La société des biroutes

La société des biroutes

– Encore un whisky ?

– C’est à dire que c’est le huitième.

– On s’en fout, on est confinés.

– D’accord, mais il n’est que dix heures.

– C’est ça ou du thé.

– Du matin. Mais effectivement, plutôt crever, envoie le whisky. Mes compliments, au passage : riche idée, d’avoir fracturé la porte d’un club britannique. Les fauteuils sont confortables, la cheminée chaleureuse, les billards élégants et le bar bien rempli. Quitte à passer huit semaines à l’intérieur, on ne devrait pas être trop malheureux.

Pour un peu, on proposerait à un grand titre national de rédiger un journal pour expliquer à quel point c’est dur, ce confinement.

– Et la bibliothèque n’est pas dégueulasse non plus.

– Je leur reconnais ça, aux Rosbeefs. Dès qu’il s’agit de s’arsouiller avec classe affalés dans des fauteuils en cuir, ils sont imbattables.

– Oh je suis d’accord. On ne fait pas plus british et classieux qu’un gentlemen’s club. Cela étant dit, ils sont aussi imbattables pour ce qui est de s’arsouiller avec classe affalés dans des fauteuils en cuir après une bonne petite séance de branlette collective.

– I beg your pardon ?

– J’ai bien conscience de briser la légende de l’élégance anglaise mais je suis au regret de t’informer qu’il s’y est parfois déroulé de bien drôles de séances, dans leurs fameux clubs.

– Explique.

– Les clubs britanniques ne sont jamais que la continuation des confréries masculines qui se réunissaient dans les pubs et les tavernes depuis le tout début du 17e siècle au moins. Le genre de joyeuses bandes de mecs qui se pochetronnaient en causant littérature, politique et spectacle. Le royaume de la joute verbale, du pun et du wit, du jeu de mots, de la répartie…  

– Pas une femme, j’imagine ?

– Oh pour servir les bières et le sack, un vin rouge du Portugal, si. Mais non, ce n’est pas franchement l’idée et on est assez loin de la place qu’elles ont pu réussir à occuper dans les salons français des Lumières. Les clubs anglais, c’est comme la franc-maçonnerie : un monde d’hommes qui l’est resté longtemps, la plupart des clubs londoniens actuels n’ont commencé à admettre des femmes que dans les années 2000, et encore. Et plus le temps a passé, plus les clubs bon enfant des débuts se sont transformés en cénacles sophistiqués, réservés à la haute société. Dès le 18e, on est entre gens de la bonne société – des gentlemen, quoi.

– Une belle bande de vieux réactionnaires conservateurs, en gros.

– Alors… Ça, en revanche, pas forcément. Aujourd’hui, oui, les clubs britanniques se traînent une réputation de ce genre,pas forcément injustifiée d’ailleurs. Tu sens qu’on n’y milite pas forcément beaucoup pour les droits des cols bleus, quoi… Au 18e, on est certes dans la bonne société mais dans la bonne société libérale au sens philosophique du terme, érudite et curieuse. La sociabilité dans les gentlemen’s club, elle sent la contestation à plein nez. Voire le libertinage.

– J’ai un mal fou à associer les mots « anglais » et « libertin ».

Et pourtant, même ce type a fait dans l’extra-conjugal.

– Détrompe-toi. Les clubs du 18e siècle, c’est … bon vivant. Surtout en Ecosse et surtout au Beggar’s Benison, ou Bénédiction du Gueux en bon français.  

– Jamais entendu parler.

– Ce n’est pas le Savile ou le Queen’s Club, d’accord. Mais c’est LE lieu où se réunit à Anstruther, dans le Fife, pas très loin à l’est d’Édimbourg, sur la côte.

– Paye ton trou paumé.

– Pas du tout. Ceux qui le fondent dans les années 1730 font partie de la bonne société écossaise : hommes d’églises, aristocrates, armateurs, artisans réputés… Le plus souvent, les réunions se tenaient à l’étage du Smuggler’s Inn, une des auberges du port, avec un unique objectif…

– La culture ? L’esprit des Lumières ? Des débats philosophiques, scientifiques et littéraires de haut vol ? L’idéal de l’honnête homme ?

–  Le cul, Sam.

– Ah.

– Le club a pour nom officiel « The Most Ancient and Most Puissant Order of the Beggar’s Benison and Merryland », autrement dit le Très ancien et Très Puissant Ordre de la Bénédiction du Gueux et du Pays Joyeux. Et le pays joyeux en question, ce n’est pas franchement le Pays Imaginaire de Peter Pan, c’est une métaphore du corps des femmes. Bref : la raison d’être du club est littéralement centré sur la sexualité, en plein 18e siècle.  

– C’est un sujet éternel, tu me diras.

– Je ne veux rien savoir de ta vie aventureuse mais me concernant, je n’ai jamais pratiqué en société certains des jeux qui attiraient la meilleure société au Beggar’s Benison, écoute.

– Du genre ?

– Les chansons paillardes, déjà.

– Alors pardon mais j’ai un souvenir très net de toi en train de brailler La Belle Charlotte dans le grand amphi de la facult…

– La mémoire te joue des tours, Sam.

– Une histoire de « fatale disgrâce » et de « carotte qui se casse », si ma mémoire est bo…

– Tu déraisonnes, j’étudiais jour et nuit. Et de toute façon, les joyeux convives ne se contentaient pas de chanter des trucs de carabin en mangeant et en buvant. Ils lisaient aussi des textes censurés, ce qui est déjà nettement plus grave aux yeux de la loi. Ils se faisaient aussi passer une tabatière un peu particulière pour la renifler, un cadeau du roi Georges IV, membre honoraire de l’éminente compagnie. Quand je te dis que le Beggar’s Club n’était pas un truc de clampins de province.

