Le touchant parfum des madeleines de Prout

Le touchant parfum des madeleines de Prout

– T’as pas pu t’en empêcher, c’est ça ?

– Mais de quoi tu parles ?

– De ce titre. C’était pas mon titre. T’as changé mon titre.

– Oh ça vaaa et puis si ça se trouve les gens vont lire vite et personne ne le remarquera, tu sais, l’œil humain est vite tromp…

– Je propose COMME TOUJOURS un sujet on ne peut plus sérieux, un moment de culture et d’histoire populaire, et il faut que tu me le bousilles pour le pur plaisir d’y coller un calembour foireux.

– Mouia enfin pardon mais quand tu as hurlé « HEY et si je faisais un truc sur les pétomanes de la Belle Époque ! » avec un sourire dément, je me suis dit qu’il n’y avait pas que les calembours qui s’annonçaient foireux.

– Et pourtant. La flatulence est en tant que forme d’art populaire un sujet culturel et historique à part entière, Sam.

– Arrête un peu de te draper dans ta dignité. Et d’une, ça te fait à peine l’équivalent d’un tee-shirt et t’as les roupettes en liberté, et de deux ça ne prend pas avec moi.

– Les plus grands auteurs en parlent.

– Billevesées.

– Saint Augustin, ça ira ?

– L’évêque d’Hippone ?

– Oui.

– Le père de l’Église ?

– Oui.

– La Cité de Dieu ?

– Oui bon Saint Augustin quoi, tu ne vas pas nous en faire une thèse ?

– Saint Augustin a parlé de pets ?

– Et vu la vie de patachon qu’il a mené à ses débuts, je serais prêt à parier qu’il en a enflammé quelques-uns à la lueur des lampes à huile, mais c’est un autre sujet. Oui, ce bon Augustin y fait rapidement allusion dans la Cité de Dieu, justement. Dans un passage où il s’émerveille des capacités de l’enveloppe corporelle dont Dieu nous a dotés dans sa sainte sagesse, il cite mille exemples de performances physiques hors du commun. Il parle d’un gars qu’il a connu et qui transpirait à la demande, de types capables d’avaler tout et n’importe quoi, de ceux qui imitent à la perfection le chant des oiseaux…

– Et de ceux qui imitent à la perfection le chant d’un trou de balle ?

*regard sévère* Avec davantage d’élégance, Sam. Mais oui : « certains émettent par le bas, sans aucune malpropreté, des sons si harmonieux que même par là ils semblent chantés ». Pour l’anecdote, ça faisait tellement rigoler Montaigne qu’il en parle dans les Essais (1,20) en enjolivant un petit peu sa source au passage (« Saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait »).

Gloria in excelsis Deo. Ça doit sentir la rose dans les rues de la cité de Dieu, tiens.

– Mécréant.

– Pardon mais tu dois bien être le seul à lire Saint Augustin en prenant ce genre de détails en note.

– Merci. Tu veux un autre exemple ?

– Pas nécessairement mais tu m’as tout l’air d’avoir comme qui dirait le vent en poupe.

*regard sévère* Je suppose que tu n’as jamais entendu parler de Julia Crick ?

– Nan.

– C’est une très sérieuse médiévaliste anglaise, professeure au King’s College. Elle a notamment écrit avec sa consœur Elisabeth van Houts un fort bel ouvrage sur l’histoire de l’Angleterre du 9e au 12e siècle, dans lequel elle évoque une réjouissante archive de l’époque d’Henri II, comte d’Anjou et roi d’Angleterre.

– Et Riton avait tendance à libérer facilement la soupape ?

– Lui non. Enfin pas officiellement. Mais son fou, oui.

– Il a un nom, ce fou ?

Roland le Petour, ce que je me passerai de traduire. Et Roland devait faire des merveilles parce qu’Henri II lui a refilé un manoir dans le Suffolk pour services rendus à la couronne. Toi je ne sais pas, mais jamais un patron ne m’a refilé une baraque.

– T’aurais dû tenter d’en craquer une sournoise pendant les entretiens annuels au lieu de te censurer bêtement. Bon et quel genre de services rendait ce brave Petour… ?

