L’affaire Chasles, ou la plus belle arnaque du 19e siècle
En février 1870, un tribunal parisien se penche sur une affaire qui doit toujours faire rigoler les juges aujourd’hui, même six pieds sous terre. À ma gauche, Michel Chasles, mathématicien et géomètre génial de 77 ans. A ma droite, Denis Vrin-Lucas, dit Vrain-Lucas, ex-clerc de notaire, ex-greffier et ex-avoué, mais surtout véritable expert du faux, de l’usage de faux, de l’escroquerie, du filoutage et de la friponnerie, doué d’un vrai talent pour vieillir à la chandelle et à l’eau sale encres et papiers. Neuf ans plus tôt, le brave garçon s’est présenté au domicile de Chasles pour lui proposer quelques lettres manuscrites de toute évidence très anciennes. Il se présente comme l’intermédiaire d’une famille d’aristocrates désargentés, contrains de vendre les collections familiales. Chasles craque et s’offre trois lettres de Molière, Rabelais et Racine pour la somme pas du tout modique de 900 francs Germinal.
Pour Vrain-Lucas, c’est le bingo : en huit ans, il vend à Chasles un joli total de… 27 345 lettres, messages et autres autographes pour 140 000 francs. En tout, 660 grandes figures des lettres, de l’histoire et des arts sont censés être les auteurs de ces écrits, échelonnés sur une bonne vingtaine de siècles. Le hic ? Non seulement tous sont des faux, mais ils sont abominables. Le plus beau, c’est sans doute le laissez-passer signé d’un Vercingétorix qui écrit dans un français ma foi un français plutôt bon pour le 1er siècle avant notre ère : « J’octroye le retour du jeune Trogues Pompens auprès de Jules César son maître et ordonne à tous qui ces lettres verront le laissez-passer librement et l’aider au besoin. » Franchement, n’importe qui tiquerait un peu. Pas Chasles qui achète sans sourciller une missive d’Alexandre le Grand, une autre signée de Lazare à Saint Pierre ou cette dernière « de Cléopâtre, reyne d’Egypte, à son très amé Jules César, empereur ». Passons sur le fait que César n’a jamais été empereur, c’est surtout le fait que la lettre soit écrite en français qui paraît le plus beau, vu d’aujourd’hui…
Du coup, on s’est dit qu’on allait se lancer aussi. C’est 1000 balles, et franchement, c’est cadeau.
La lettre de trop
Comment Chasles, homme d’une rare intelligence et sorti d’une école où le latin, l’histoire et les humanités n’étaient pas une option, a-t-il pu se faire avoir 27 000 fois par des courriers TOUS écrits dans un vieux français de cuisine, tendance pseudo-médiévale ? Mystère. Toujours est-il que le petit arrangement entre les deux hommes fonctionne des années, jusqu’à ce que Vrain-Lucas ne refile à Chasles une nouvelle dépêche, cette signée de Pascal et adressée à Newton – qui avait onze ans à la date de la lettre, mais Chasles n’en est plus à ça près… Mieux : la lettre laisse entendre que Pascal aurait découvert la gravité avant le savant anglais. Tout fier, baigné d’orgueil national, le mathématicien offre aussitôt ces lettres à l’Académie des sciences, suivies d’autres, toutes plus fantaisistes que les autres dont ma préférée : une lettre de menaces de… Caïn à Abel !
Oui, quand même.
Assez vite, quelques collègues moins naïfs émettent des doutes mais la stature et la réputation de leur illustre confrère bride un temps les critiques. Pourtant, certains observent que les archives authentiques de la main de Pascal ne manquent pas et que leur écriture n’a strictement rien à voir avec celle des lettres de Chasles, qui n’en démord toujours pas : il fait bien surveiller Vrain-Lucas, mais pour s’assurer que ce dernier ne fuit pas avec les 3 000 documents qu’il lui a promis.
Arrêté en septembre 1869, Vrain-Lucas aura eu le mérite de ne pas nier – au contraire, il se fait une gloire d’avoir pigeonné l’un des plus grands esprits de son temps. La sanction est clémente pour l’époque : deux ans ferme et quelques centaines de francs d’amende. Vrain-Lucas se fit à nouveau pincer quelques années plus tard, à plusieurs reprises, mais finit paisiblement ses jours comme libraire à Châteaudun.
Ce qui est très très moche, réflexion faite.
Quant au malheureux Chasles, sa réputation sortit un rien délabrée de l’affaire. Il passa pour un imbécile dans toute l’Europe – auprès des Anglais en particulier, qui avaient gardé l’histoire de Newton en travers
6 réflexions sur « L’affaire Chasles, ou la plus belle arnaque du 19e siècle »
Les faux documents, dans l’histoire, c’est un must et toujours très drôle, à commencer par la donation de Constantin
D’autant que n’importe qui peut se faire prendre, à commencer par Chasles, donc
Il y a qq années, à l’agrégation d’histoire, le document d’histoire médiévale à commenter était tellement parfait (il racontait un conclave de l’intérieur) qu’il s’agissait d’un pastiche (ce qui avait échappé aux collègues chargés de proposer le sujet) ; un beau scandale à la clé
Quant à Chasles, il a les moyens : 900 euros 1870, ça fait tt de même qq ch comme 3500 euros ; et avec 140 000 euros, on atteint les 540 000 euros !!
Amusant, nous avons récemment mis la main sur l’original du procès-verbal de ce conclave. Pour un lecteur de la première heure, nous ferons évidemment un geste commercial.
Il y a pourtant des récits authentiques de conclaves, comme celui de l’élection d’Alexandre VII dans les mémoires du cardinal de Retz.
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Voilà un pigeon, champion toutes catégories !!
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