Le poison qui tue tout bas

Le poison qui tue tout bas

– La façon de mourir la plus moche ?

– Oui.

– T’as de ces questions. Je dirais le feu. Ça ne doit pas être sympa du tout, de finir en barbecue.

– Pour avoir eu gamin la bonne idée de tomber dans des braises, les paumes en avant, je te confirme : ça fait abominablement mal. Mais j’ai mieux.

– Plus douloureux ?

– Ah non, c’est parfaitement indolore. Tu ne sens littéralement rien.

– Ben du coup je…

– En revanche, ça doit être ce qui se fait de plus performant en termes d’angoisse. S’il existait une échelle de Lovecraft de la frayeur à 20 degrés, tu serais à 28 ou 30.

– Outch.

– Oui, hein ? On va faire un petit jeu de rôle. Tu es joueur, je suis Maître. Imagine-toi une âme d’explorateur. Je ne sais pas là, vite fait comme ça, disons que toi et les autres joueurs êtes lancés sur la trace sanglante d’un culte indigène chelou d’Amérique du Sud, ça te va ?

– Un grand classique.

– Bien. Le truc, c’est que tu viens de faire le pire tirage possible sur le dé que je t’ai innocemment demandé de lancer, un bien beau fumble des familles. Tu te trouves en Amazonie, tu te balades tranquillement dans une forêt un rien touffue, impatient d’arriver au bivouac pour y manger ton sandwich au jambon et reprendre tous tes points de vie. Tu sens bien une minuscule piqûre à laquelle tu ne prêtes pas la moindre attention : vu que tu te fais de toute façon bouffer la gueule en permanence, c’est sans doute un bébé moustique. Tu marches encore quelques pas quand ça commence.

– Quand quoi commence ?

– Des tremblements, pendant quelques secondes. Très vite, tu te sens fragile, et pour cause : tous tes muscles sont en train devenir flasques et mous, plus rien ne répond – sauf ton cœur, qui commence à pomper comme un malade à cause du stress. Tu t’effondres au sol sans avoir le moindre commencement de bout d’idée de ce qui t’arrive, mais ça progresse vite. Après les muscles des jambes et des bras qui lâchent, ça commence à monter dans la gorge. Tu ne t’agites pas, tu ne convulses pas : il n’y a pas un seul de tes muscles qui en soit capable. C’est l’inverse géométrique d’une crise de tétanie : tu deviens tout mou.  Derrière toi, tes compagnons sidérés ne comprennent toujours pas pourquoi tu as l’air relaxé comme jamais. Tu as déjà l’air mort, en fait. Apaisé, relâché. Sauf que derrière tes yeux immobiles, le cerveau tourne toujours à fond.

– Je lance un dé sur ma compétence « Soigner poisons ».

– Tu ne lances rien du tout parce que tu es dans ce qui se rapproche le plus d’un état liquide. Tu ne peux plus déglutir, ta salive commence à s’écouler par la bouche. Tes paupières retombent mollement sur tes globes oculaires qui bougent encore un tout petit peu, puis plus du tout. Tu as déjà les traits relâchés d’un cadavre en bonne et due forme, mais tu veux savoir le pire ?

– Je ne suis pas sûr.

– Ni ta conscience ni ta lucidité ne sont le moins du monde affectées. Derrière tes yeux vides et ternes, ton cerveau fonctionne du feu de dieu mais ne peut plus lancer le moindre ordre neuromusculaire. Tu vois, tu sens, tu entends, tu penses de manière parfaitement normale jusqu’à ce que le poison touche le diaphragme. Et là, bonsoir : tes poumons ne fonctionnent plus, tu meurs d’asphyxie en quelques minutes.

– Je peux déchirer ma feuille de perso, quoi.

– Ouais, mais imagine encore un peu ton état dans les derniers instants. Tu sais ce que je pense de ton degré d’intelligence certes limité, mais ta conscience vient tout de même de vivre une sorte de soustraction progressive de tous les organes destinés à la servir. Pendant quelques minutes, tu t’es retrouvé enfermé dans ton propre cadavre, avec juste un peu d’avance. Vu de l’extérieur, on jurerait que tu t’es endormi paisiblement et sans douleur. De l’intérieur : 20 sur l’échelle de Lovecraft. Sérieusement, faut qu’on la crée, cette échelle, non ?

