L’agité de la couronne

L’agité de la couronne

Caligula, Staline, Paul Deschanel et quelques autres : on ne compte plus le nombre de rois, d’empereurs ou de dirigeants qualifiés de parfaits cinglés. À tort ou à raison, d’ailleurs : saper l’autorité du patron en lui taillant un costume de fou dangereux est un moyen comme un autre d’abimer son image, voire de justifier tel complot ou tel coup d’État – on pense fort à toi, Néron. Mais dans un cas au moins, la dégradation de l’état mental du couronné fait d’autant moins de doutes que le règne de l’intéressé s’est étiré sur la bagatelle de 42 ans et que tout le monde a bien pu prendre le temps de constater les dégâts : Charles VI, alias le Bien-Aimé, alias le Fol – cocorico, un Français.

Si vous ne situez pas immédiatement Charles VI, on vous en voudra d’autant moins que le début de son règne n’a rien de retentissant. Un roi de France qui succède à son père, astucieusement numéroté Charles V pour que tout le monde s’y retrouve, c’est après tout le principe. Disons tout de même que son accession au trône, en 1380, se déroule dans un pays passablement bordélisé par cinq décennies de guerre contre les Anglais d’une part, par ses conflits intérieurs d’autre part. Et encore, on vous fait grâce des conséquences du Grand Schisme d’Occident qui se solde par la concurrence entre deux papes, celui de Rome et celui d’Avignon*.

Qui es-tu, Charles VI ?  

Dans le cours cahoteux de la guerre de Cent Ans, 1380 n’est pas la pire année possible pour prendre les commandes, ceci dit. Grâce aux efforts de papa Charles V bien secondé par l’ami Du Guesclin, les Anglais se sont fait rouler dessus un peu partout. Le conflit semble d’autant plus parti pour se figer que le pays traverse une période de régence. A 12 ans, Charles VI est trop jeune pour régner et ce sont donc ses oncles les ducs d’Anjou, de Bourgogne, de Berry et de Bourbon, qui gèrent les affaires à sa place – d’autant plus mal qu’ils s’entendent à peu près aussi bien qu’une portée de chats sauvages autour d’une seule gamelle. Leur lutte constante pour le pouvoir finit de fatiguer une population déjà mise à rude épreuve et écrasée d’impôts et Charles VI, en grandissant, doit employer le plus clair de son temps à envoyer paître ses tontons avec l’aide de ses conseillers, les Marmousets. Il y gagne son premier surnom, le Bien-Aimé.

Il faut dire que le jeune roi a de l’allure : athlétique, excellent cavalier, épris de tradition chevaleresque, il a tout pour séduire et il n’en prive pas, à en croire la réputation de cavaleur qu’il ne tarde pas à se construire. C’est un garçon insomniaque et fougueux, le genre de type capable de secouer la terre entière en pleine nuit sous prétexte qu’il fait un temps idéal pour aller chasser, mais il a incontestablement du charisme en dépit de petites maniaqueries que son entourage lui passe bien volontiers – d’abord parce qu’il est le roi, ensuite parce qu’il a l’énergie communicative.

« J’aimerais autant me coiffer d’un entonnoir, si vous avez. »

« J’ai entendu KLONG »

Voilà donc l’homme qui chevauche dans la forêt du Mans le 5 août 1392 sous une chaleur assommante : un souverain de 24 ans, bien entouré et plutôt fin politique, mais aussi imprévisible qu’impétueux. Il vient d’ailleurs d’en donner une nouvelle preuve en se lançant avec toute sa troupe à la poursuite du duc de Bretagne, qu’il accuse d’avoir fait assassiner son connétable. Charles VI en fait une affaire personnelle : enragé de colère, il marmonne des menaces depuis des semaines.

C’est là qu’intervient un incident curieux, attesté par plusieurs témoins. Des taillis surgit soudain une sorte de version médiévale du clochard qui se jette sur le cheval du roi. Par ailleurs inoffensif, le vagabond hurle des avertissements décousus, jurant au roi qu’on l’a trahi et qu’il doit faire demi-tour. Plongé dans un état de nervosité accru par la fatigue, étourdi par la torpeur estivale qui trempe son habit de velours, Charles VI semble impressionné – mais la troupe reprend sa route, se contentant d’éloigner le gêneur dont les hurlements s’entendent encore à l’arrière-garde.

Quelques minutes plus tard, alors que la troupe écrasée de chaleur progresse à petite allure un des gardes laisse échapper sa lance qui vient frapper bruyamment le casque du soldat qui le devance. Brutalement tiré de ses pensées, Charles VI est alors saisi d’une pure crise de folie furieuse. Il dégaine son épée et fonce à bras raccourci sur… ses propres gardes du corps, légèrement coincés face à l’assaut de celui qu’ils ne peuvent par définition pas déboîter puisque, eh bien, c’est le putain de roi.  Quand on parvient enfin à le ceinturer, le bilan est lourd : quatre morts.