– Ben ce n’est pas tellement libert…

– Le digne souverain avait pris soin d’y loger non pas du tabac à priser mais les poils pubiens d’une de ses maîtresses, Sam. On a malheureusement perdu cette petite tabatière.

– C’est bien regrettable. Pour l’histoire et pour l’anthropologie, je veux dire.

– Huhu. Et ils picolaient dans des verres de forme un peu particulière, dans ce genre-là.

A la bonne vôtre.

-Très classe.

– Ce n’est encore rien. Ils admiraient certains soirs la plastique de jeunes femmes à l’affection tarifée, payées pour venir poser nues quelques heures sous le regard concupiscent de ces messieurs.

– J’ai un peu de mal à croire qu’ils se contentaient de regarder.

– Moi aussi. Et ils… Grands dieux comment dire ça…

– Ah non mais fais pas ton délicat, ça te ne va pas du tout.

– Ils se masturbaient en cercle autour d’un plat spécialement pour recueillir le produit des bourses respectives de ces messieurs, Sam.

– Ah.

– C’était même un des petits rituels initiatiques réservés aux nouveaux… membres, si je puis dire. D’après le texte d’un auteur de la fin du 19e siècle, Alan Bold, le processus était le suivant : « chacun passait par une petite pièce où deux aides l’amenaient à une érection complète. Une fois prêt, le candidat était escorté devant ses Frères au son de quatre cors de chasse. Le Souverain lui ordonnait alors de placer ses parties génitales sur le plateau, recouvert d’une serviette blanche pliée. Les Membres et les Chevaliers, deux par deux et en érection, venaient alors toucher le pénis du Novice. Ensuite, on remplissait le Verre de la Société (…) Lorsque le nouveau Frère était ivre de tout son cœur et de toute sa joie, il lui était demandé de choisir un passage amoureux du Cantique des Cantiques* et de le lire à haute voix… »

– Et on en a des preuves matérielles, de ton truc ?

– Oh oui. Tu as déjà vu le fameux Verre cérémoniel et le musée de l’Université de Saint Andrew conserve précieusement le fameux plat destiné à recevoir la semence de ces messieurs.

– Pardon ?

– Bien nettoyé.

– Eurgh.

– Contemple et admire. Je te laisse découvrir le dessin gravé sur le métal et le texte qui l’accompagne et qui pourrait se traduire comme « la manière de faire d’un homme avec une femme ».

« Quelqu’un veut du rab ?« 

– MAIS ENFIN.

– Comme tu dis.

– Dis donc, c’est moi où cette biroute porte une sorte de petit sac attachée au bout ?

– Bien vu. C’est à la fois une sorte de charme magique destiné à garantir la solidité des érections de ces messieurs, et une référence à la devise du club « May prick nor purse ne’er fail you », quelque chose comme « que ni la queue ni vos bourses ne vous fassent jamais défaut ». On a aussi retrouvé toute une série de sceaux de cire, dont certains portent exactement le même symbole. Tiens, regarde :

Ne nous mentons pas, on adorerait avoir ce genre de timbres pour envoyer ses amendes au Trésor public, par exemple, mais la Poste est nulle.

– On est bien en 1730, là ?

– Dans ces eaux-là, oui, même si le club a existé jusqu’aux années 1830.

– J’ai une question.

– Je t’écoute.

– MAIS NOM DE DIEU POURQUOI.

– Alors ça…

– Je veux dire, c’est une activité plutôt personnelle, la masturbation, d’habitu… Efface-moi ce sourire lubrique.

– Non mais je suis entièrement d’accord, ce n’est pas vraiment le genre de pratique à laquelle tu t’adonnes avec quinze potes au-dessus d’un compotier, en général. Mais symboliquement, ce n’est pas juste un caprice de privilégiés qui s’emmerdent au fin fond de l’Ecosse.

– Mouais.

– Nope. On peut trouver ça tiré par les poils des roupettes, mais c’est une manière d’envoyer paître à la foi l’autorité religieuse et l’autorité médicale, à une époque où la masturbation n’est appréciée ni de l’une ni de l’autre – la fin du 18e et le début du 19e, c’est la grande époque de la diabolisation de la branlette**, accusée d’épuiser les organismes et d’être un bien grand péché contre Dieu, puisque ça consiste à… tirer à blanc au lieu d’être féconds, de se multiplier, de remplir la terre et de l’assujettir, pour reprendre les paroles de l’Éternel.

– T’essayes vraiment de me faire avaler que leurs petits jeux chelous tenaient de la provocation sacrilège ?

– Ben quoi, ça se tient ?

– C’EST JUSTE UNE BANDE DE TYPES QUI S’ASTIQUENT EN ROND JEAN-CHRISTOPHE.

– Tu n’as aucune conscience politique. Je ne t’inviterai pas dans ma nouvelle société secrète, puisque c’est ça.

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* Très érotique, le Cantique des Cantiques. À l’échelle de l’Ancien Testament, d’accord, mais très érotique.

** Évidemment, qu’on vous prépare un article sur le sujet. Évidemment.

2 réflexions sur « La société des biroutes »

  1. Bonjour,
    Je ne vais pas encore vous remercier ou vous féliciter pour votre narration – ou le choix de vos sujets – parce que j’ai du goût pour la prétérition. Non, je me contenterai de soulever une sorte de lapsus dans la légende d’une des illustrations. Vous vouliez très probablement dire « ne nous mentons pas », mais on peut goûter l’ambivalence de ce que votre clavier a choisit de mettre à la place. Votre clavier est aussi tordu que vous, et c’est pas peu dire !

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