La reine de San Francisco

La reine de San Francisco

– Raaaaah, mais ça m’agace !

– Quoi ?

– C’est pénible !

– Manifestement, mais quoi ?

– Tu sais, quand tu veux te renseigner sur quelqu’un, une figure historique, même pas forcément très ancienne.

 -Oui, et ?

– Et que tu tombes sur des sources qui présentent des informations contradictoires, sans aucun moyen de savoir qui a raison ?

– Je reconnais que c’est irritant.

– Bon ben je suis en plein dedans.

– C’est à propos de qui ?

– Mary Ellen Pleasant.

– Connais pas.

– Hé, c’est bien pour ça que je m’y intéresse. Alors Mary est née…bon ben elle est née, hein, ça c’est assez établi, mais d’emblée ça devient agaçant. Selon les sources, c’était en 1812, 1814, ou 1817. Et attention, quand je parle des sources, ce sont ses autobiographies.

– Ses autobiographies ?

– Oui. Parce que d’une elle en a écrit plusieurs, et de deux elles ne sont pas d’accord entre elles. Et ce n’est pas qu’une question de date. Pour certains, elle naquit esclave dans une plantation de Géorgie. Elle dit être née libre à Philadelphie, fille d’une femme noire et d’un Hawaïen. Mais on a aussi affirmé qu’elle était le fruit du viol d’une esclave par le propriétaire d’une plantation. Et aussi que l’esclave en question était en fait une prêtresse vaudou haïtienne.

– On part tout de suite bien.

– C’est ça. Quoi qu’il en soit, point important, sa mère était noire, mais Mary a le teint sensiblement plus pâle, ce qui lui permettra de « passer » pour blanche pendant toute une période de sa vie.

Après d’intenses recherches, notre département Anthropologie et études génétiques décide de la classer dans la catégorie « whaouh elle est super jolie le reste on s’en fout ».

De toute façon la question de savoir qui exactement sont ses parents ne se pose pas longtemps parce qu’elle est placée comme domestique assez jeune.

– Attends, placée, tu veux dire… ?

– Non, elle est libre, puisque la famille en question réside à Nantucket, dans le Massachusetts. Un état du nord. Elle apprend chez eux à lire, à écrire, à travailler dans un magasin. Elle devient également amie de la fille de la famille, qui a son âge.

– A peut-être un à cinq ans près.

– Qui a globalement son âge. Dans les années 30, une fois encore ne me demande pas la date exacte, Mary épouse un marchand lui-même métis et plutôt prospère de Boston, James Henry Smith. Smith est un abolitionniste, et il travaille pour l’underground railroad.

– Le chemin de fer souterrain ? Il conduit des métros ?

– Mais non. L’underground railroad est…bon déjà ce n’est pas réseau ferroviaire, mais le nom vient du fait que l’organisation utilisait la terminologie du chemin de fer pour décrire ses activités. Une sorte de code, si tu veux.

– Ben pourquoi ?

– Parce que c’était un réseau secret. L’underground railroad, ou chemin de fer clandestin, était une organisation de passeurs qui utilisaient des routes et itinéraires discrets pour exfiltrer des esclaves des plantations sud vers les états du nord et jusqu’au Canada.

« Notre train est arrêté pour des raisons météorologiques indépendantes de notre volonté. Vous êtes invités à poursuivre à pied. Merci de votre compréhension, à bientôt sur nos lignes. »

James Smith soutient le réseau, et sa femme lui file un coup de main. Malheureusement, il meurt dans les années 40 (1844, peut-être). Il laisse à Mary une assurance vie conséquente, qu’elle va entre autres mobiliser pour poursuivre ses activités abolitionnistes.

– Elle reprend le flambeau.

– Exactement. Mais elle ne se contente pas de signer des chèques. Profitant de son métissage, elle se serait déguisée en cocher blanc pour aller chercher des esclaves jusque dans les plantations. C’est ainsi qu’elle rencontre son deuxième mari, John Pleasant. Un mariage qui est secret, puisque Mary est « officiellement » blanche et pas lui, ce qui même dans un état progressiste ne passerait pas forcément bien. Il n’y a donc pas de certificat.