Immobilisé et étendu dans un chariot qui repart illico pour Le Mans, Charles VI ne revient pas pour autant à la raison. Il sombre dans une sorte d’inconscience qui dure deux jours, au point qu’on s’attend à le voir passer l’arme à gauche à tout le moment. Mais non : une fois réveillé, le roi semble se remettre doucement ; en octobre 1392, il gouverne comme s’il avait retrouvé la pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Effondré par les conséquences de sa crise, il verse une compensation financière aux familles de ses victime et promet des pèlerinages.

Rémissions impossibles

C’est l’avantage d’un pareil patient : chaque jour ou presque de son existence est décrit et commenté par son entourage. Les quatre années sont calmes en dépit de quelques alertes, jusqu’au printemps 1393. Le 15 juin, Charles VI « revint en la fureur où il avait été au Mans », écrit l’avocat et chroniqueur contemporain du roi, Juvénal des Ursins. Dès lors, les épisodes de folie n’arrêteront plus de se succéder à des intervalles de plus en plus courts. De 1393 à 1422, année de la mort du roi, l’historien Bernard Guénée a recensé… 53 crises successives – encore ne s’agit-il que des épisodes qu’on se donne la peine de signaler.

Entre chaque crise, Charles VI connaît des périodes de rémission toutes relatives. Dans ses moments de lucidité, le roi cède à l’abattement face aux conséquences de son comportement. Michel Pintoin, un autre témoin aussi connu comme le Religieux de Saint-Denis, s’en désole sur des pages : « il commença (…) à se livrer à des extravagances tout à fait indignes de la Majesté Royale (…) à la longue, son esprit se couvrit de ténèbres si épaisses qu’il oublia complètement jusqu’aux choses que la nature aurait dû lui rappeler ».

Quand on se rappelle que personne ne peut déposer un prince de France, intouchable parce que sacré à Saint-Denis et donc arrivé là par droit divin, ça signifie qu’on est dans la mouise jusqu’au cou.  Charles VI n’est pas un simple fou, c’est un roi fou, et même un roi qui s’enfonce chaque année un peu plus dans la démence. Avec de lourdes conséquences dans un royaume divisé : au cours de cette régence qui ne dit pas son nom, l’Angleterre reprend du poil de la bête et s’installe en Normandie, la chevalerie française se fait tailler en pièces en 1415 à Azincourt et on signe surtout le désastreux traité de Troyes qui fait en théorie du roi d’Angleterre l’héritier du royaume de France…

Je s’appelle Georges

La liste des symptômes et des troubles de Charles VI, longue comme le bras, est confirmée par tous les témoins du temps. Un matin, le roi soutient qu’il ne se nomme pas Charles, mais Georges (c’est joli, Georges). Le lendemain, qu’il n’est pas marié, qu’il n’a pas d’enfants et qu’il n’est pas roi de France, ce qui le pousse à gratter ses propres armoiries avec fureur sur les meubles et les tapisseries, quand il n’envoie pas une bûche à travers une vitre marquée par les trois lys. Non seulement Charles ne reconnaît plus la reine, Isabeau de Bavière mais il la prend en horreur et la repousse brutalement, en suppliant qu’on retire de sa vue cette femme qui l’importune.

Dans le même temps, il ne lâche pas sa belle-sœur Valentine, au point qu’on finit par éloigner de la cour. Il lui arrive, raconte le Religieux de Saint-Denis, de « danser de manière burlesque et obscène sans aucun souci de sa dignité » dans les couloirs de son hôtel de Saint Pol, dont il faut bientôt murer les fenêtres de peur qu’il ne saute à travers dans une de ces crises qui le jettent hagard dans les couloirs : « Il courait souvent çà et là dans son palais, jusqu’à complet épuisement de ses forces ». Autre manifestation frappante : le roi se dit parfois fait de verre et redoute de se briser en mille morceaux, au point de s’entourer d’oreillers matelassés et de cesser de monter à cheval, loisir qu’il adore pourtant.

