La grande famille
– Dis, tu penses quoi de la reproduction entre cousins ?
– Quoi ?! Mais… Alors voilà, bien, sûr, sous prétexte que j’habite dans le Nord, forcément, consanguinité. Ah ben tu peux être fier de toi, vraiment.
– Mais pas du tout.
– C’est pas un préjugé régional bien méprisant, peut-être ?
– Mais non ! Si tu me disais que c’est une allusion à la façon dont tu me parles de tes cousines, je ne dis pas, mais en l’occurrence, point.
– Ah oui, alors pourquoi cette question ? Est-ce que je vais voir mon voisin pour lui demander ce qu’il pense de la reproduction entre cousins, moi ?
– J’en sais rien, moi. Peut-être. Tu habites à Lille, hein, vous avez des mœurs bizarres…
– Ha !
– Allez, du calme. Non, je te pose la question parce qu’en fait, le problème de la consanguinité est souvent perçue de façon un peu caricaturale.
– C’est quand même difficile de le présenter de façon joyeuse et positive.
– Je ne te parle pas de considérations sociales, mais biologiques et génétiques. Mon propos est de dire que de ce point de vue, avoir un enfant entre cousins, voire entre frère et sœur, ne conduit pas d’emblée à produire des dégénérés.
– Ca reste dégueu.
– Dégueu, oui. Biologiquement catastrophique, non. Pour le dire autrement, faut plusieurs générations de reproduction en cercle fermé pour arriver à Charles II.
– Qui ça ?
– Charles II, roi d’Espagne (et des Pays-Bas, de Sicile, de Naples, de Sardaigne, et duc de Bourgogne) entre 1665 et 1700. Il est le résultat de plusieurs générations de mariages consanguins dans son aristocratique famille, au point que le sang bleu a fini par tourner en boudin.
Il naît tordu, physiquement et mentalement. On le décrit comme gentil, mais bon, bête. Il souffre de problèmes neurologiques graves, et meurt à 35 ans. Et sa lignée s’arrête là, puisqu’il était impuissant.
– Ce qui n’est peut-être pas plus mal pour l’espèce.
– Sans doute, oui. Mais tout ça pour dire que c’est une situation extrême, et que par ailleurs quelques croisements génétiques entre cousins de temps en temps ne font pas nécessairement de mal. Et heureusement d’ailleurs.
– Ca y est, tu recommences.
– Pas du tout. Je veux dire : « heureusement pour l’Asie ».
– Mais pourquoi ça ?
– Parce que des croisements de ce type, y’en a eu un certain nombre depuis l’histoire de l’humanité, déjà, et puis on en a aussi repéré un volume significatif ces derniers siècles dans ce coin.
– Ah bon ? Entre cousins ?
– Jean-Christophe, qu’y a-t-il de meilleur dans la vie ?
– Euh…eh ben moi j’aime bien me regarder un série à la télé, en gratouillant paresseusement le ventre de mon chat.
– Sérieux ?
– Ouais ouais. Tu rajoutes une pizza et une binouze, on n’est pas loin du bonheur parfait.
– C’est consternant ! Jean-Christophe, qu’y a-t-il de meilleur dans la vie, par Crom !
– Par Cr…aaaaah, d’accord, ok. Alors, euh, attends, c’est : « écraser ses ennemis, les voir mourir à ses pieds, et entendre les lamentations de leurs femmes ». J’ai bon ?
– Mieux. Même si quand même, parcourir la steppe les cheveux au vent, un faucon au poing, en écoutant un morceau de chant de gorge, c’est aussi bien classe quand on est moins porté sur le massacre. Cela dit, il convient de rappeler que ce n’est pas Conan qui a réellement conçu cette réponse mémorable. Rendons à Temüjin ce qui lui appartient (ou qui ne lui appartenait pas à l’origine, mais qu’il a pillé).
– Qui ça ?!
– Temüjin.
– Pardon ?
