Un art est né dans le plafond

Un art est né dans le plafond

– Mais qu’est-ce que tu fous déguisé en plâtrier ?

– En peintre. J’ai le confinement utile, moi, monsieur. Je ne rouille pas sur mon canapé des heures en alignant les séries.

– Menteur.

– Bon, d’accord, je fais ça aussi. Mais là, je vais repeindre un plafond.

– Tu sais que c’est un métier, peintre ?

– Il y a des gens très bien qui ont repeint des plafonds alors que ça n’était pas du tout leur métier, je te signale.

– Qui, par exemple ?

– Michel-Ange. Il a peint toute la chapelle Sixtine sans cesser de répéter que ça n’était pas du tout son boulot.

– Tu ne comptes comparer le coup de badigeon de saligaud que tu comptes passer dans ta salle de bain avec la Sixtine ?

–  Si.

– La thèse est osée.

– Et comme toutes thèses, parfaitement défendable. Et je me répète : Michel Ange ne se voyait pas comme un vulgaire barbouilleur – il n’avait littéralement rien peint de majeur avant de s’attaquer à la chapelle du pape, et certainement pas une fresque. Dans son esprit, la sculpture l’emportait largement – c’est en tout cas la raison qu’il a invoqué en envoyant bouler le pape Jules II quand le brave pontife a commencé à le tanner pour que Michel Ange lui refasse le plafond de la chapelle, complètement explosé par les vibrations du chantier de la basilique Saint Pierre.

– Ce n’est pas un peu risqué d’envoyer bouler un pape ?

– Disons que ça dépend des papes mais que dans le cas de Jules II, ce n’est effectivement pas l’idée du siècle. Quand on lui dit « non », Jules comprend « peut-être » et a tendance à insister.

– Beaucoup ?

– Plusieurs années. Il tient absolument à confier ce chantier colossal – 520 mètres carrés rien que pour la voûte – à Michel-Ange qu’il connaît bien : il l’a fait venir de Florence à Rome pour sculpter son propre tombeau, en 1505, soit la bagatelle d’une quarantaine de statues. Il commence à travailler le jeune sculpteur au corps en 1506 et ce pauvre Michel-Ange a beau freiner des quatre fers, il a beau se barrer de Rome, la volonté de fer de Jules II l’emporte – le papa a quand même été jusqu’à menacer Florence d’une guerre pour que Michel-Ange revienne. Il finit par signer officiellement son (gros) contrat le 8 mai 1508 : 15 000 ducats, une fortune. Et il se prend même au jeu.

– C’est-à-dire ?

– La commande initiale prévoyait les portraits des douze apôtres sur les courbes de la voûte et des petits zigouigouis partout pour habiller le reste, le genre grappes de raisins sur des feuilles de salade. Un peu pauvre pour Michel-Ange, grand modeste devant l’éternel, qui propose de voir plus grand et de peindre sur la voûte elle-même une immense fresque, neuf scènes spectaculaires inspirées de la Genèse. Tout le monde connaît la plus célèbre, celle qui montre Dieu touchant le doigt d’Adam.

– Azy tire sur mon doigt.
– Non écoute Adam je ne t’ai pas créé pour ça, merde.

– Donc c’est parti ?

– C’est parti mais tu ne peins pas la Sixtine debout sur un tabouret. Le premier souci de Michel-Ange, c’est de trouver le système qui lui permettra de peindre dans de bonnes conditions.

– Ben un échafaudage, non ?

– Justement non. Pour éviter de partir du sol, le Florentin fait fixer une sorte de plate-forme suspendue qui va d’une paroi à l’autre et sur laquelle il peut se balader debout : contrairement à une légende tenace, Michel-Ange n’a pas peint la Sixtine couché sur le dos mais bien debout, la tête penchée en arrière et le pinceau tenu à bout de bras.

– Paye ton torticolis.

– Physiquement, il a ramassé, oui. Il s’en est même amusé dans un petit sonnet passé à la prospérité, je cite : « Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque / Sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie / Et la peinture qui dégouline sans cesse / Sur mon visage en fait un riche pavement / Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse / Faisant par contrepoids de mon cul une croupe /
Chevaline et je déambule à l’aveuglette.
 » Il s’est aussi représenté lui-même en train de peindre dans ce petit gribouillis.

