Le Roi des Tempêtes

Le Roi des Tempêtes

– Hé ben, c’est encore un jour à ne pas mettre le nez dehors.

– Vas-y, fais semblant d’être triste. J’imagine que c’est en vue d’une balade que tu as mis des bières et de la glace au frais.

– Je n’avais…pas spécialement prévu de sortir, mais ça restait une possibilité. Je n’aime pas l’idée que mes choix soient contraints par des circonstances indépendantes de ma volonté.

– Mouais. Pas convaincu.

– Mais si, c’est parfaitement logique et courant comme réaction.

– Non, ça je suis d’accord. C’est sur le côté « circonstances indépendantes de ma volonté » que j’ai un doute.

 -On parle de météo.

– Je sais. Mais justement, on est en 2020, bordel. On a bien trouvé comment monter la température planétaire…

– Pas sûr que ce soit un véritable motif de fierté.

– La question n’est pas là. Quand est-ce qu’on va contrôler la météo, à la fin ?

– Ha. Je te rappelle que c’est un sujet que nous avons déjà abordé.

– Oui, je sais, et pas qu’une fois. Mais c’est une question importante, je suis certain qu’on n’en a pas fait le tour.

– Tu as raison, à dire vrai. Je t’ai effectivement parlé de cette croyance tenace selon laquelle un grand bruit pouvait repousser le mauvais temps.

– Je me souviens, tous ces pauvres hères qui ont fini électrocutés parce qu’ils sonnaient les cloches pendant les orages.

– En effet. Et nous avons vu l’idée un peu différente mais guère plus juste des canons censés éviter la grêle en faisant du barouf.

– Je reste prêt à tout essayer pour sauver des pieds de vigne.

– Je l’entends. Tu noteras deux choses à propos de ces précédents épisodes : il y était question de bruits fracassants sans autre forme de précision ; et nous avons surtout parlé de conceptions et inventions européennes. Revenons donc sur ces deux points.

– Allez.

– Regarde un peu par la fenêtre. C’est gris, c’est morne, c’est humide. Et quand je pense pluie, je pense…

– Eau ?

– C’est cette constante faculté à rester au niveau le plus désespérément matériel qui fait de toi un si remarquable interlocuteur. Non, quand je pense pluie je pense évidemment à Plutarque.

La plèbe qui passe ses journées sur Netflix a évidemment des références plus vulgaires, mais ne nous demandez pas de descendre à ce niveau.

Plutarque, qui dit dans la Vie de Marius…

– Non, c’est Pagnol.

– Philistin. Plutarque, donc, qui écrit…ça ne te dérange pas si je traduis, je voudrais que tout le monde suive ?

– Je t’en prie.

– « Après les grands combats tombent des pluies exceptionnelles. »

– Et ? C’est tout ce qu’il dit ?

– Après il continue à raconter la vie de Marius, mais c’est d’un moindre intérêt pour nous aujourd’hui. Mon propos est d’introduire l’idée que le fracas de la bataille provoque la pluie.

– Mais pourquoi donc ?

– Va savoir. Je veux dire que c’est une idée ancienne. Et persistante. D’autant plus quand « le fracas de la bataille » ne se limite plus à des types qui se martèlent l’armure comme des sourds, mais bénéficie de l’apport de la poudre. Parce qu’en matière de bastons assourdissantes, on passe évidemment un cap avec les armes à feu et l’artillerie.

– J’imagine.

– Il paraît ainsi que Napoléon lui-même était convaincu de la véracité de cette notion, ayant constaté par lui-même que les canonades étaient souvent suivies de précipitations. Précipitations d’eau, je veux dire, pas des chutes d’obus ou des gens qui se précipitent pour aller ailleurs.

– J’avais compris.

– Mouais. On raconte en tout état de cause qu’il en tenait compte quand il planifiait ses manœuvres. Aux Etats-Unis, la croyance dans un lien entre grand fracas et pluie va bénéficier d’un événement au retentissement national, à savoir l’ouverture du Canal Erie.

– Comme le lac ?

– Comme le lac, puisque le canal en question le relie à la rivière Hudson, ce qui permet donc d’aller en bateau de New York aux Grands Lacs. En passant par Troie, l’Albanie, Rome, et Syracuse, et tout près de Carthage.

– QUOI ?!

– Eh, oh, m’engueule pas. Pas ma faute à moi si les Américains font n’importe quoi quand ils choisissent leurs noms de villes.

– Orléans ?
– Déjà pris.
– New Orleans ?
– Déjà pris.
– Olean ?
– Ca passe.

L’inauguration du Canal Erie est célébrée le 26 octobre 1825, et c’est un gros truc.

– Les gens avaient vraiment rien à foutre de leurs journées.

– Mais non, c’est important. C’est une voie majeure, la navigation fluviale c’est évidemment pas rien à l’époque, et ça va permettre au port de New York de supplanter celui de Philadelphie. Donc… PAAARTYYYYYYY !

– Moins fort !