– Chinggis Raan.
– Hein ?
– Gengis Khan.
– Voilà. Parle français quand tu parles mongol.
– Tu fais pas d’effort.
– Donc, c’est de lui ?
– Oui. Enfin les termes exacts ressemblent plutôt à ça :
« Le plus grand des plaisirs est vaincre ses ennemis et de les poursuivre, de leur prendre leurs richesses et de voir ceux qui leur sont chers en pleurs, de chevaucher leurs chevaux et de saisir leurs femmes et leurs filles. »
Tu auras noté une petite mention supplémentaire sur les chevaux et les femmes.
– Allons boire à nos femmes, à nos chevaux, et à ceux qui les montent, comme disait un président.
– Je ne suis pas certain qu’on puisse vraiment établir de filiation entre ces deux-là. Encore que, va savoir, justement.
– Mais justement quoi, à la fin ?
– En 2003, une étude d’ampleur est menée pour étudier le génome de 2 123 hommes asiatiques. Il en ressort que 8 % d’entre eux présentent des chromosomes Y quasiment identiques.
– Ha ha, n’en dis pas plus ! Attends, j’étais bon en sciences naturelles, je me souviens. Ca veut dire que ce sont tous des…hommes !
– Je suis stupéfait. Ca veut surtout dire qu’ils ont un ancêtre commun.
– Pourquoi ça ?
– Par définition, le chromosome Y est transmis exclusivement par le père à ses descendants mâles. Des hommes qui présentent un chromosome Y identique appartiennent donc à la même lignée paternelle.
– 8 %, tu dis.
– Effectivement. Ce qui permet d’estimer que ce chromosome était présent, en 2003, chez 16 millions d’hommes vivant entre la Mandchourie et l’Ouzbékistan.
– Uh. Pas mal.
– Carrément. Ca fait un homme sur 200 à travers le monde.
– Oui, mais enfin on peut imaginer que, dans la mesure où l’humanité n’a été constituée il y a bien longtemps que d’un petit groupe d’individus, au fil des millénaires et de centaines de générations, le chromosome Y d’un des premiers hommes a pu se diffuser très largement. Juste une question de temps et d’un peu de chance.
– Whaow. Je suis impressionné, c’est un raisonnement tout à fait valable génétiquement parlant.
– Je t’ai dit. Bon en sciences nats.
– A un détail près. Au fil du temps, les gènes mutent, naturellement. Le rythme d’apparition de ces mutations est connu, ce qui permet de dire que le chromosome Y commun à tous ces hommes n’est pas si vieux. L’ancêtre commun en question aurait vécu il y a à peu près 1 000 ans, à un ou deux siècles près, en Mongolie ou à proximité. Pour te donner une base de comparaison, au vu de l’évolution de la population depuis, on estime qu’un homme qui a vécu (et procréé) en l’an 1 000 compte environ 20 descendants aujourd’hui. Là, on parle de 16 millions. 800 000 fois plus. Par ailleurs, le profil génétique montre aussi que ce chromosome s’est répandu très rapidement avant que des mutations aient le temps d’apparaître. C’est très très très vraisemblablement pas juste le jeu de la sélection biologique, mais plutôt d’un super-reproducteur particulièrement efficace.
– D’accord, ok, c’est pas juste un père de famille nombreuse. Mais alors, c’est qui ?
– Qui est l’homme-mystère qui a vécu en Mongolie il y a plus ou moins mille ans, et est susceptible d’avoir engendré une telle descendance ? Mais enfin, le Guerrier Parfait ! Le Puissant Tueur d’Hommes, le Fléau de Dieu[1], le Maître des Trônes et des Couronnes !
– On dirait la discographie de Manowar.
– Ah ben de fait, la horde c’est metal. En un mot, Temüjin.
– Tu recommences.
– Non, c’est son nom. Gengis Khan, ça veut dire
« souverain universel », histoire d’en rajouter un peu. Déjà qu’à la
base Temüjin signifie quelque chose comme « en acier ».
