Les hommes du président : celui qui n’était pas là

Les hommes du président : celui qui n’était pas là

– Et c’est précisément notre mission, tu vois ?

– Non, je ne vois pas. C’est quoi notre mission ?

– Décaler un tout petit peu le point de vue. Aller chercher dans les à-côtés, trouver le truc qui a rapport avec l’événement que tout le monde connaît, mais qui est resté beaucoup moins exposé.

– Ah d’accord. C’est ce qu’on fait ?

– Ben oui. Tu pensais quoi ?

– Oh tu sais moi…penser ça fatigue.

– Je vois ça. Prends par exemple quelque chose de très connu, mmm, l’assassinat de Lincoln, par exemple.

– Abraham ?

– Celui-là, oui. Lincoln est président des Etats-Unis, il va au théâtre, un gars rentre dans sa loge, le flingue, il ne s’en remet pas, tout le monde en conclut que le théâtre c’est dangereux, et on se revoit dans environ un siècle pour faire la même chose. C’est globalement ça, tu es d’accord ?

– Je suis d’accord, le théâtre c’est dangereux. Personnellement, j’évite.

– Et voilà, c’est l’histoire de l’assassinat de Lincoln.

– Eh bien merci, à la semaine proch…

– Sauf qu’on peut aller chercher dans les coins. Tu connais John Wilkes Booth ?

– Oui, c’est précisément l’individu qui a tiré sur Abraham.

Et qui avait aussi pris un couteau, manifestement, parce qu’on ne sait jamais.

– Celui-là même. C’est indéniablement l’assassin, mais il n’aurait peut-être pas pu faire le coup sans un autre individu.

– Un complice ?

– Non, non non. Un homme qui n’en voulait certainement pas au président, mais qui aurait peut-être pu empêcher ça s’il avait fait son boulot : John Frederick Parker.

– Ah bon, mais c’était quoi son boulot, genre garde du corps du président des Etats-Unis ?

– Son boulot, c’était genre garde du corps du président des Etats-Unis.

– Ah, alors effectivement, a minima y’a un truc qui n’a pas bien marché.

A minima, oui. Parker est né en Virginie en 1830, et part s’installer à Washington pour y exercer la noble profession de charpentier.

– Ce qui le destine manifestement à protéger le président.

– Ne brûle pas les étapes. En 1861, la Metropolitan Police Force est créée, c’est-à-dire la police de Washington DC. Et Parker, va savoir pourquoi, décide de la rejoindre. Il devient donc l’un de ses premiers officiers.

– Parce qu’il a envie de protéger la capitale et ses institutions, j’imagine.

– Mmm, il en a peut-être l’intention, mais on peut raisonnablement douter de ses aptitudes. En l’espace de 3 ans, il fait de nombreux passages devant le conseil de discipline, et collectionne pas moins de 14 sanctions.

– Pas mal. Pourquoi ?

– De manière générale, « conduite inappropriée pour un officier de police ». Il est grossier, se pointe à la bourre, voire prend son service saoul. Une fois, on le retrouve en train de pioncer dans un tramway alors qu’il est censé patrouiller dans le quartier. Il explique, attention, qu’il a entendu un canard cancaner dans le tramway en question, et qu’il est monté à bord pour mener l’enquête.

Alors que ce n’était clairement pas de son ressort. Ne pas confondre « police ferroviaire » et « des affaires aviaires ».

– On ne souvient plus aujourd’hui du problème que représentaient les gangs de canards dans les transports en commun.

– Ca nécessitait manifestement une investigation. Un peu plus tard, il est à nouveau convoqué devant ses supérieurs pour avoir passé une semaine dans un bordel.

– Une semaine ?! Le gourmand.

– Peut-être. Parker ne se démonte pas, et explique qu’il était là à la demande de la tenancière, pour protéger l’établissement qui avait reçu des menaces.

Un boulot épuisant.

Pendant que Parker compile un joli dossier de carrière, la police de Washington décide en novembre 1864 de créer la première unité permanente de protection du président.

– Du président ? Des Etats-Unis ? Tu veux dire que jusque-là il n’avait pas de protection rapprochée ?

– Pas de façon systématique. De fait, Lincoln avait l’habitude de se déplacer seul et sans escorte, par exemple pour aller au théâtre ou à l’église. Le tout en étant bien informé des menaces que recevaient régulièrement la Maison Blanche. En août 1864, il se rend à cheval, seul, au ministère de la Guerre, et se fait tirer dessus. Le lendemain, on retrouve son chapeau troué par une balle sur les lieux.

– Il était donc temps de faire quelque chose.

– En effet. A noter que le Secret Service, aujourd’hui en charge de la protection du président, est créé en 1865. Sauf qu’à l’époque sa mission est de lutter contre la fausse monnaie. Ce n’est qu’en 1902 qu’il assure la sécurité du grand patron.

– Donc en attendant, c’est la police de Washington qui s’en charge.

– Exact. Fin 1864, donc, les responsables de la Metropolitan Police demande s’il y a un flic pour protéger le président. Et je te laisse deviner qui se retrouve dans la force d’élite de quatre officiers qui hérite de cette mission de la plus haute importance.

« Je suis muté où ? Pour protéger qui ? »

– Attends, t’es pas sérieux ? Parker, avec ses états de service ?!

– Eh ben oui. D’ici à ce que ce soit pour ses supérieurs un moyen de s’en débarrasser en l’assignant à un truc supposé tranquille, il n’y a peut-être pas loin.

– Magnifique.

– Et c’est ainsi que John Parker est assigné à la protection rapprochée d’Abraham Lincoln le 14 avril 1865. Ce soir-là, le président a décidé d’aller au théâtre Ford pour voir Our American Cousin.

– Oooh, je sens venir la boulette.