 – Nan, PLUS FORT ! Un convoi nautique parcourt le canal de Buffalo à New York, rejoint plus ou moins ponctuellement par d’autres embarcations. Sur les berges, la population se masse. Des batteries de canons sont installées pour tonner au passage de la joyeuse procession. Elles sont installées tous les 10 miles, sur un trajet qui en compte 400.

– NON, JE DIS : C’EST SYMPATHIQUE CETTE PETITE SAUTERIE.

– Rajoute à ça les cloches des églises, les fanfares locales, des feux d’artifices, et toutes les pétoires sur lesquelles la population peut mettre la main. Y’a des décibels.

Fuck Philadelphia !

Or, chose extraordinaire, après cet exceptionnel tintamarre, c’est-à-dire le lendemain, il pleut.

– Il pleut en octobre ? Sans déconner ? Appelez la presse !

– Mais c’est exactement ça. Les gens sont convaincus que les précipitations sont le résultat direct de cette débauche sonore.

– Rhaaa, mais y’a pas un météorologiste sérieux pour leur expliquer que c’est n’importe quoi ?

– Mais quelle magnifique transition !

– N’est-ce pas, hein ? Y’a des moments, je te jure, on croirait que je dis des trucs uniquement pour faire avancer ta narration.

– …

– …

Hein ? Pffff, n’importe quoi.

– Bref. Il se trouve que justement, pas si loin, presque à portée sonore, encore plus précisément exactement à Philadelphie, il y a James Pollard Espy.

– Et c’est un météorologiste ?

– Ah oui. C’est même un pionnier de la météorologie.

– Non parce qu’un type qui s’appelle Pollard, je le voyais plutôt sur la banquise.

– C’est malin.

– Attends, quand même Pollard.

– C’est le nom de jeune fille de sa femme, il l’a pris lors de leur mariage.

– Et c’est très louable de sa part. Mais bon, Pollard.

« Ca vous va pas ? Ok, je vais trouver autre chose. »

– James est un prof de science. Il est né en Pennsylvanie, et y fait carrière. Et il voue une véritable passion à l’étude du temps qu’il fait. Et en particulier des nuages. S’inspirant d’un autre savant notable local, il utilise notamment des cerfs-volants pour les étudier sous toutes les coutures. Il les mesure, prend leur température, observe les courants et circulations d’air. Il est le premier à décrire avec précisions comment se forment les nuages, tout spécialement les cumulus.

– C’est l’authentique professeur Nimbus.

« Hé oh, ça suffit là peut-être, non ? »

– C’est ça. James Espy va jusqu’à élaborer un instrument spécifique, le nephelescope, qui reproduit les mécanismes de formation des nuages et permet de simuler leur constitution. Il devient ainsi LE spécialiste de la convection orageuse et de la cyclogénèse, c’est-à-dire l’étude des phénomènes atmosphériques qui conduisent à l’apparition des nuages d’orage et des cyclones. Parce que pour faire simple, les histoires de convection des courants d’air pour qu’à l’arrivée tu aies un cumulonimbus, c’est pas évident.

– Si tu le dis.

– Et quand je disais que c’était un pionnier, je n’exagérais pas. En 1834, il démarche le parlement de Pennsylvanie et réussit à le convaincre de lui allouer 4 000 dollars pour équiper chaque comté, c’est-à-dire chaque division territoriale, d’équipements de mesure météo. Genre des thermomètres, baromètres, hygromètres, pluviomètres, anémomètres, et sans doute encore d’autres machins-mètres. D’où la toute première mention du terme météorologie dans les archives du Congrès.

– Pas mal.

– Il est tellement passionné par son sujet qu’en 1836 il abandonne l’enseignement classique, pour se tourner plutôt vers des conférences, à destination tant du grand public que des sociétés savantes et institutions scientifiques. Il leur présente notamment sa grande théorie, qui pose que ce sont les mouvements de convection de l’air chaud qui forment les nuages et la pluie. Retiens bien cette idée. Et c’est cette activité qui lui vaudra la consécration ultime.

– La…ultime, carrément ?

– Ah oui.

– C’est quoi, un prix Nobel ?

– Les prix Nobel n’existent pas à l’époque.

– Un poste officiel ?

– Oui, il aura ça, mais c’est pas la consécration ultime.

– Une statue colossale ? Un culte officiel ? Un jour férié pour son anniversaire ? Son nom repris par un groupe de Power Metal ?

– Encore mieux.

– Je vois pas.

– Partout où il va, il est surnommé le Storm King, le Roi des Tempêtes.

– Excuse moi ?

– Pardon, désolé : le STORM KING !!!

« ALORS, CA RIGOLE MOINS LES DEUX GUIGNOLS ? »

– Je m’incline.

– Longue vie au roi. Et tu n’es pas le seul à reconnaître son autorité. En 1840, Espy…

– Pardon ?

– Je veux dire le STORM KING vient faire une tournée en Europe, qui l’amène notamment à s’exprimer devant la Royal Society et l’Académie des Sciences. A la suite de quoi le rapporteur de cette dernière déclare qu’il est l’équivalent pour l’Amérique de Newton pour la Grande-Bretagne ou Cuvier pour la France. Il reprend d’ailleurs, en tout modestie, ce discours en introduction du livre qu’il sort dans la foulée. Qui porte…ben le meilleur titre du monde.

