Le Président qui tirait sur la corde

Le Président qui tirait sur la corde

– Je ne dis pas que ça en dit long, je dis juste que c’est toujours marrant de savoir comment les grands de ce monde ont commencé leur carrière. Et c’est particulièrement marrant chez les présidents des Etats-Unis.

– Mouais.

– Mais si. Tout le monde sait que Reagan a d’abord été commentateur sportif et acteur mais parfois, c’est plus pittoresque. Tiens, Nixon, à ton avis ?  

– Escroc ?

– Non, ça c’est après son élection. Il a commencé comme garçon de piste dans une fête foraine itinérante, les traveling carnivals. Et Abraham Lincoln, à ton avis ?

– Chasseur de vampires.

On a nos sources.

– Quoi ? Mais non, andouille. Avant de devenir juriste, Abe a fait un paquet de petits boulots. Postier, magasinier… Il a aussi bossé sur un des steamers à aubes qui montaient et descendaient le Mississipi avant d’être à deux doigts de se lancer dans une carrière de forgeron. Ce qui lui aurait d’ailleurs probablement évité de voir sa matière grise s’étaler un peu partout sur les tentures du Théâtre Ford.

– OK, c’est marrant mais ça ne vaut pas chasseur de vampire. Franchement, un garçon de piste et un marin d’eau douce ? Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis déçu mais on a d’autres standards pour ce qui est du bizarre authentique, ici.

– Et si je te dis qu’on connaît un président américain qui a exécuté deux personnes de ses propres mains, façon Ned Stark, ça t’irait ?

– Je ne sais pas pourquoi j’ai du mal à croire qu’un président américain a un jour sorti une épée de deux mètres de ses sacoches de selle pour décapiter un outlaw.

– Quand je dis façon Ned Stark, c’est plutôt dans l’esprit. Tu sais, cette idée qu’il transmet à ses enfants que celui qui condamne un homme à mort doit avoir le courage de se salir les pognes ?

« The man who passes the sentence should swing the sword. If you would take a man’s life, you owe it to him to look into his eyes and hear his final words. »

– Monsieur est connaisseur. Eh bien c’est exactement en vertu de ce principe éducatif que Grover Cleveland a pendu deux personnes au début des années 1870.

– Grover qui ?

– Stephen Grover Cleveland, dit Big Steve par ceux qui avaient envie de se prendre une mandale de deux kilos avec os dans le beignet vu qu’il détestait ce surnom. Je t’accorde que ce n’est pas le président le plus connu mais il a tout de même fait deux mandats. Gag amusant au passage : c’est le seul président à avoir servi en deux temps, de 1885 à 1889 d’abord, puis de 1893 à 1897. Il n’a pas laissé le souvenir d’un grand visionnaire, plutôt d’un homme honnête et droit, sincère mais sans grande envergure.

– Toujours comme Ned Stark, quoi.

– … Oui alors je te laisserai gérer les conséquences de cette prise de position qui n’engage que toi et…

– Pardon mais dans le genre couillon naïf jusqu’à la couennerie, on fait difficilement mieux que Ned et ses cheveux gras. Bref, ton Cleveland, il a pendu qui et pourquoi ?

– Tout remonte au début des années 1870. Grover a déjà quelques années de boulot derrière lui à ce moment-là, après avoir travaillé comme avocat puis comme assistant du procureur au barreau de Buffalo, près des chutes du Niagara. Il faut croire qu’il attrape assez vite le virus de la politique puisqu’il se lance en 1871 dans la course pour le poste de shérif du comté d’Érié, poste électif comme tu le sais à coup sûr.

– Attends, j’ai vu On continue à l’appeler Trinita, qu’est-ce que tu crois.

Un style et une présence qui ont influencé notre propre look.

– Voilà, c’est une documentation solide qui fait l’homme cultivé. En tout cas, Grover a du bagout et un talent d’orateur qui fait merveille : il gagne de justesse mais il gagne et le voilà shérif en 1871.

– Ah, sûrement un goût profond pour la poésie des grands espaces, la poussière sur les bottes, l’étoile qui étincelle dans la lumière de l’aube, l’ambiance des saloons et les duels dans la rue princip…

– Tu parles, le goût du pognon, oui.

– Pardon ?

– En deux ans, il s’est fait dans les 40 000 dollars.

– Ben c’est pas tant que ç…

– 40 000 dollars de 1871. Aujourd’hui, ça ferait dans les 830 000 dollars.

– Oh.

– Voilà. Sans avoir particulièrement cherché à amasser du pognon dans sa carrière, Cleveland n’était pas non plus un noble paladin détaché des bassesses de ce monde. Ceci dit, s’il pensait avoir trouvé la petit sinécure tranquille et bien payée, c’est loupé. De temps en temps, shérif, ça implique de se salir les mains. Surtout quand un concitoyen beurré comme un petit Lu a la brillante idée de buter sa propre mère avec un couteau à pain pour lui piquer son pognon.

