A prendre en solution

A prendre en solution

– Non mais moi l’hiver, ça me réussit pas.

– Arrête, sérieusement, on ‘est pas en hiver là.

– Les gens casse-pieds, ça me réussit pas non plus.

– Tu choisis mal tes fréquentations, c’est pas une découverte.

– Le froid, les journées qui diminuent, ça me fatigue. Me faudrait un genre de remontant.

– Baisse de forme ?

– Oui.

– Moindre capacité de travail ?

– Aussi.

– Fatigue ?

– Totalement.

– Sentiment général de lassitude ?

– En présence de certains individus.

– Je te conseillerais bien un petit traitement.

– Du genre.

– Oh, trois fois rien. Une greffe.

– Uh ? Non, c’est pas rien, quand même.

– Mais si.

– Non pis une greffe ça me gêne. Faut trouver un donneur. On va quand même pas prélever quelqu’un parce je voudrais que le soleil se couche plus tard.

– T’inquiète, le donneur ne posera pas de problème. C’est pas…euh…quelqu’un.

– Holà, attends, c’est quoi ton truc, exactement ?

– La pointe de la médecine. D’il y a un siècle.

– Je dois m’inquiéter.

– Peut-être. Mais commençons par le commencement/

– C’est quoi le commencement ?

– Pardon, c’est qui. Charles-Edouard Brown Séquard.

– Ils sont plusieurs ?

– Mais non. Charles-Edouard Brown Séquard est un Mauricien franco-américain, né en 1817.

« Appelez moi CEBS. CEBS, c’est bien. »

Et surtout, c’est un médecin et un chercheur remarquable. Il étudie en France, où il s’engage aux côtés des révolutionnaires en 1848, ce qui nous le rend d’emblée sympathique.

– De fait.

– Charles-Edouard sera par la suite enseignant aux Etats-Unis et en France, dans des établissements de seconde zone comme Harvard ou le Collège de France. Il travaille sur pas mal de sujets. Il se penche ainsi sur le système nerveux, et on lui doit quelques découvertes sur la structure de la moelle épinière.

– Pas mal.

– Il ne se contente pas de cela. Il s’intéresse également au sang.

– Ok, d’accord, pourquoi pas.

– C’est ainsi qu’il prélève son propre sang et celui de ses élèves, et l’injecte à des cadavres, pour montrer que la mort des cellules elles-mêmes peut être retardée par rapport à la mort cardiaque.

– Mais…

– Oui, c’est un peu dégueu, mais c’est pour la science.

Et puis qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

Un peu plus tard, on va dire qu’il franchit un palier. Il procure la tête d’un guillotiné, lui injecte du sang et plante des aiguilles électriques dans le cerveau, pour démontrer la persistance d’une activité des cellules nerveuses après la mort.

– Ca va pas non ?!

– Oh là là, mais quel esprit étriqué. Dommage pour lui, la figure littéraire du docteur Frankenstein existe déjà, mais il servira cependant de modèle de savant malade dans une nouvelle de l’époque.

Pour commencer.

A une autre période de carrière, il revient dans son île natale pour soigner les victimes d’une épidémie de choléra. Histoire d’étudier un peu mieux la maladie et ses traitements possibles…

– Je dois craindre le pire ?

– Euh, oui. Il…mange les déjections de malades.

– Les QUOI ?

– Déjections. Mais ne t’inquiète pas, je ne parle pas de…enfin tu vois. Juste leur vomi.

– Je reviens…

– Petite nature. Il mange leur vomi, donc, puis manque d’y rester parce qu’après il prend une dose de laudanum trop forte.

– Le séjour classique à l’Ile Maurice, quoi.

– Exactement. Mais ce qui va permettra à Brown-Séquard de vraiment se faire un nom, c’est qu’il est un des premiers à théoriser l’existence de substances secrétées par certains organes pour communiquer avec d’autres.

– Ah ben oui, on dirait les..trucs là, avec un nom, tu sais.

– Uh huh.

– Mais si, les machins, qui sont fabriqués dans les, genre c’est des petits organes.

– Les hormones.

– C’est globalement ce que j’ai dit.

– Au mot près. Il est donc l’un des premiers à théoriser l’existence des hormones. Il démontre par exemple que l’ablation des glandes surrénales, celles qui produisent l’adrénaline, est mortelle.

– Je ne veux pas savoir comment il a fait.

– Il travaille aussi sur les greffes, en allant jusqu’à créer des chimères.

– Tu veux dire des bestioles mythiques ?

– Sinon mythiques, du moins surnaturelles. Il greffe ainsi la queue d’un chat sur la crête d’un coq, et constate avec satisfactions que la queue peut saigner, preuve que les vaisseaux sanguins ont bien été raccordés.

– Mais enfin pourquoi la queue d’un chat sur un coq ?

