Le coup du siècle

Le coup du siècle

– Grmmmpf.   

– Tu ronchonnes pour quoi, ce coup-ci ?

– ÇA NE VA PAS DU TOUT JEAN-CHRISTOPHE. HOLLYWOOD FAIT N’IMPORTE QUOI.

– Et d’une, tu seras gentil de ne pas hurler. Et de deux : certes. Mais plus précisément ?

– Le Far West et les cow-boys. C’est abominable. Même le Puy du Fou ne fait pas à ce point là n’importe quoi.

– J’en connais un qui en a encore regardé un western.

– Oh oui. Et ça ne rate jamais : dès que je rentre un peu dedans, il y a une scène où je pleure du pus.

– Ah je vois. Les outlaws lancés au galop qui stoppent pile dans l’axe de tir des héroïques défenseurs ?

– Ah oui tiens, celle-ci aussi. Mais non.

– Les Comanche qui se prennent les pieds dans leurs étriers quand on les touche et qui se font entraîner derrière leur cheval emballé alors qu’ils n’avaient pourtant pas l’ombre d’une selle sur le plan d’avant ?

– Je… Non. C’est énervant aussi, mais non.

– Le gredin planqué sur le toit de la banque qui tombe TOUJOURS en avant pour s’écraser dans l’abreuvoir ?

– Ah oui, aussi. Mais non.

– Alors quoi ?

– Les duels, bordel !

– Eh ben quoi les duels ?

– Mais il n’y en a pas un qui tient debout ! Des mecs qui se tirent dessus à 100 mètres avec des pétoires pas possible et qui font mouche, des tireurs d’élite qui dégainent en une nanoseconde à tous les coins de rue, des zozos qui font tourner leurs flingues autour de leur index alors que t’as une chance sur deux de t’en loger une dans les glaouis…

-Je partage ton agacement légitime, Sam. La plupart des affrontements les plus célèbres se sont joués à quatre ou cinq mètres de distance, pas 60 ou 80. Mais tu te trompes de coupable.

– Quoi, tu vas me dire que Hollywood n’en a pas fait des caisses avec les gunfights ?

– Oh si. Mais ce ne sont pas les premiers à avoir raconté strictement n’importe quoi sur la violence dans les rues des petites villes de la Frontière ou dans les saloons du 19e siècle.

– Qui a commencé, alors ?

– Ben les cow-boys eux-mêmes, pour commencer. Une bonne partie des grandes figures de l’Ouest ont publié de leur vivant des autobiographies largement romancées de leurs exploits, en général avec l’aide d’un plumitif quelconque. Wyatt Earp ou Calamity Jane du côté des « gentils » ou les frères James du côté des bad guys, n’ont pas été les derniers à forcer sur l’épique. Ensuite, rappelle-toi la phrase de la fin de l’Homme qui tua Liberty Valance : « on est dans l’Ouest, ici. Quand la légende passe pour la réalité, on publie la légende ». Ben ça résume plutôt pas mal : les journalistes et les romanciers ont embrayé avec les dime novels, des récits à trois sous qui ont forgé à peu près tous les mythes ensuite portés par le cinéma. Tous les archétypes y sont déjà : le héros solitaire au grand cœur, le riche et méchant propriétaire terrien, le lâche qui tire dans le dos, la prostituée au grand cœur, l’Indien fourbe qui scalpe tout ce qui bouge, la jeune héroïne courageuse dans l’épreuve, le shérif usé mais courageux, le vieux ronchon qui mâchonne sa pipe en grommelant des imprécations…

Un certain stoïcisme sénéquien et détaché face à la mort, aussi, bien digne de ces philosophes contemporains.

– Ah oui, lui, il est tout le temps-là. En général il sauve la vie du héros avant de se prendre une balle et de crever après avoir demandé une dernière gorgée de whisky.

– Voilà. En gros, Hollywood a fait du Hollywood : ils ont pompé l’ensemble et en ont encore rajouté dans les grimaces mais ils n’ont pas inventé grand-chose, sur le fond. Mais je te l’accorde, c’est usant. Et au-delà du fait que t’as un peu du mal à avaler les tirs de génie des as de la gâchette, le plus beau, c’est que le duel ne fait pas tellement partie de la belle tradition pionnière américaine, qui consistait plutôt à tomber à douze sur le même gars, de préférence quand il était désarmé. L’affrontement de deux types dans la poussière de la rue principale, c’est rarissime. Alors qu’en France, par exemple, s’envoyer ses témoins pour aller se balancer joyeusement des pruneaux à travers la gueule en bord de Marne à cinq heures du matin n’était pas rare.