– S’il était beurré, ça explique le coup du couteau à pain. C’est complémentaire.

– C’est malin, ça. Toujours est-il que le type en question, un certain Patrick Morrissey, est rapidement condamné à mort. Et dans le comté d’Érié, c’est à Cleveland qu’il revient d’appliquer la sentence.

– Et il décide noblement d’assumer ce rôle exigeant et difficile ?

– En fait, il décide noblement d’éviter de claquer 10 dollars.

– Pardon ?

– Le code du comté lui laissait le choix : il pouvait soit pendre Morrissey lui-même et ne pas claquer un rond, soit confier ce soin à quelqu’un d’autre et le régler de sa poche, à hauteur de 10 dollars de 1871, quelque chose comme 200 balles d’aujourd’hui. Pour être honnête, ce n’est sans doute par avarice que Cleveland décide de s’y coller lui-même mais effectivement par sens du devoir. Le 6 septembre 1872, Big Steve déclenche le levier qui ouvre la trappe sous les pieds du pauvre Morrissey dont les cervicales décident de claquer dans un petit bruit de biscotte. CLOK.

– Merci, ça aide beaucoup à se figurer le truc, vraiment.

– Toujours là pour nos lecteurs. Le gag, c’est que Cleveland était plutôt hostile à titre personnel à la peine de mort et l’histoire veut qu’il en soit resté malade un moment, à en croire un article du New York Times paru en 1912, quatre ans après sa mort : « quelques personnes de Buffalo vivent encore et peuvent confirmer que cette petite tragédie a rendu M. Cleveland malade pendant plusieurs jours. Il n’était pas aussi borné et flegmatique qu’on l’a dit. » Une façon pas tellement polie de dire que le futur président a probablement gerbé tripes et boyaux au pied du gibet. Mais il n’avait pas tout vu, le cher homme.

– Faut dire que la pendaison papa, ça n’se commande pas.

– Bravo. Le jour de la Saint Valentin 1873, c’est au tour de John Gaffney de monter les marches de l’échafaud.

– Pour quel crime ?

– Il avait fait un trou dans la tête d’un partenaire de poker au saloon du coin.

– T’as des gens comme ça qui n’aiment pas perdre.  

– Ouaip. Il a bien tenté de de plaider la folie mais ça n’a pas pris et le 14 février, Cleveland a une nouvelle fois lâché la trappe. Sauf que ça a merdé pour Gaffney.

– Plus merdé que dans « Oh mon dieu on va me buter les salauds oh mon dieu », tu veux dire ?

– Oh oui. C’est une chose de partir dans un bruit de biscotte…

– MAIS ARRÊTE AVEC TA BISCOTTE JE VEUX POUVOIR DÉJEUNER EN PAIX.

Toute résistance est futile. Sortez ces doigts de vos oreilles.

– … C’en est une autre de ne pas décéder instantanément au moment où tes vertèbres font valoir leur droit de retrait. Gaffney a pendouillé comme un saucisson un long moment avant de rendre l’âme à Dieu.

– Un long moment.

– Oui.

– C’est quoi, « un long moment » ?

– 23 minutes.

– Oh merde.

– Oui, t’as le temps de voir défiler toute ta vie. À mon avis, t’as même le temps de la voir repasser plusieurs fois en te faisant un petit coucou.

– Et il l’a vécu comment, Cleveland ?

– Là, je n’ai rien trouvé sur le sujet. En tout cas, il n’a fait qu’un autre mandat avant de lâcher l’affaire et de se lancer au niveau national. Évidemment, ses adversaires se sont fait une joie de lui rappeler ses exploits de bourreau du dimanche en le surnommant « Buffalo Hangman » pendant toute la campagne de 1884, qu’il affronte sous la bannière démocrate.

– Pas sûr que ça gêne beaucoup les électeurs, ça.

– Le scrutin est d’accord avec toi. En novembre 1884, il l’emporte sur James Blaine d’un petit chouïa, quelques dizaines de voix dans quatre swing states. Un joli coup de veine : avec un quart de point d’avance au niveau national, il l’emporte assez largement devant les grands électeurs, 219 voix contre 182.

– A croire qu’il avait gardé un bout de la corde du pendu.

– Huhu voilà.

4 réflexions sur « Le Président qui tirait sur la corde »

  1. J’aime beaucoup votre blog, (j’adore les jeux de mots atroces et les anecdotes quasi impossibles à replacer dans une conversation).
    Mais, ici, je me demande, êtes-vous sûr de vos conversions des sommes ?
    J’ai utilisé deux calculateurs d’inflation trouvés sur Google et les deux donnent au dollar de 1872 une valeur de, respectivement, 20 et 20,7 dollars de 2019.
    Or dans vos deux calculs les rapports sont de 1 à 50 et 1 à 280, à moins que la « balle » ne désigne pas un dollar!

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