– Chaque année à Noël, Roland devait se fendre d’un petit spectacle amusant et très codifié : « saltum, siffletum et bumbulum » autrement dit, un saut, un coup de sifflet à la voyou et un bon vieux louf des familles. Je traduis librement parce que et la liberté de l’artiste, bordel ?, mais c’est l’idée.

– Ah, ces trésors insoupçonnés qu’on trouve au cœur des archives.

– Oui, hein ? Bref, on a plein d’exemple antiques et médiévaux de gens dont la vie consistait à vendre leurs talents de pétomanes et à gagner leur vie en « barytonnant du cul », pour citer la pétaradante expression du bon docteur Rabelais.

– Ah, ces trésors insoupçonnés qu’on trouve chez les grands humanistes.

– N’empêche qu’on s’emmerde nettement moins avec cinq livres de Rabelais qu’avec dix lignes de Kant. Et puis le pet n’est pas qu’occidental !

– Sans déconner, Sherlock ?

– En termes de représentation culturelle, je veux dire. Le Japon de l’ère Edo eu ses pétomanes dont les spectacles amusaient petit et grands sur les marchés, par exemple. Sans compter le célèbre He-gassen.

– Le pardon ?

– Le concours de pets et tu connais forcément. Tiens, regarde :

De quoi jeter un nouveau regard sur la traduction du mot kamikaze, à savoir « Vent divin ».

– MAIS.

– Ben quoi ? Le travail de l’artiste est très fin. C’est un hemaki, un rouleau peint de l’ère Edo, là encore. C’est le plus connu d’une série de combats de ce genre, où des personnages en envoient littéralement d’autres cul par-dessus tête par la seule puissance de leurs flatulences. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien, je pense à ce qu’aurait pu donner la version He-gassen des Maîtres de l’Univers.

« Par le pouvoir du Glaive ancestral, je détiens la Perlouze toute puissante !

*regard sévère* On peut continuer, oui ?

– Pardon.

– Bref : cette longue tradition nous mène doucement au 20e siècle et je te fais grâce de quelques étapes intermédiaires comme…

– Tolstoï.

– Hein ? Non.

– Ah ben Glaire et Pets ce n’est pas de Tolstoï peut-être ?

*se pince le nez d’un air las* Sam, mon petit, l’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois mais la vérité m’oblige à te le dire, tes interruptions comment à me les briser menues.

– Tu n’aimes pas vraiment l’humour, en fait.

– Nan. Et j’aimerais bien pouvoir te parler de Joseph Pujol. LE pétomane. Le Pétomane avec une majuscule, c’est dire.

– Parle-moi de Joseph Pujol.

– Puisque tu le demandes, c’est un digne enfant de la cité phocéenne.

– Un Marseillais, quoi.

– Voilà. Et comme tout bon Marseillais le petit Joseph, qui a vu le jour en 1857, se rend souvent au bord de la mer pour y nager. Un beau matin, tandis qu’il joue dans les vagues, il se fait retourner par un rouleau. Et va savoir ce que ça enclenche comme réflexe physiologique mais en bloquant se respiration pour ne pas boire la tasse, il… débloque autre chose.

– Mais quoi ?

– Beeeen l’hémisphère sud, quoi, tu vois.

– Ben toujours pas, non ?

– SON RECTUM SAM IL RELÂCHE SES SPHINCTERS IL ÉCARQUILLE DU FION C’EST ASSEZ CLAIR ?

– Ben voilà quand tu veux tu dis les choses clairement.

– Je vais effacer ce sourire crétin de ton visage à coup de parpaings, Sam, je te préviens. Bref : en courant sur la plage, un peu effrayé, le petit Joseph réalise qu’il relâche en passant un ou deux litres d’eau salée par le postérieur. La légende veut que ce soit ainsi qu’il ait pris conscience de ses qualités. En gros, il était fichu de telle façon qu’il avait une magnifique maîtrise de ses muscles abdominaux. Au point de faire mourir de rire ses copains de régiment quand ça se lançait dans des concours de pets dans les chambrées : il tenait la note pendant quinze secondes. C’est long, quinze secondes. Le clou de son spectacle consiste à… aspirer de l’eau par le cul avant de la propulser à plusieurs mètres. C’est peut-être au comique ce que Patrick Sébastien est à Raymond Devos, mais ça fonctionne. C’est mécanique. Je défie n’importe qui de ne pas rigoler tôt ou tard, alors vingt copains de régiment dans un dortoir…

– Un homme de pets dans l’armée, c’est original.