– Ah, Évariste Gallois.

– Et sans cette tradition, aurions-nous eu la chance de connaître certains clips de Mylène Farmer ?  

– T’étais pas forcé, tu sais.

– Nan, c’est du pur sadisme.

– Attends… Tu as bien dit rarissime ?

– Oui ?

– Ce qui sous-entend que c’est arrivé, le coup du duel du cinéma ?

– Il y a un cas réel qui relève du pur archétype, oui. Un duel en plein jour devant toute la ville réunie, la grand-rue, la poussière qui vole et un tir impossible.

– Sérieusement ?

– Sérieusement. Et tu ne seras pas surpris de retrouver ce bon vieux Wild Bill Hickok dans l’histoire. Enfin quand je dis vieux, il n’a pas 30 ans à l’époque. En revanche, il est déjà joueur professionnel de poker et il affiche un joli CV. Un bien beau massacre à son actif pour commencer : une fusillade dans un relais du Poney Express. Quand la fumée est retombée, Bill avait transformé trois types pétants de santé en cadavres avec plein de fuites, tout ça sans une égratignure de son côté. Ensuite, quatre ans dans l’équivalent des forces spéciales pendant la guerre de Sécession, côté Tuniques Bleues. Personne ne sait exactement à combien son palmarès s’est arrêté, mais son boulot consistait à s’infiltrer derrière les lignes ennemies pour faire du dégât, ça laisse penser qu’il y allait plutôt pour confectionner des guirlandes de tripes que pour faire des colliers de pâquerettes.

On n’a pas trouvé de guirlandes de tripes.

– Outch.

– Ah ben il n’a pas trouvé son surnom de Wild Bill dans une pochette surprise.

– Jusque-là, ça relève plus du massacre que de l’épique.  

– Ouaip. Jusqu’à ce beau matin de juillet 1867, à Springfield.

– D’ooooh des doughnuts !

– Nan, pas ce Springfield-là. Celui du Missouri.

– Qu’est-ce qu’il fout au Missouri ?

– Il joue au poker. Et il gagne, notamment contre Davis Tutt. Un ancien pote, d’ailleurs jusqu’à ce que Wild Bill se tape sa frangine et que Tutt tente de draguer Susanna Moore, la compagne de Wild Bill. Bref, en juillet 1865, les deux hommes ne peuvent pas s’encadrer.

– Ben… Pourquoi ils jouent ensemble ?

– La plupart du temps, ils s’évitent soigneusement. Et puis le 20 juillet, ils se retrouvent à la même table, au Lyon House. Va savoir pourquoi… Chacun cherche à humilier l’autre aux cartes pour le renvoyer chez lui rincé, cul nu et sans une thune, j’imagine.

– Le concours de biroutes, version poker.

« T’en as déjà vu des comme ça ? »

– Voilà. Et ce jour-là, c’est Wild Bill qui est en veine. En quelques heures, il s’est déjà fait 200 dollars, une jolie petite somme pour l’époque. Et là, Tutt fait sa mauvaise tronche.

– Du genre ?

– Du genre mauvais perdant. Il sort de nulle part une vieille histoire de dette de jeu et exige que Hickok lui rende 40 dollars.

– Oh faut par exiger des trucs, avec Wild Bill.

– Écoute, Bill est une grande âme : il hausse les épaules et file ses 40 dollars à Tutt. Mais Tutt se rappelle soudain que Bill lui en devait 35 de plus, réflexion faite.

– Il doit adorer, Bill.

– Là, oui, ça commence à monter dans les trous de nez. Il répond calmement que ce n’était pas 35 mais 25 et qu’il peut le prouver. Et il se remet à jouer.

– Laisse-moi deviner, Tutt ne se calme pas.

– Oh non. Alors que Bill est encore en train de donner, il lui rafle sa montre, posée sur la table. Une belle montre. En or. Une Waltham Repeater, si tu veux tout savoir.

Ouaip, il y a un archétype pour les montres de western.

– Bonne idée, ça.