– Vraiment ? Encore ?

– Je te laisse juge. En 1841, il sort La Philosophie des Tempêtes.

– Bordel, il est très fort.

Catégorie : grimoire majeur

– C’est très officiellement notre livre de philo préféré. Tout cela le conduit logiquement, je le laissais entendre, à se faire nommer auprès du gouvernement des Etats-Unis.

– Maître des Tempêtes ? Commandant des Nuées ?

– Officiellement, c’est « simplement » premier météorologiste du gouvernement. Et il ne chôme pas. Il crée les premières cartes météos du pays, ainsi que les bulletins quotidiens. Pour établir tout ça, il constitue un réseau d’observateurs qui lui envoient des rapports tous les jours, en s’appuyant pour cela sur cette toute nouvelle technologie de communication qu’est le télégraphe.

– Pas mal. Beau boulot, il pose les fondements.

– Ce qui lui laisse cependant le temps de travailler au projet qui lui tient vraiment à cœur. Il mène, encore, une intense campagne auprès du Congrès pour qu’il mette en application sa grande idée, celle qu’il a développée dans sa Philosophie.

– A savoir ?

– Eh bien ce qui constitue à ma connaissance le premier projet d’ingénierie météo de l’histoire. Avant de te le présenter, soulignons que les travaux scientifiques d’Espy sont vraiment remarquables. C’est juste qu’à un moment il s’est laissé un peu entraîné par ses idées. Il veut assurer des pluies suffisantes aux Etats-Unis. Comme il pense que c’est l’air chaud qui, au final, créé les nuages de pluie, il en vient à proposer un système pour disposer de façon sûre et régulière de flux importants d’air chaud.

– Je suis le raisonnement, mais pour l’instant ça reste théorique et vague. Il compte s’y prendre comment, exactement ?

– Simple. Dans son livre, il propose tout bonnement de foutre le feu à une bonne partie de la forêt appalachienne.

– Hein ? Mais ?!

– Oui, je sais ce que tu vas me dire : c’est un peu grossier.

– C’est …oui, entre autres.

– James peaufine donc un peu sa proposition : il veut établir, sur un grand axe nord-sud de 600 miles allant en gros de la frontière canadienne au Golfe du Mexique, une ligne de réserves de bois. L’idée étant de foutre le feu et d’allumer de grands incendies de forêt tous les 20 miles, chaque semaine, pendant l’été. Ce qui devrait assurer des pluies abondantes sur les plaines, pour le plus grand bonheur des agriculteurs notamment.

« Hé, pas con. »

– Je viens de recevoir un coup de fil de l’Australie, ils ont quelques commentaires pas très polis sur cette idée.

– Je comprends.

– Mais attends, y’a personne pour lui dire que les Etats-Unis ont déjà connu des incendies de forêts sans que ça provoque de pluies particulières.

– Oh si, mais ça ne le fait pas changer d’avis. Heureusement, son idée est rejetée par le Congrès. A plusieurs reprises, parce qu’il ne se décourage pas facilement.

– Quand même, à un moment on peut compter sur la sagesse des législateurs.

– Ouais, alors à ce propos… Je ne dis pas que c’est ce qui a conduit tous ceux à qui il soumet son idée à la rejeter, mais parmi les arguments qui sont restés et qui ont amené plusieurs élus du sud à être contre, y’a quand même des perles. Qui ne valent pas franchement mieux que le plan initial.

– Mon Dieu.

– Tu ne crois pas si bien dire.

– Par exemple ?

– Eh bien un certain nombre de parlementaires s’opposent au plan parce qu’ils ont précisément peur qu’il marche trop bien. Selon un sénateur du Kentucky, notre Etat préféré, si Espy peut provoquer la pluie, il va « rompre la promesse divine selon laquelle la terre ne pourra plus être submergée ».

– Ah ben tiens, ça m’aurait étonné.

– Un collègue de Caroline considère que s’il peut provoquer la pluie, il peut aussi l’empêcher.

– Mais enfin pourquoi, ça n’a rien à v…

– Viens pas me perturber avec ta logique. Si Espy peut contrôler les précipitations dans un sens ou l’autre, ça va pas, parce que seul Dieu peut exercer avec justice le pouvoir sur la pluie. Si on le laisse entre les mains de l’homme, par définition faillible et cupide, ça va mal finir.

– Ca je peux au moins entendre la dernière partie.

– Enfin, tu as ceux qui pensent que c’est encore une manifestation de la volonté centralisatrice et autoritaire de l’Etat fédéral, qui veut tout contrôler, y compris la météo.

– Attends, autrement dit si une idée idiote n’est pas passée, c’est en vertu de contre-arguments encore plus crétins ?

– Une fois encore, ce sont les oppositions qui sont restées, ça ne veut pas dire qu’elles étaient majoritaires. Toujours est-il que le Storm King subit un revers, et son projet ne sera jamais mis à exécution. Dieu merci.

Vous me faites suer, puisque c’est ça je rentre chez moi et je fais ce que je veux ! »

Pour autant, si les hommes passent, les idées demeurent…

A suivre

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