D’autres jours, il tombe dans une torpeur et une tristesse infinie, suppliant qu’on lui retire son couteau pour ne blesser personne. Dans la vie intime, il se montre si violent et si brutal qu’on ne laisse bientôt plus accéder à la chambre de la reine qu’en présence de ses médecins et de quelques solides gaillards – il lui fera onze enfants tout de même, dont le futur Charles VII, mais on finit bientôt par lui barrer la chambre d’Isabeau de Bavière, quitte à appointer une maîtresse royale un peu spéciale, Odette de Champdivers, chargée de « soulager » les appétits charnels du roi tandis qu’on protège l’intégrité physique de la reine…

En 1405, le roi connaît une crise longue : pendant cinq longs mois, il refuse de changer de linge, de se laver et de se laisser raser, explique le Religieux de Saint-Denis, encore lui : « la crasse produite par la sueur avait fait venir des pustules sur plusieurs parties du corps. Il était rongé de vermine et de poux qui auraient fini par pénétrer dans les chairs ». Il faut le saisir par surprise et le laver de force pour lui redonner un semblant de dignité…

Bref : quand le roi ne se balade pas la biroute à l’air dans les couloirs, il se montre tour à tour surexcité et éteint ou prostré, incapable dans les deux cas d’assurer ses obligations.

Sorciers et guérisseurs

Il serait ceci dit parfaitement faux de croire que personne n’a rien tenté pour soigner une démence que personne ne conteste. Question traitements, en revanche, on sent qu’il s’en faut encore de quelques siècles de progrès chimiques et médicaux.

Pour ses contemporains, la furor du roi – cette frénésie caractéristique de son comportement – ne saurait avoir que deux causes : le poison ou les sortilèges. La thèse de l’empoisonnement étant finalement écartée par l’entourage du roi, c’est la seconde qui paraît une évidence, à une époque où peu de personnes contestent vraiment l’existence et l’efficacité des arts occultes – médecins et religieux compris.

Conséquence quasi-logique : jusqu’en 1398 au moins, toute une foule de sorciers, de mages, d’astrologues et d’alchimistes débarque à la cour, chacun se faisant fort de réduire les symptômes du roi contre de véritables petites fortunes, versées en général par des princes de sang soucieux de se faire bien voir du roi en cas de succès. Surréalistes et drôles aujourd’hui, les témoignages des contemporains regorgent d’épisodes pittoresques – mention spéciale aux deux sorciers qui recommandèrent à douze hommes enchaînés de se rendre au milieu des bois pour y tenir un vaste cercle de fer en récitant des incantations par une nuit de pleine lune, des fois que.

Inutile de dire que rien n’a pas marché et qu’à ce jeu risqué, pas un seul de ces sorciers n’échappa au supplice une fois l’échec constaté : le bûcher ou la décapitation, en général, avec quelques écartèlements pour les plus sportifs.

Pour être honnête, l’entourage du roi ne s’est évidemment pas contenté de livrer Charles VI à une bande de rebouteux aussi atteints que lui, pour certains. Mais avec un tableau clinique pareil, bien malin qui peut dire de quoi souffrait exactement le roi… Chez ses contemporains, le mot folie qui existe pourtant, est d’ailleurs rarement employé. On parle de fureur, de frénésie, d’insanitas ou de perte de l’entendement, mais le fait est qu’aucun praticien ne comprend rien à cette maladie « qui moult les ébahit et déconfit », note Juvénal des Ursins. Et aujourd’hui ? Poser un diagnostic au sujet un patient mort depuis plus de 600 ans n’a bien entendu aucun sens, et on en est réduit aux hypothèses. Celle qui revient le plus souvent évoque une psychose maniaco-dépressive – une bien cognée tout de même.

Du vivant du roi, les médecins ont fait leur possible pour traiter le roi, ou au moins le soulager. Mais aucun praticien du temps ne disposait de l’arsenal théorique ou pratique nécessaire pour parvenir à quoi que ce soit, une fois sorti de mesures qui relèvent au mieux du vœu pieu, comme lorsque le médecin Guillaume de Harseley recommande de « ne pas le courroucier ni le mélancholier ». On entoure donc le royal patient d’une douceur vigilante et d’une écoute bienveillante qui n’excluent pas certaines mesures de contention limitée, entre deux distractions appropriées : jeux, exercices physiques… Les physiciens de la cour en sont réduits à tenter des actes dangereux et inutiles comme la saignée ou… un semblant de trépanation, une « purgation de la tête » destinée à évacuer les « vapeurs » cérébrales pour équilibrer les fameuses humeurs. Chou blanc, évidemment : après quinze ans d’effort, l’Université de Paris finit par admettre officiellement qu’elle n’y comprenait rien. « Finalement on ne sut que conclure, ce dont les seigneurs ne furent pas bien contens », relève avec un rien d’ironie (cette langue de pute) de Juvénal des Ursins. Et on n’est pas plus avancés aujourd’hui.

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* On reconnait celui d’Avignon à sa manière de conclure chaque cérémonie par la formule « Gloria in excelsis Deo, té, putain cong ».

One thought on “L’agité de la couronne

  1. loin de moi l’idée de vouloir chipoter, mais d’octobre 1392 au printemps 1393, je ne crois pas que ça fasse 4 ans… et sauf erreur de ma part le sacre était, à cette période, fait à Reims et non à St Denis.
    Le vacances deviennent urgentes.

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