– Il peut se le permettre, il a douze potes dans le saloon, la main sur le flingue. Bill proteste mais comme il n’est pas cinglé et qu’il n’a pas d’arme sur lui, se contente de demander calmement à Tutt de remettre sa montre sur la table.

– Et Tutt…

– Ne fait évidemment rien de tout ça. Il se contente de sourire et se casse. Mais ça ne s’arrête pas là.

– Il en rajoute.

– Oh oui. Tous ses potes provoquent Bill à la première occasion, en faisant mine de lui demander des nouvelles de sa montre. Là, ça commence à bien faire : quand des copains de Tutt le chambrent en plein saloon en racontant que Tutt compte se balader sur la place centrale de Springfield le lendemain, avec la montre de Bill au gousset…

– Zis iz provokèchieunne.

– Ah ça… Rien que d’avoir fait courir partout le bruit – injuste – que Bill ne paye pas ses dettes de jeu, c’est grave pour un joueur professionnel. Mais là, ça devient personnel. Quand les éclats de rire se calment, Bill annonce clairement et froidement que Tutt « ne devrait pas arriver au bout de cette place, à moins que les morts ne se mettent à marcher ».

– Punchline.

– Attestée. Et qui est-ce qui se retouve comme un con ?

– Tutt ?

– Ben oui. Quand tu la joues « pas cap !», que le gars te répond que si si et que c’est Wild Bill, tu sens qu’il va faire vilain temps – mais tu peux pas trop te défiler.

– De nos jours, il y a de moins en moins de techniciens pour le combat à pied. L’esprit fantassin n’existe plus, c’est un tort.

– Oui oh ben ça, pas trop, dans le cas de Tutt. Lui aussi a fait la guerre de Sécession, ce n’est pas le genre à reculer quand on sort les Colt.

– Attends, on s’apprête vraiment s’entre-tuer pour une histoire de tocante ?

– Et d’honneur, de fierté, d’un paquet de trucs. Leurs connaissances mutuelles vont passer la journée du lendemain à essayer de désamorcer le truc, mais zobi. Et je suis d’accord, c’est complétement con mais qui est-ce qui arrive le soir sur la grand-place avec une montre rutilante qui brille à la poche de son veston ?

– Tutt ?

– Gagné. Et qui arrive de l’autre côté, l’air mauvais avec son Colt Navy à la ceinture ?

Une horreur à charger, ce truc, ça prend des plombes. Et beaucoup de cambouis.

– Wild Bill ?

– Voilà. Il manque seulement la musique de Morricone mais sinon, tout cadre. Il est 18 heures, la chaleur est encore écrasante, les habitants regardent fascinés le drame annoncé qui commence à se jouer. Alors que les deux hommes sont à peu près à 80 mètres l’un de l’autre, Wild Bill lâche une phrase immortelle.

– Laquelle ?

– « Me voilà, Dave ».

– Mais quel chien de talus tu fais. Des promesses, du suspense, pour ça.

– Attends, ça va venir. Bill arme le chien, plaque son flingue sur sa hanche et à 75 mètres, crie à Tutt de ne pas commencer à traverser la place.

– Et Tutt…

– S’avance, bien évidemment. Les deux hommes dégainent à peu près en même temps mais Bill fait un truc qui a sans doute tout changé.

– Quoi ?

– Il n’a pas joué la vitesse mais la précision. Et il a pris le temps d’appuyer le canon de son Colt sur son avant-bras pendant que Tutt y allait au jugé.

– A 80 mètres ?

– Oui.

– Avec une pétoire pareille ?

– Ça tient en effet plus de l’arrosoir que du flingue, à cette distance. Et la balle de Tutt s’est perdue quelque part.

– Mais pas celle de Bill, c’est ça ?

– Ah non pas trop. Elle a atterri pile entre la cinquième et la septième côte, à gauche de la poitrine de Tutt. Et tu sais ce qu’il y a en dessous, entre la 5e et la 7e côte ?

– Le cœur ?

– Voilà. Tutt encaisse, trébuche sur trois mètres, constate à haute voix qu’il est mort et en tire immédiatement les conséquences. Tu vois un palet de hockey ?

– Oui.

– Tu vois un terrain de tennis ?

– Oui ?

– Ben imagine qu’il y en a trois et demi d’alignés à queue leu leu et que tu viens de toucher le palet à l’autre bout. Tout ça avec un flingue qui vasouille après quinze mètres en étant gentil et pendant qu’on te tire dessus.