– C’est bien les MJ, ça, toujours à causer IL M’EST ARRIVE QUOI BORDEL.

– Tu t’es pris une flèche de curare dans le fion, mon pote.

« Promis je visais l’épaule »

– SALAUD DE MAÎTRE DE JEU.

– T’excites pas, c’était pour l’exemple.

– Mais c’est quoi, le curare, en fait ?

– Aujourd’hui ? Un produit assez courant en anesthésie – des produits, plus exactement, les curarisants. C’est vachement bien sauf quand tu fais une allergie. Là, ça donne Chevènement dans le meilleur des cas.

– Le curare te transforme en vieux gland imbu de sa personne et capable d’avoir un avis sur à peu près tout ?

– Non, il te transforme neuf fois sur dix en cadavre si t’as le malheur de faire une allergie aux curarisants qu’on vient de t’injecter. Sauf quand t’es ministre de l’Intérieur et qu’on s’acharne un peu.

– Bon. Mais à l’origine, je veux dire ?

– A l’origine, le curare est un poison connu de pas mal de peuples d’Amazonie depuis… longtemps, environ. Et découvert ensuite par les Occidentaux.

– Ahahaaaa je vois ça d’ici, la stupéfaction du conquistador velu avec sa grosse arquebuse qui ne comprend pas pourquoi ses potes meurent en quelques seconde, touchés par de minuscules fléchettes silencieusement tirées par les sarbacanes qui pointent discrètement entre les feuillages épais et …

­- Calme ta joie, c’était un scénario de jeu de rôle, la petite histoire de tout à l’heure. Il n’y a pas dû y avoir beaucoup d’Occidentaux tués au curare pour la bonne raison que toutes les tribus d’Amazonie qui l’utilisent le réservent à la chasse. C’est un interdit total, commun à tous les guerriers : on ne tue pas un homme avec du curare, même s’il débarque avec des armes inconnues pour détruire ta civilisation et annihiler ton peuple.

– Ben justement, c’est curieux, non ?

– Tu veux que je te rappelle l’effet produit ?

– Non ça ira, j’ai bien compris : curare, mais décès fréquent.

– Voilà. Je ne sais pas d’où vient le tabou, mais il y avait manifestement une sorte d’équivalent de la Convention de Genève dans l’Amérique précolombienne. La chasse au curare, oui. La guerre, non. Et dieu sait que les mêmes tribus ont pourtant utilisé un paquet de saloperies de poisons pour en enduire leurs pointes de flèches, mais jamais le curare.

– Juste la chasse, entendu. C’est quoi, l’avantage par rapport à une bonne vieille flèche entre les deux yeux de la biche qui médite au bord de l’eau ?

– Je ne suis pas bien certain, pour les biches, tu sais. Mais en revanche, c’est vachement utile, une fléchette ou un dard enduit de curare. Un de ses surnoms en langue Galibi est « la mort qui tue tout bas ».

– Classe.

– Très. Mais vrai, surtout. Si tu touches un animal, tous ses petits potes qui traînent autour ne vont pas bouger d’un iota.

– Ah ?

– Nan. Parce qu’il ne va pas paniquer et courir partout en pissant le sang, ce qui est plutôt courant quand une flèche te pousse subitement dans le fion. Il va se contenter d’étouffer dans le plus grand des calmes.

– Mais c’est si efficace que ça ?

– Un truc de dingue. Sur des petits animaux, la mort est quasi instantanée. Pour des oiseaux ou des gros mammifères, ça peut prendre un peu plus de temps en fonction de la dose et de la qualité du poison, mais ça ne prend que quelques minutes. Et comme pour ton personnage tout à l’heure, l’effet rappelle un peu ceux d’un de tes pets.

– Pardon ?

Silent and deadly. Quelques instants après avoir été touchée, la proie se couche comme sil elle s’apprêtait à piquer un roupillon. Rien de plus calme, aucune lutte, aucun réflexe de survie apparent. Et puis couic. Beaucoup moins crevant que de poursuivre sur des kilomètres la bestiole qui aura galopé de partout avant de claquer.