– Pourquoi pas ? Faut avoir l’esprit ouvert quand on est scientifique. Je te rassure, il fait aussi des expériences en restant dans la même espèce. Comme quand il essaie de greffer une deuxième tête à un chien.

– Non mais enfin…

– Pas de panique, il n’en a pas fait un élevage. Et puis un jour, il décide de combiner ses travaux sur ce qui ne s’appelle pas encore les hormones et les greffes. Il greffe des testicules de cobayes, au sens de cochons d’Inde, sur des chiens âgés…

– Attends, comment ça il greffe des testicules ?!

– Alors, précision qui va s’avérer utile pour la suite : quand je parle d’une greffe de testicules, il s’agit d’implanter tout ou partie de l’organe d’un receveur, en le connectant à l’organisme de ce dernier pour qu’il puisse y avoir des échanges sanguins. Mais pas de remplacer ici les testicules du chiens par celles d’un rongeur, en refaisant toute la tuyauterie pour que le brave cabot produise du sperme de cochon d’Inde.

« Non mais là ça va pas être possible monsieur. »

L’idée est que les testicules greffés, qui en tant qu’organes mâles par excellence doivent bien avoir quelque chose à voir avec la vigueur et la fougue, redonnent un coup de jeune aux vieux toutous. Et Charles-Edouard constate que oui, en effet, ils semblent se porter mieux. Ce qui le décide à franchir le pas.

– Seigneur, j’ai tellement peur de poser la question. Quel pas ?

– Nous sommes en 1889. Charles-Edouard a 72 ans, et il déplore une baisse de sa vigueur musculaire et sexuelle. Puisque ça marche sur les chiens, faut bien que quelqu’un s’y colle. Il prend des testicules de chiens et de cobayes, et les laisse macérer dans la glycérine. Puis il les broie…

– Uuuuuuh.

– Non mais les pauvres bêtes ne sentent plus rien, enfin.

– Oui mais quand même, ça se fait pas.

– Il les broie, ajoute de l’eau distillée, filtre le tout, puis le purifie.

Prenez des notes.

Et c’est alors l’étape finale. Il s’injecte le tout sous la peau. Puis documente précisément les effets. Il fait ainsi état d’un regain de force et de vigueur intellectuelle, meilleure capacité de travail, et d’un retour d’ardeur sexuelle. Aussi, si tu veux tout savoir, il n’est plus constipé, et, je ne te fais pas marcher, il pisse plus loin. Ce qu’il sait sans conteste parce qu’il procède à des mesures.

– Comme tout le mon…non, rien.

– Charles-Edouard parle ainsi d’opothérapie, c’est-à-dire traitement par extrait de cellule animale, testiculaire. Et j’aime autant te dire que quand un professeur de médecine du Collège de France fait ce genre d’annonce, il ne passe pas inaperçu. D’autant qu’il propose de fournir sa solution, la Séquardine, pour prolonger la vie.

– Rien que ça.

– Ah ben un regain de force et de vigueur, tu appelles ça comment ?

– Et la communauté scientifique, elle en dit quoi ?

– Elle est pour le moins dubitative. Voire moqueuse. Mais Brown-Séquard n’en a cure.

– Tu m’étonnes, un produit miracle qui rend jeunesse et vigueur. Il doit se faire des coui…beaucoup d’argent.

– Non, parce qu’il file sa solution gratuitement aux médecins qui la demandent. Il va même jusqu’à s’opposer à ceux qui font commerce de produit testiculaire sous forme de solutions buvables.

Première pression à froid.

Charles-Edouard y est hostile parce l’ingestion nuirait à l’efficacité, et parce qu’on le soupçonne du coup, lui, de vouloir en tirer un profit. En tout état de cause il devient à la fois célèbre et sujet de moqueries. La légende veut qu’il ait traité Emile Zola, qui avait besoin, euh, d’un peu d’aide alors qu’il venait de se remarier avec une jeune femme. Il soigne aussi Alphonse Daudet, sans succès mais faut dire que ce dernier a la syphilis, c’est peut-être un peu beaucoup demander à de l’extrait de testicules de chien broyé.

– Faudra attendre un peu pour traiter la syphilis.

– D’autant que par la suite, des études montrent que les hormones sexuelles sont hydrophobes, et ne peuvent donc être présentes dans une solution aqueuse. En outre, les testicules ne stockent pas les hormones qu’elles produisent, autrement dit il n’y en a que très peu dans les balloches elles-mêmes. Donc les effets reportés par Brown-Séquard  ne seraient pour l’essentiel qu’un gros placebo classique. Pour autant, il a contribué au développement de l’endocrinologie. Et puis surtout, il a ouvert la voie.

– Ouvert la voie ? Tu veux dire que…avec des testicules ?

– Oh oui.

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