– Oui, évidemment dit comme ça…

– Dit comme ça, Wil Bill Hickok vient de réussir un tir impossible. L’archétype, je te dis.

– Non mais c’est un coup de chance ?

– Beeeen… Oui, en partie, forcément. Mais ça reste un truc de dingue.

– Et il est parti dans le soleil couchant, Wild Bill ?

– Non, il est parti à l’ombre et plus précisément en tôle, jusqu’à son procès pour homicide involontaire, le 3 août.

– Attends comment ça, involontaire ?

– Oui, j’ai tiqué aussi. Me demande si ça ne traduit pas justement le côté complètement miraculeux du truc, comme si le procureur avait considéré que tu ne pouvais absolument pas chercher à tuer quelqu’un en tirant d’aussi loin.

– Et il s’en est sorti comment ?

– Les fesses aussi propres et roses que celles d’un bébé, Sam. Trois jours de débats et 22 témoins plus tard, la légitime défense a été reconnue : comme Tutt avait dégainé le premier et tiré un quart de seconde avant Hickok, les jurés ont considéré que Wild Bill n’avait fait que se défendre. Tu ajoutes à tout ça l’attitude provocatrice de Tutt, le fait que Wild Bill avait plusieurs fois tenté de désamorcer le truc et zou, acquitté au nom d’une merveille de WTF juridique. Le juge, Sempronius Boyd…

– Sempronius ?

– Oui ben qu’est-ce que tu veux que je te dise, je sais que ça fait plus prénom de Mangemort dans Harry Potter que western sanglant mais ne me regarde pas comme ça, je n’y suis pour rien. Sempronius Boyd, donc, a expliqué au juré que techniquement, ils n’avaient pas trop le choix : la condamnation était inévitable, sauf à invoquer ce qu’on appelle le jury nullification : en gros, ça revient à considérer que l’accusé est coupable mais qu’on s’en bat les reins parce que la loi est injuste dans ce cas de figure. En l’occurrence, le fait que le combat ait été « équitable » (« fair fight ») a servi aux jurés pour prononcer un acquittement.

– Marrant.

– Le droit américain est une source constante d’étonnement. Bref : Wild Bill s’en est sorti et a rapidement quitté la ville. Mais tu connais l’ironie de l’histoire ?

– Non ?

– Bill a bel et bien fini par mourir à cause d’une histoire de poker, douze ans plus tard, à Deadwood. Lui qui prenait toujours soin de s’asseoir dos au mur depuis cette affaire, histoire de ne plus se sentir piégé et impuissant en cas de problème, a dérogé une fois à sa règle, une seule fois, le 2 août 1876. Avec le bruit dans la salle de jeu, il n’a pas entendu arriver un certain McCall, un jaloux qu’il avait déjà lessivé plusieurs fois. McCall lui a tiré à bout portant dans la tête. La Dead Man’s Hand, le jeu qu’il avait dans la main, est restée célèbre : une paire d’as et une paire de 8, ce qui tabasse un peu en poker fermé. On ne connaît pas la cinquième carte…

Peut-être une carte d’abonnement aux pompes funèbres.

4 réflexions sur « Le coup du siècle »

  1. Je suis toujours aussi fan de votre sens de l’anecdote, de l’humour grinçant, et de votre formulation ^^ J’adorerais avoir une écriture aussi drôle et imagée, j’avoue XD
    D’ailleurs, ce que j’adore aussi, c’est Deadwood, True Grit et Appaloosa : certes, le troisième donne dans les clichés de duel au soleil, mais les trois rendent les westerns beaucoup plus réalistes et moins romancés que la moyenne, je trouve. D’ailleurs, c’était quoi le film qui a mis Sam en pétard ? ^_^

    1. C’était une pure convention de style… 😉 Dans la série des échanges de trirs réalistes, il y a aussi l’excellent et sous-estimé Open Range, avec Kevin Costner. Les gunfights les plus réalistes que j’ai jamais vus. .- JC

    1. Bonjour ! Non, nous ne comptons pas (plus) donner nos sources. Plusieurs fois, des gens s’en sont servis pour reprendre nos sujets avec toutes les clés en main. Vu le temps qu’on y passe, vu aussi qu’on n’a pas vocation à mâcher le travail des autres, on préfère garder un peu les coulisses pour nous. Voilà !

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