– J’ai une question.

– Une seule ?

– D’accord, plusieurs. Ce n’est pas complétement con d’empoisonner une bestiole que tu comptes bouffer ?

– Eh non. Tu peux bien truffer Bob le Pécari de curare, rien ne t’empêche de t’en faire un rôti ensuite, et sans aucun effet secondaire. Le curare passe pare le sang, pas par la digestion – ou plutôt, il en faut alors de telles quantités que c’est impossible.

– Ils ont trouvé ça comment, les Indiens ?

– Une légende amazonienne veut qu’un chasseur ait vu un faucon gratter la surface d’une liane avant de buter une quelconque bestiole. Il y a sûrement quelque chose de vrai là-dedans, une classique observation de la nature, en l’occurrence des effets de la sève de plusieurs lianes qui ne poussent qu’en Amazonie.

– Et ça se prépare comment ?

– Longtemps. Pas mal d’explorateurs européens ont assisté à l’une des milles manières de préparer de l’urari. Et CORORICOOOOOOOOOO.

Ah ça fait drôle, hein ?

– Non mais ça va pas, non, de brailler comme ça ?

– Je n’y peux rien : c’est un explorateur français, Jules Crevaux, qui a fini par revenir d’un village Piaora avec une recette efficace  : un sorcier lui a donné le truc en échange d’une hache et d’une pièce de cinq francs. Il raconte ça dans son Voyage en Amérique du sud. Et il est revenu avec plein d’échantillons.

Et probablement deux ou trois autres trucs.

– Bon deal.

– Ouaip – enfin il a appris UNE recette. Concrètement, la plupart des chasseurs préparaient leurs propres poisons, ce qui fait que tu te trouves avec une tripotée de variables possibles.

– Comme sur Marmiton. « J’ai ajouté une tête de serpent mort dans le chaudron, mes loulous ont adoré ! »

– C’est un peu ça. C’est de toute façon tiré de plusieurs espèces de lianes mais les peuples d’Amazone ajoutaient plein d’autres ingrédients, soit pour renforcer l’effet du poison, soit pour des raisons symboliques et religieuses : du venin de crapaud ou de serpent, des fourmis venimeuses, des chenilles urticantes, des mygales, des piments…La plupart du temps, ça ne sert strictement à rien parce que les venins supportent plutôt mal la cuisson, mais psychologiquement, c’est important. Mais comme les Indiens ne sont pas des ravis de la crèche, d’autres ingrédients sont utilisés de façon parfaitement consciente et opérationnelle, pour épaissir le curare ou pour le rendre plus collant, par exemple. C’est plus pratique pour t’enduire le dard.

– Sympa.

– Je suis heureux de constater que tu ne sautes pas sur l’occasion de dire une horreur quand je te parle d’enduire ton dard, tu progresses. Bref : Oui, ça a beaucoup fait pour la réputation des Indiens que les Occidentaux se sont empressés de voir comme de dangereux empoisonneurs homicides. Tu n’as qu’à voir l’image qu’en garde la pop culture… Alors qu’encore une fois, jamais le curare n’était employé contre un adversaire humain.

– Injuste, quoi.

– Surpris ? Bref : tu fais cuire à feu vif pendant quelques jours et tu en tires un liquide épais et noir qui ressemble un peu à du jus de réglisse. Ça se conserve dans des tubes en bambous des pots de terre cuite ou des calebasses plusieurs semaines. Et en avant pour aller faire sa fête à Bob le Pécari.

– Pauvre Bob.

– Il n’avait qu’à réussir son jet de dés, que veux-tu que je te dise.

« Bordeeeeeeeeel, Bob ! »

3 réflexions sur « Le poison qui tue tout bas »

  1. Chouette affaire, merci bien.

    Dans la phrase suivante, s’il ne manque pas un « pas », je ne comprends pas :
    « parce que les venins supportent plutôt la cuisson »

    Mais sinon, merci encore.
    Comme d’habitude.

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