– Au moins comme ça on ne peut pas l’accuser lui de l’avoir épousée pour son argent.

– Le pire est que tu n’as pas forcément tort. Les choses se gâtent cependant en 1850. Les pauvres entrepreneurs agricoles des états du sud mettent en avant le préjudice insupportable que représentent pour eux ce vol de leurs outils de production…

– Attends, quels outils ?

– Leurs esclaves.

– Ha, oui, d’accord.

– Et ils obtiennent l’adoption du Fugitive Slave Act. C’est une loi qui autorise les chasseurs d’esclaves des états du sud, qui sont exactement ce que le nom laisse entendre, à mener des actions de « récupération » dans ceux du nord, en obligeant les autorités locales à les appuyer. Le chemin de fer devient plus compliqué à opérer, et Mary se dit qu’il est temps d’aller voir ailleurs. En 1852, elle décide d’aller s’installer à San Francisco. Une décision qui a également des motifs économiques.

– Comment ça ?

– Mary flaire de bonnes affaires. La Californie est un état jeune, en pleine ruée vers l’or.

– Elle veut devenir orpailleuse ?

– Mais non. Mary est une fille maline, et tu sais bien que les seuls qui sont sûrs de faire fortune pendant une ruée vers l’or ce sont plutôt les gens qui vendent des pelles.

– C’est vrai. Elle ouvre une quincaillerie ?

– Non. Mme Smith, respectable veuve blanche, constate que la Californie en général et San Francisco en particulier manquent de femmes pour remplir les tâches qui leur sont traditionnellement dévolues. Grâce au capital dont elle dispose, elle monte donc une cantine. Qui marche bien. Elle travaille aussi un peu comme domestique. Et rachète des blanchisseries. Ce sont des services pour lesquels la demande est forte, parce que l’état accueille de nombreux hommes venus chercher la fortune. Et puis ça lui permet aussi de fréquenter beaucoup de gens, de nouer des contacts, et de récupérer beaucoup d’informations.

– Quels genres d’informations ?

– Tous. Mary monte des chaînes de blanchisseries et de pensions. Elle y emploie notamment d’anciens esclaves qui ont réussi à fuir les états du sud, y compris des passagers de l’underground railroad. Ils la connaissent, savent ce qu’elle a fait, et lui sont tout à fait loyaux. Ils lui rapportent donc tout ce qu’ils entendent, en plus de ce qu’elle apprend elle-même. Mary noue des contacts avec des prospecteurs, des mineurs, mais aussi la haute société de San Francisco, donc des élus, des entrepreneurs, et des financiers. Elle investit certes dans les services, mais aussi dans l’immobilier ou les mines d’or et d’argent. Mary devient une figure et une entrepreneuse locale. Comme ça elle peut aider encore mieux les esclaves qui cherchent la liberté.

– Soit sans doute à peu près tous, en fait.

– Exact. Déjà, elle fait de San Francisco une sorte de terminal du chemin de fer clandestin, et aide les anciens esclaves à venir s’y installer. Financièrement, et en leur trouvant du boulot et des logements, en particulier chez elle. Mais au-delà de ça, elle est aussi en lien avec John Brown.

– Je ne crois pas le connaître.

– C’était un abolitionniste. Un militant, qui considérait que beaucoup ne faisaient que protester et contester le principe de l’esclavage, alors qu’il fallait mener des actions, y compris violentes pour y mettre un terme. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait dire que c‘était un peu le Malcom X de l’époque, si Malcolm avait été blanc, descendant de puritains britanniques, et avait mené des expéditions armées.

J’imagine qu’on peut aussi l’appeler le Gandalf de l’époque.

En 1854, une loi est adoptée qui indique que la position des états du Nebraska et du Kansas au regard de l’esclavage doit être laissée à la « souveraineté populaire », c’est-à-dire que ce sont les habitants qui la détermineront. Le Kansas devient ainsi le théâtre de véritables batailles rangées entre milices esclavagistes et abolitionnistes. Brown prend la tête de ces derniers, et en 1855 et 1856 il mène ses troupes à la baston à deux reprises, lors des batailles de Black Jack et Ossawatomie.