Bon, je te la fais courte parce que ce n’est pas le sujet central du jour, mais rappelons quand même que ce brave Temü a rassemblé les tribus mongoles sous son autorité, avant de partir en guerre contre…euh…tout le monde, en fondant le plus grand empire continu de l’histoire. Il a pillé et soumis une bonne partie de la Chine et de l’Asie centrale, avant que ses descendants n’étendent encore les conquêtes pour couvrir un territoire allant de la Mongolie à la Pologne, du Pacifique à la Caspienne.
– Oui, bon, Gengis Khan, quoi.
– Lui-même. Et le truc, c’est que comme sous-entendu plus haut, quand il avait fini de faire de jolis petits gros monticules avec les crânes de ses ennemis vaincus, il prenait pour lui les meilleurs chevaux, et les plus belles femmes.
– Ah ben c’est le chef.
– Temüjin a ainsi eu 6 femmes mongoles, plus de nombreuses filles de rois soumis, plus encore des paquets de captives. Ses généraux lui promettaient souvent de lui ramener parmi les peuples conquis les meilleures femmes et les meilleurs chevaux. Les pillages ne commençaient qu’avec l’autorisation de Temüjin ou de son général. A partir de là, tout le monde avait les mêmes droits, à ceci près que les belles femmes allaient au Khan.
– Y’a effectivement matière à produire une descendance nombreuse comme les brins d’herbe dans la steppe.
– Effectivement. Sachant que, bonus et coup de bol, la syphilis n’était pas encore arrivée en Asie à l’époque.
Alors attention, y’a pas de preuve directe que ce super-aïeul soit bien le Khan lui-même. Après tout, ça pourrait un gars qui passait aussi auprès de toutes ses femmes et concubines (ou d’un nombre comparable).
– Ce qui serait pour le coup la preuve d’un patrimoine testiculaire propre à féconder un continent.
– Uh ?
– Le gars qui se tape toutes les nanas de Temüjin dans son dos, il a une sacrée paire de…
– Je vois, je vois ! Oui. Donc au vu de la période, de l’expansion génétique, et du nombre impressionnant de descendants à produire en peu de temps, il y a tout lieu de penser que c’était le Maître des Trônes et des Couronnes en personne.
– Mais attends, il suffirait de comparer avec son ADN. Il est mort en 1227 si je ne m’abuse, on doit pouvoir récupérer.
– Certainement. Encore faudrait-il savoir où il a été enterré. Les annales racontent que 40 vierges et 40 chevaux furent sacrifiés pour ses funérailles. Et que les 2 000 personnes qui y assistaient ont été exécutées par 800 soldats, eux-mêmes mis à mort dans un second temps.
Y’a des recherches, des pistes, mais à ce jour rien de certain ni d’établi.
-Hé bé. En même temps, quitte à avoir des millions de cousins, autant avoir un arrière-arrière-arrière-etc. qui claque.
– Et encore, par définition avec le chromosome Y on ne parle que des descendants mâles. Tu imagines bien qu’il a aussi eu des filles, ses descendants aussi, et que de leur côté ces filles ont également eu des enfants.
– Ah oui, j’avais négligé ce détail.
– En imaginant que sa descendance compte autant d’hommes que de femmes, ça fait 32 millions de personnes. Enfin ça faisait 32 millions en 2003. 0,5% de la population mondiale. En gros, les généticiens qui ont étudié la question estiment que « tous ceux qui vivent dans et autour de la steppe asiatique sont reliés d’une façon ou une autre à Gengis Khan ».
– Va falloir prévoir grand pour la cousinade.
[1] Oui oui, je sais, Attila. Mais lui aussi : « Je suis le châtiment de Dieu, si vous n’aviez pas commis de grands pêchés Dieu ne m’aurait pas envoyé pour vous punir ».
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