Et tout ça sans même pouvoir écouter du Abba sur un vieux transistor à moitié recouvert de plâtre comme tout bon bricoleur qui se respecte.

– Un peu de respect quand tu parles des gribouillis de Michel-Ange.

– Tu m’accorderas que par rapport à la Sixtine, c’est un poil négligeable. Le plafond, c’est 40 mètres de long pour 14 de large. 560 mètres carrés, sans compter les courbes des voûtes, les lunettes… En tout, c’est 1100 mètres carrés qu’il faut peindre, et vite.

– Comment ça vite ?

– Jules II se distingue par bien des qualités mais la patience n’en fait pas partie, d’autant qu’il se voit vieillir. Pendant quatre ans, il n’a pas arrêté de pousser Michel-Ange au cul pour qu’il avance plus vite sur les neuf scènes de sa Genèse.

– Il faut bien que Genèse se passe.

– C’est malin. Michel-Ange bosse comme un chien mais n’avance pas vite pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il est tellement maniaque et obsessionnel qu’il travaille pratiquement seul : après avoir employé six assistants, il finit par dégager tout le monde et n’en garde qu’un, chargé de lui préparer ses pigments. Techniquement, ce n’est pas simple non plus : le Florentin n’y connaît strictement rien en plâtre quand il se lance et doit affronter toute une série de défis pratiques pour s’organiser, d’autant qu’il travaille avec la technique du lavis, qui ne te laisse aucune chance de corriger un trait loupé : si tu foires, tu casses tout et tu recommences. Artistiquement enfin, Michel-Ange se creuse le crâne pour exprimer la gloire divine mais tu ne peins pas tout à fait Dieu comme un bouquet de fleurs, d’où des angoisses sans nom pour savoir s’il est à la hauteur.

– Tout ça avec le pape qui le surveille en permanence ?

– C’est du harcèlement moral dans toute sa splendeur. Sachant que les deux hommes ont un caractère… affirmé, c’est engueulade sur engueulade. D’après Ascanio Condivi, contemporain et biographe de Michel-Ange, le pape aurait été jusqu’à menacer physiquement le peintre le jour où Michel-Ange a répondu un peu sèchement « quand je pourrai ! » au pontife qui lui demandait pour la énième fois la date à laquelle l’œuvre serait achevée.

– Pire qu’un gosse en bagnole.

– Voilà. Michel-Ange a failli jeter l’éponge mais 500 ducats et pas mal de câlinothérapie ont fini par le convaincre de rester pour achever son travail, terminé autour de la Toussaint 1512. Quatre ans après avoir commencé et juste à temps : le 31 octobre 1512, Jules II inaugure officiellement la chapelle et meurt quelque mois plus tard, en février 1513. Michel-Ange, lui, a sérieusement calmé la concurrence : à 37 ans, il est Il Divino, le Divin dont personne ne remet plus en cause la place de cador total en Italie.

– Et il en a enfin terminé avec cette foutue Sixtine.

– Même pas : 25 ans plus tard et à la demande d’un autre pape, il y retournera pour peindre le Jugement dernier sur le mur de l’autel, un autre chef d’œuvre assez dingue, avec 400 personnages représentés. Tous à poil, Christ compris.

– Quoi ? Mais non. J’y suis allé, dans la Sixtine, on n’y voit pas l’ombre d’une partie génitale quelconque.

– Ah ça, c’est grâce au travail de Daniel Da Volterra qui a remis un slip à tout le monde à la demande de Paul IV, un an après la mort de Michel-Ange. Et qui y a gagné pour les siècles des siècles le surnom glorieux de Braghettone, ou faiseur de calbute.

– Moche.

– Ben faut admettre que ça trahit tout de même légèrement l’œuvre, si tu veux mon avis.

2 réflexions sur « Un art est né dans le plafond »

  1. À titre tout à fait personnel, je crois pouvoir décerner le titre de « meilleur titre jusqu’ici » à celui qui est ici.

  2. Excellent comme d’habitude.
    Par contre, une erreur de frappe a transformé le Pape en papa … JE sais qu’on dit la papa mobile mais quand même. 😉

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