[Reconstitution]

En 1859, Brown organise une autre opération. Cette fois, il s’agit d’attaquer l’arsenal fédéral de Harpers Ferry en Virginie. L’objectif est à la fois de mettre la main sur des armes, et d’inciter à une révolte générale des esclaves à travers le sud.

– Ah ouais, on rigole plus là.

– Non, et cette opération est parfois présentée comme une forme de répétition de la Guerre de Sécession. Elle va d’ailleurs impliquer plusieurs figures importantes des années à venir. Brown et ses hommes s’emparent de la position, et c’est le colonel Robert Lee, le futur commandant en chef de l’armée sudiste, qui est chargé de le reprendre. Ce qu’il fait, conduisant à l’arrestation puis à l’exécution de Brown. A laquelle assiste un certain John WIlkes Booth, parce qu’on ne peut pas faire un article sur les Etats-Unis du milieu du 19ème sans qu’un acteur de l’assassinat de Lincoln (et encore) se pointe.

– Et Mary dans tout ça ?

– Elle ne participe pas, tant mieux pour elle, mais elle finance. Elle file à Brown 30 000 dollars pour l’attaque d’Harpers Ferry, soit 850 000 dollars d’aujourd’hui.

– Ah oui, elle a des moyens.

– Mais c’est qu’elle va devenir millionnaire, avec ses diverses entreprises. En 1865, c’est un tournant important pour elle : dans le cadre du premier recensement qui suit la Guerre de Sécession, elle se déclare pour la première fois officiellement noire. Du coup, elle est bonne pour la marche à pied.

– Pardon ? J’ai raté un truc là.

– En 1866, elle et deux autres femmes noires se voient refuser l’accès à un tramway. Elle intente donc un procès contre les compagnies qui non seulement pratiquent la ségrégation à l’embarquement, mais en plus autorisent les passagers comme les chauffeurs à insulter les passants noirs qu’ils croisent. C’est évidemment la première procédure du genre, et l’affaire remonte jusqu’à la Cour suprême de Californie. Qui dans un jugement historique condamne les compagnies pour discrimination raciale.

« La discrimination dans les transports publics, c’est très mal, on recommencera plus jamais. »

C’est ce qui vaut à Mary le titre de « mère des droits civiques ».

– Elle ne l’a pas volé.

– Certainement pas. On la surnomme aussi la « maire noire » de San Francisco, en ce sens qu’elle est la figure de proue de la communauté, et celle qui peut trouver des solutions aux problèmes. Elle est riche, possède plusieurs entreprises, connaît du monde.

– Une femme d’influence.

– Absolument. Pour autant, elle est noire, et cela ne facilite pas toujours les transactions. Elle monte donc un partenariat avec Thomas Bell, un jeune employé de banque. Il réalise pour elle de nombreux investissements sous son nom, parce qu’il est plus présentable en raison de son métier et de sa pigmentation. Mary et Bell achètent ainsi des parts dans des restaurants, des pressings, et même la banque Wells Fargo, fondée à San Francisco pendant cette période. La fortune qu’ils constituent est estimée à 30 millions de dollars.

– Joli !

– Nan. 30 millions de l’époque. Ca en fait plutôt 700 au cours actuel. Mary acquiert une demeure luxueuse de 30 chambres, d’une valeur de 2,4 millions de dollars actuels, dans laquelle elle s’installe avec Bell et sa femme. Elle s’achète aussi un ranch.

-Elle vit avec la famille Bell ?

– Oui. Il faut dire que la pauvre est à nouveau veuve, puisque John Pleasant meurt en 1877. Mais du coup des rumeurs commencent à circuler selon lesquelles elle serait la maîtresse de Bell.

– Ah ben oui, ça.

– Et encore, ce ne sont pas les pires. On l’accuse de tenir des bordels en fait de pensions, ce qui est totalement faux. Depuis le procès contre les compagnies de tramway, beaucoup la surnomme Mammy Pleasant, ce qu’on pourrait traduire par Mamma Pleasant, et ce n’est pas un qualificatif particulièrement flatteur. Mamma Pleasant est censée être une mère maquerelle, voire une prêtresse vaudou.

