ils ne sont pas neuneus, les pilotes, ils se doutent que c’est une tactique.  

– Sauf que c’est beaucoup plus difficile de rester sur ses gardes quand le type en face se conduit comme une connaissance que tu croises régulièrement au pub.  Scharff prend tout simplement son temps pour construire une relation ambiguë avec ses prisonniers. Évidemment, chacun sait très bien que l’autre bosse pour le camp d’en face. Mais ce que laisse entendre Scharff, c’est que ça n’empêche pas de conduire de façon civilisée. Au lieu de mener toujours ses interrogatoires dans une pièce fermée, il sort avec ses prisonniers dans la cour pour marcher avec eux. Il lui arrive même de les accompagner à l’hôpital militaire voisin pour leur permettre de croiser des camarades blessés et soignés là, ce qui en rajoute une couche sur le côté « regarde comme on vous traite bien, tu vois qu’on n’est pas des monstres ». Il fait mine de s’intéresser à leur vie, à leurs loisirs et leurs hobbies, mais chaque élément devient une nouvelle petite information précieuse pour la suite. Ton prisonnier aime le foot ? La foi suivante, tu l’endors en lui parlant des matchs que tu as vu à Liverpool. Il préfère le cheval ?  Tu lui racontes ta visite à Ascot en 1925 ou tu vantes tes randonnées à cheval en Afrique du Sud. Et petit à petit, le type baisse la garde. Il peut bien se méfier tant qu’il peut, faire gaffe à tout ce qu’il dit – ça sape ses défenses. Surtout quand tu te mets à te balader avec lui en dehors du camp, sans escorte, avec la simple promesse que sur l’honneur, il ne tentera pas de s’évader. La psychologie inversée dans toute sa splendeur, tout ça pour créer une sorte de confiance, en tout cas d’estime.

– Mais c’est d’un cynisme achevé !

– Tu préfères du cynisme achevé ou te faire achever tout court ?

– … Objection accordée.

– En se contentant de discuter avec les prisonniers et en faisant tout pour détendre l’atmosphère, y compris partager des bonnes vannes ou une petite bière, Scharff sait très bien ce qu’il fait. À force de leur faire lâcher des petits bouts d’infos, il se donne plus d’angles. Tu peux apprendre petit à petit où a grandi Untel, donc deviner où il a été appelé et par quel centre de formation au pilotage il est passé, par exemple. Qu’il laisse échapper un truc sur un meeting aérien, et tu peux le situer à tel endroit et à tel moment, savoir ce qu’il a vu, deviner quel type d’appareil il connaît, dans quelle escadrille il a pu passer, à quelle mission, il a pu participer. Bref, tu accumules des bribes et petit à petit, tu croises avec les infirmations que tu as obtenu de la part des autres prisonniers, et tu commences à connaître des choses qui permettent de passer à la phase 2.

– La phase 2 ?

– Celle où tu les démontes en leur montrant que tu en sais beaucoup plus sur eux que ce qu’ils croient. Scharff s’en fait même une spécialité : il débarque et balance nonchalamment deux ou trois détails « pour vérifier ». En gros, « nous savons ça sur vous, vous confirmez ? ». Là encore, c’est de la pure psychologie : les prisonniers finissent par en conclure que Scharff en sait déjà tellement long à leur sujet qu’ils peuvent bien lâcher quelques informations de plus, puisqu’il les connait sans doute probablement. Et comme ils cherchent en permanence à trouver le bon équilibre entre protéger la RAF et protéger leur propre vie en échappant à la Gestapo…

– … Ils en disent trop.

– Exactement, parfois sans même s’en rendre compte. Et Scharff tenait parole : une fois qu’il avait fini d’essorer ses prisonniers, il les expédiait effectivement dans un camp de prisonniers classique.

– Et à la fin de la guerre ?

– Scharff a été tout simplement démobilisé et il aurait sans doute disparu des tablettes si l’US Air Force ne l’avait pas invité aux États-Unis en 1948.

– Hein ? mais pourquoi ?

– L’armée américaine avait un célèbre et délicat procès délicat, celui d’un pilote accusé de haute trahison pendant la guerre, le lieutenant Martin Monti. Scharff, qui avait interrogé Monti, était simplement invité à témoigner mais son parcours et ses méthodes ont beaucoup, mais alors beaucoup intéressé les services de l’Oncle Sam. Scharff a passé pas mal de temps au Pentagone à cette période pour échanger avec les responsables de l’espionnage et du contre-espionnage américain, qui se sont penchés de près sur ses techniques d’interrogatoire. Scharff a fini par s’installer aux États-Unis où il a refait sa vie, avant d’y passer l’arme à gauche en 1992.

– Il a bossé dans la police ?

– Ah non, dans la mosaïque.

– Hein ?

– Oui, il devait en avoir mal du textile. Il est devenu artisan d’art – et un bon, en plus, parce que sa boîte a cartonné au point qu’on trouve aujourd’hui ses créations un peu partout aux États-Unis, en particulier en Californie. Tu as des mosaïques de lui au Capitole de Californie, à Sacramento, et au beau milieu de la mairie de Los Angeles. Tu en trouves aussi une énorme sur le campus de la Dixie State University, récemment restaurée. Mais le plus beau, c’est quand même le coup de Floride.

– Quoi, la Floride ?

– Tu vois Disneyland ?

– Oui.

– Tu vois le château de Cendrillon ?

– Oui ?

– Bon. Eh ben à l’intérieur du château, tu trouves une longue mosaïque pseudo médiévale qui raconte l’histoire de Cendrillon le long d’un couloir bordé d’arcades.

Après on n’a pas dit que c’était joli.

– Tu ne vas pas me dire…

– Si si : c’est Scharff qui l’a signée.

– Walt Disney a confié la décoration du palais de Cendrillon à un ancien responsable des interrogatoires de la Luftwaffe ?

– Voilà.

– Donc on peut vraiment être un nazi et avoir une deuxième chance ?

– Scharff n’était pas nazi.

– Tu chipotes. Bon, et ma confiture ?

– Ah, ça ? J’ai déjà tout bouffé POSE CE TOURNEVIS.

One thought on “La belle et édifiante histoire du gentil interrogateur de la Wehrmacht

  1. Excellente histoire. Du coup, on ne sait plus de quel coté se ranger. Tout les allemands mobilisé en 43 ne seraient pas nazis du coup ?

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