*regard sévère* Regarde-moi dans les yeux et jure-moi que ça va cesser un jour, Sam.

– Des clous. Revenons à ton Joseph.

– Mon Joseph, une fois sorti de l’armée, devient boulanger-pâtissier, autant dire qu’on s’éloigne du monde merveilleux du pet, si on excepte ceux des nonnes. Mais voilà, on a du talent où on n’en a pas, l’appel de la scène est le plus fort, il rêve de remonter sur les planches…

– … d’allumer les feux de la rampe…

*regard sévère* Et donc il se lance. 

– Ah Paris. La culture, l’esprit, l’humour sophistiqué et glacé…

– Oui, ça va venir. Le bouche à oreilles aidant, il commence par enflammer Marseille, Bordeaux, Clermont-Ferrand et C’EST UNE IMAGE SAM ARRÊTE DE RIRE BÊTEMENT.

– Pardon.

– … Et effectivement, il finit par contacter le patron d’un cabaret parisien flambant-neuf : le Moulin Rouge. Et il commencer séance tenante par monter son petit spectacle pour le plus grand plaisir d’un public mort de rire – mais vraiment.

– Les effluves méphitiques, j’imagine ?

« Nan, je tire pas sur ton doigt. »

– Pas du tout : les flatulences de Pujol étaient réputées pour être aussi sonores qu’inodores. L’inverse parfait du silent but deadly fart de nos amis anglophones, tu vois, cette petite louise presque indétectable, mais abominable qu’on lâche en ninja des canapés ? Non, on prend une nurse parce qu’on s’y évanouit assez souvent, au point qu’une infirmière est très vite embauchée pour venir en aide à ceux qui s’étouffent littéralement de rire. Et la presse adore tant c’est inoffensif, bon, enfant et désarmant : même quand on le chambre un peu, c’est en souriant. Le Petit Journal écrit ainsi que « M. Joseph Pujol est un artiste plus ou moins lyrique, dont les mélodies, les romances sans paroles ne parlent pas précisément au cœur. Il faut lui rendre cette justice : il a créé un genre absolument à lui, rossignolant dans les profondeurs de sa culotte les trilles que d’autres, les yeux au ciel, lancent au plafond ».

– Je vais faire mon mauvais esprit et je n’ai franchement rien contre un peu d’humour gras à l’occasion…

*tousse*

– OKAY un peu plus qu’à l’occasion, m’enfin il n’y a quand même pas de quoi se la peindre en bleu, non ? Je veux dire, l’humour à base de pet, c’est vite répétitif ?  

– Marrant, ça te fait un point commun avec Freud qui est précisément allé le voir sur scène pour comprendre pourquoi les gens riaient. Sur le fond, non, pas du tout : Pujol travaille ses numéros, invente, peaufine, s’entraîne, s’astreint à des régimes drastiques… Il fignole, module, passe du pet discret de la mariée au détonant louf de la belle-mère, parce qu’on se situe dans la plus pure tradition de l’amour français, mon bon, entre l’almanach Vermot et la farce médiévale.

Brises du soir.

– Un athlète de l’intestin.

– Si tu veux. Et il a la classe. Quand Bruno Carette a créé le fameux Mizou-Mizou cher aux Nuls, tu te souviens qu’il faisait mine de jouer des airs connus devant un micro ? 

– Comment oublier ?

On allait pas vous lâcher comme ça.

– Eh bien il n’a rien inventé du tout, à commencer par le costume : Pujol était vraiment habillé en smoking, avec des gants blancs et une cape rouge. Et le Pétomane sait varier les plaisirs. Il refait le coup du jet d’eau qui faisait tant marrer ses copains troufions mais sait faire dans le délicat, le subtil. L’aérien, je dirais.

– T’en rajoutes pas, c’est ce qui est beau.