– LA boulette ? C’est mal connaître John, il va sortir le grand jeu. Il doit prendre le relais de son collègue et commencer son affectation à 16h ce jour-là. Donc, déjà, il se pointe avec trois heures de retard.

– Ca attaque fort.

– Abraham et madame arrivent au théâtre sur le coup de 21 heures, et s’installent dans leur loge. Parker, lui, est positionné à l’extérieur, dans le couloir. Un poste qui présente un gros inconvénient.

– Il n’a pas de visibilité sur le président ? Il est trop loin pour prévenir une attaque ?

– Non, tu n’y es pas. De là où il est installé, il ne voit pas la scène. Et c’est bête, il rate le spectacle. Donc une fois le couple présidentiel installé, notre ami John quitte tout bonnement son poste, après tout il ne s’agit que de garder la porte de la loge du président des Etats-Unis, pour aller s’installer au balcon. D’où il peut profiter de la pièce tranquille.

« Oh, il y a quelqu’un qui rentre dans la loge du président. Chic, c’est une représentation interactive ! »

– Je suis sans voix.

– Non mais rassure-toi. Parker ne reste quand même pas là pendant toute la pièce.

– Je crains le pire.

– Manifestement Our American Cousin ne l’enthousiasme pas plus que ça, alors pendant l’entracte, le garde du corps de président se dit qu’il va plutôt aller au bar en face pour boire un coup avec le cocher et l’assistant de Lincoln.

– Vraiment ?

– Vraiment. Direction le Star Saloon. Où il croise sans doute John Wilkes Booth, qui y était allé s’en jeter un ou deux derrière la cravate pour se donner du courage. Avant de rentrer dans le théâtre vers 22 heures de se rendre dans la loge présidentielle, sans croiser Parker devant la porte, et de flinguer ce brave Abraham.

– Pendant que son garde du corps picolait.

– Y’a une incertitude sur ce point : était-il encore en train de boire, ou avait-il rejoint sa place pour assister à la pièce, va savoir. Ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas à son poste.

– Bordel, à quoi ça tient.

– A noter que si on veut être tout à fait rigoureux, dans l’absolu, ça n’aurait peut-être rien changé. Booth n’était pas un illuminé quelconque. C’était un acteur connu, et s’il avait formellement demandé à un garde du corps, à son poste, réveillé, et à jeun, de pouvoir saluer le couple présidentiel, il est tout à fait possible qu’il aurait pu le faire sans problème.

– Oui enfin c’est pas une excuse.

– Non, et l’un des collègues de Parker partageait ton avis, considérant qu’il était responsable de la mort du président.

– Je sens que Parker va encore passer en conseil de discipline, et cette fois ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas de sanction sévère.

– Eh ben…non.

– Il n’est pas mis en cause pour incompétence notoire ?

– Si, mais les poursuites sont abandonnées après un mois. Autrement dit, le gars est passé en conseil de discipline pour avoir pioncé dans un tram, mais pas pour avoir abandonné son poste le soir où le président des Etats-Unis a été assassiné.

– Mais comment c’est possible ?

– Je te ferai la même réponse que pour expliquer la carrière de Parker jusque-là : c’est difficilement compréhensible. Ce qui a sans doute aidé, c’est que son incompétence passe largement inaperçue. Aucun journal n’en parle, sans doute parce que la plupart des gens à l’époque ignorent même qu’il y a maintenant des policiers en charge de la protection rapprochée du président. De la même façon, Parker et son absence ne sont même pas mentionnés dans le rapport officiel d’enquête.

– Incroyable.

– Du coup…

– Oui ?

– Ben Parker garde son poste ! Il reste affecté à la Maison-Blanche, et assure même un jour la protection de Mme Lincoln, avant qu’elle ne quitte les lieux. Elle ne manque pas de l’interpeller sèchement, en l’accusant d’avoir aidé à l’assassinat de son président de mari.

– Et il répond quoi ?

– Selon la femme de chambre de la veuve, qui a rapporté l’échange, il bredouille qu’il n’imaginait pas que quiconque voudrait attenter à la vie d’un homme et d’un président aussi bon…

– Après au moins une tentative d’assassinat ?

– Oui, et il ajoute qu’il reconnaît avoir merdé en s’en veut. Mme Lincoln demande alors à ce qu’il sorte.

– Pas volé.

– Non, mais c’est à peu près la seule conséquence qu’il aura à subir. Parker reste dans la police de Washington encore trois ans, avant de se faire virer.

– Mon Dieu, je n’ose imaginer ce qu’il a dû faire pour finalement se faire foutre dehors.

– En fait il s’agit plus de récidive : il avait encore été pris en train de roupiller en service.

« Mais quoi, si j’étais venu bourré vous auriez râlé aussi ! »

John Parker reprend donc ses outils et se remet à la charpenterie. Métier dans lequel, à notre connaissance, il n’a tué ou laissé tuer personne. Et puis il choppe une pneumonie et meurt en 1890.

– Pour une fois qu’il attrape quelque chose…

Bien qu’ayant éhontément tiré la ficelle (trop facile, irrésistible) du flic pour sauver le président, nous tenons à réaffirmer notre plus grande estime et admiration pour la carrière et les états de service du Lieutenant Frank Drebin, de la police spéciale. Il a sauvé la reine, le président, et Hollywood. Qui peut en dire autant ?

Respect, monsieur.

6 réflexions sur « Les hommes du président : celui qui n’était pas là »

  1. Non mais le plus aberrant dans l’histoire, je pense, c’est que quand Lincoln a commencé à être la cible d’attaques, y’a pas un pignouf de la police de Washington qui semble avoir songé au crétin fini qu’ils avaient envoyé protéger ladite cible d’attaques.
    Des génies les mecs. La faute est collective.

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