– Je suis très très surpris là, oh là là quelle surprise.

– Oui hein, qui l’eut cru ? Tout ça va jouer dans une affaire judiciaire qui fait sensation dans les années 1880, le procès Sharon contre Sharon. En 1883, la jeune Sarah Terry accuse le sénateur et industriel William Sharon de l’avoir épousée en secret en 1880, et lui réclame, pour pouvoir se marier, un divorce en bonne et due forme, avec l’indemnisation qui l’accompagne. Ce à quoi Sharon répond que pas du tout, il l’a juste payée 500 dollars par mois pendant un certain temps pour coucher avec elle.

« Votre honneur, c’est pas ma femme, c’est une p… »

Sarah produit un certificat de mariage, sur lequel sa témoin n’est autre que Mary Pleasant, parce qu’elles se connaissent et sont amies. L’avocat de Sharon le récuse comme étant un faux, et va s’attaquer à Mary. Il la dépeint comme une sorcière, qui manipule cette jeune oie blanche blanche pour voler la fortune du sénateur. D’ailleurs elle lui a certainement jeté un sort, et empoisonné, puisqu’elle pratique le vaudou et Dieu sait quoi dans sa demeure mystérieuse.

Ok, c’est vrai qu’elle est un peu mystérieuse.

Tant qu’on y est, il est également question de vols et de revente de bébés. Blancs, évidemment. Comme c’est bien sensationnaliste, la presse, y compris nationale, reprend le cliché de la « Reine vaudou de San Francisco ».

– Classe.

– Et là, on retombe sur le même problème.

– Euh, lequel ?

– Les sources et informations contradictoires. Selon certains, Mary répond à ces accusations en en prenant l’exact contrepied, de façon calme et posée comme une entrepreneuse tout ce qu’il y a de plus respectable. Ce qu’elle est. Mais il y a aussi des articles selon lesquels elle se met alors à se revendiquer en effet prêtresse vaudou, en se baladant avec une boule de cristal, et allant jusqu’à se pointer au tribunal avec une poupée en prétendant s’en être déjà servi pour tuer quelqu’un.

– J’ai tendance à trouver la première hypothèse plus crédible.

– Je ne dis pas qu’elle moins crédible, je dis juste que le sénateur est mort avant la fin du procès.

– Gloups.

Nous sommes convaincus que Mary Pleasant était une femme innocente et remarquable. ET on va refaire la déco de la salle de rédaction. Aucun lien.

Sarah Terry gagne son procès, mais la famille de Sharon fait appel et finit par l’emporter.

– Pfff.

– Ouais. Pas de conséquence directe pour Mary, en dehors du fait d’être sans doute déçue que son amie soit déboutée, mais toute cette agitation aura servi à renforcer l’idée de Mamma Pleasant. Or en 1892, Thomas Bell meurt, et sa veuve va alors la poursuivre en justice pour récupérer pour elle seule toute la fortune que les deux associées partageaient.

– La sale ingrate !

– Je suis d’accord, j’aurais apporté le premier bout de chiffon pour faire une poupée à son image. Malheureusement, Teresa Bell joue sur deux tableaux. D’une, elle prétend que toutes les rumeurs sur la reine vaudou sont vraies. De deux, elle met en avant le fait que la plupart des documents, titres, et autres documents relatifs aux affaires de Mary portent la signature de Bell. Ce qui est vrai, puisque c’était le principe de leur association.

– Tu veux dire que…

– Eh ouais, Mary perd sa fortune, est virée de chez elle, et doit aller vivre chez des amis. C’est ainsi que celle qui s’était définie comme « capitaliste par profession » dans le recensement de 1890, et la mère des droits civiques, est morte sans un rond en 1904. A…un certain âge.

Qu’elle portait remarquablement bien. On en est sûrs. Elle n’a vraiment aucune raison de nous en vouloir.

One thought on “La reine de San Francisco

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.