– Mais non ! Il est capable d’interpréter O Sole Mio, et même La Marseillaise avec un flûtiau planté dans le fion. Quand il réalise le clou de son spectacle, à savoir éteindre une bougie à plusieurs mètres d’un vent bien placé, c’est le délire. C’est te dire le niveau de maîtrise, tout de même, comparé à certains individus que je ne citerai pas et qui se contentent de couler des bateaux en papier en lâchant des caisses sub-aquatiques dans leur bain.

– Je… Remarque, ce n’est pas idiot, le coup de la Marseillaise entièrement bruitée au rectum. Ça redonnerait un peu de cachet aux matchs de foot au moment des hymnes, je trouve.

– Tu peux ironiser tant que tu veux, n’empêche que Pujol se fait des burnes en platine.

– Oh, allez…

– 20 000 francs par soir, bijou. C’est deux fois le cachet de Sarah Bernhardt, la star des stars de l’époque au théâtre. Tu te dis que te faire suer à jouer dans la Dame aux Camélias, finalement…

– PARDON ?

– L’argent n’a pas d’odeur, Sam. Et puis c’est un type bien, Pujol, profondément gentil et fidèle à ses copains. Quand il aide un ami dans la panade en jouant un spectacle à son profit, le Moulin Rouge lui tombe dessus pour rupture de son contrat d’exclusivité. Résultat, Pujol se barre avec ce mot superbe : « je péterai moins haut peut-être, mais librement ».

– Du Cyrano. Le panache français, monsieur.

– On s’épargnera la version Pujol de la tirade des nez, tout de même. C’est beau, c’est surtout le début d’une carrière internationale. Fini Paris, voilà Pujol sur les routes de France et au-delà : sa tournée l’emmène en Espagne, en Belgique et jusqu’eu Afrique du nord, où il fait triomphe sur triomphe. Il joue même devant des têtes couronnées et aligne les succès jusqu’au début de la guerre de 14.

– Un moment moins propice à la gaudriole.

– Il est surtout touché par des drames personnels : sur ses quatre fils envoyés au front, deux en reviennent cassés de partout et un autre y reste. Et puis péter fort et clair, c’est sympa deux minutes mais passé la soixantaine, le cœur n’y est plus. Le Pétomane ne reviendra pas sur le devant de la scène, d’autant que ce type de spectacles est passé de mode… Il finit ses jours dans le Var, en reprenant sa vieille boulangerie avant de profiter de sa retraite et de casser sa pipe en 1945, à 88 ans bien sonnés.

– Ah tout de même. Ça conserve.

– Et ça intrigue : la Sorbonne a tenté de récupérer son corps pour l’autopsier et comprendre ce que son bide pouvait avoir de si particulier.

– Non ?

– Oh si. Mais la famille a refusé qu’on explore le rectum de feu papa. Il y a des limites au bon goût, merde.

– C’est tout de même dommage de ne pas garder un souvenir.

– Oh on a. Et on l’a même filmé.

– Aaaaaaah !

– Mais en 1900, soit au temps du muet. On n’a pas d’enregistrement de Joseph Pujol.

– Oooooh.

– Dur, l’ascenseur émotionnel, hein ? Heureusement tu connais la rigueur d’En Marge, tu y participes d’ailleurs. Tu te doutes que je me suis enfoncé au plus profond des archives tel le renard dans le terrier du lapin, prêt à bondir sur une pépite isolée ?

– Elle est complètement pétée, ta métaph…

– Tais-toi, Sam. Tais-toi. Ce n’est pas Joseph Pujol, mais un de ses dignes concurrents, un de ceux qui a marché dans ses traces.

– De pneus.

*Regard sévère*. C’est cadeau.

4 réflexions sur « Le touchant parfum des madeleines de Prout »

  1. Merci, vous nous avez encore déniché une perle (non, je ne vais pas tous les faire, ils sont déjà dans le texte, y compris celui-ci – ne manquent que ceux de Damoclès).

    Je me trompe peut-être, mais je crois que qualifier Julianne Crick de médiévaliste n’est pas très flatteur pour la dame. mais bon, elle n’est peut-être pas en odeur de sainteté auprès de vous (je l’attendais sur Augustin, celle-là).

  2. Coïncidence ou non, la rubrique « Le saviez vous » de Wikipédia indique aujourd’hui : « Certains Proust sont d’anciens Prout. » Vous êtes vous synchronisés ?

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