La conjuration des baltringues

La conjuration des baltringues

– Eh bien, tu as bonne mine.

– Tu m’étonnes. Je rayonne !

– J’allais le dire. Est-ce que je peux savoir ?

– Ce qui m’emplit ainsi d’enthousiasme ? C’est très simple : la perspective de pouvoir remplir ma mission. Réaliser ma vocation. Accomplir ma destinée.

– Rien que ça ?

– Absolument ! Aujourd’hui, je m’en vais redresser les torts et rendre justice !

– Que voilà effectivement une noble entreprise. Tu veux que tu te dises, en fait je m’en suis toujours douté. Je pensais bien que sous tes airs…

– Mes airs quoi ?

– Eh bien, euh…que derrière cette façade de rodomontades et de cynisme, se cachait en fait une personnalité aimable qui avait à cœur de faire ce qui est juste. Être le bras secourable qui rétablit ce qui doit l’être. Le bouclier solide qui protège ceux qui ont été floués. Disons-le, noble chevalier secourable au service de la veuve et de l’orphelin.

– Le noble chevalier ? Qu’est-ce que ça a à voir avec moi, exactement ?

– Eh bien, tu t’en vas rendre justice, non ?

– Parfaitement.

– Tel le valeureux paladin animé par la vertu qui prête sa force aux petits et…

– Non non. Moi je suis là pour passer des sentences.

– Oui, mais enfin c’est pas que ça être juge, quand même.

– Je crois qu’on n’a pas la même acception du « juge ».

– Ca me paraît en effet vraisemblable.

Certains considèrent que la justice doit être aveugle.

Pour d’autres il est au contraire important qu’elle puisse viser.

– Quoi qu’il en soit, je m’en vais aujourd’hui réparer une authentique injustice. Car il est un événement qui est trop souvent passé sous silence, voire complètement ignoré, et c’est vraiment regrettable. Ca me chagrine d’autant plus que ça concerne un de mes sujets favoris : les présidents américains qui se sont fait tirer dessus.

– Ah non, tu vas pas encore me parler de Lincoln !

– Non, pas directement. Mais justement, l’assassinat de Lincoln est un épisode pour le moins connu, parce qu’il y a tant et tant et encore tant à raconter. Le moins qu’on puisse dire c’est que c’est une histoire riche.

– Le moins, en effet.

– Bon, de la même façon la mort de Kennedy est un événement marquant, parce que relativement récent, public, mondial.

– Exact.

– Dans le même ordre d’idée, on se souvient qu’un gars a tiré un jour sur Ronald Reagan à cause de Jodie Foster.

– Jodie, tu nous déçois sur ce coup. Je veux dire, il l’a raté.

– Pour le coup (de feu), il y a deux autres présidents qui n’ont pas été ratés, et qui comme je te l’avais raconté, on tous les deux été rectifiés alors que le fils même de Lincoln était dans les parages.

– Ca me dit quelque chose.

– Il y en a un, William McKinley, qui a donné son nom à une montagne. De son vivant, de surcroît. Mais sinon, si je te dis Garfield ?

– Je pense à un chat. Ou à la limite à un gars qui a joué Spiderman.

C’est un bon prétexte pour mettre une photo d’Emma Stone ?

C’est un bon prétexte pour mettre une photo  d’Emma Stone.

– Précisément ! James Garfield a été le 20e président des Etats-Unis, et au mieux on se dit qu’il le même nom qu’un chat qui ne pense qu’à bouffer. C’est quand même un peu triste comme motif de postérité, non ?

– Oui enfin si je me souviens bien il n’est même pas resté président six mois. Ca ne laisse pas le temps d’accomplir grand-chose.

– Ah non, ça je suis d’accord.

– Bon ben alors ?

– Mais son assassinat ! C’est…une telle merveille de n’importe quoi, c’est un vrai scandale que l’épisode ne soit pas plus connu.

– Je t’en prie, fais justice.

– Merci. Il est plus que temps. Notre histoire commence en 1841 dans l’Illinois, avec la naissance de…

– James Garfield !

– J’apprécie ton enthousiasme, mais non. Charles Julius Guiteau. Guiteau est un descendant de huguenot parti s’installer en Amérique. Charles n’a pas une enfance évidente : il se fait méchamment secouer par son père, qui lui remplit par ailleurs la tête à propos d’une communauté religieuse fondée par un ami personnel, John Noyes. Heureusement pour lui, Charles touche un héritage conséquent de son grand-père, qui lui permet de partir à l’université du Michigan, pour étudier le droit.

– Bien.

– Mais malheureusement il ne finit pas ses études. Il décide alors, en 1860, d’aller s’installer à Oneida, dans l’état de New York, pour rejoindre la communauté religieuse en question.

– Eh bien écoute, après tout, une vocation spirituelle, c’est bien.

– Oui alors, la communauté d’Oneida c’est du spirituel qui se matérialise quand même pas mal. Dans le slip, en particulier. A partir d’un passage des évangiles dans lequel Jésus dit qu’à la résurrection les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, John Noyes prône l’amour libre au sein de son troupeau. Il prend sur lui la lourde responsabilité de faire l’éducation des jeunes filles vierges, tandis des femmes plus âgées du groupe en faisaient autant pour les jeunes hommes.

– Comme c’est admirable de leur part. Ce dévouement pédagogique force le respect.

– Ensuite, Noyes décidait de qui couchait avec qui dans un système de mariages multiples.

– Du bon gourou sexuel classique.

– Oui, rien de très original. Guiteau rejoint la communauté, et manifestement personne n’a trop envie de coucher avec lui. Il est le gars qui fait tapisserie dans le club échangiste.

« Nan, ça va, j’aime bien la musique. »

Et dans le même temps il n’a aucune envie de se mettre aux tâches manuelles exigées de la part des membres. On écrit à son père pour se plaindre de son manque de coopération, puisqu’il refuse de travailler et demande à être considéré comme un étudiant. Dans le même temps, il se plaint de la direction qu’il considère tyrannique de la communauté par Noyes.

– Quoi, le gourou aurait tendance à vouloir décider de tout ? Incroyable.

– Les membres de la communauté en viennent à considérer que Charles a l’esprit « troublé ». Il décide donc de faire ses valises en 1865, et intente un procès contre la communauté afin qu’elle le paie pour le travail qu’il aurait effectué.

– Alors qu’on lui reprochait de rien foutre ?

– Je vois que tu commences à cerner sa personnalité. Son père écrit à la communauté pour prendre sa défense.

– Ah ben tu vois, il n’est pas si m…

– La défense de la communauté. Il confirme de son fils est irresponsable et dérangé. Guiteau part s’installer à Chicago comme clerc d’avocat. Il passe l’examen du barreau, mais n’est pas franchement un cador. Il ne plaide qu’une fois devant un tribunal, l’essentiel de son activité consiste à faire du recouvrement de factures. Ce qui est un rien savoureux, puisqu’il prend dans le même temps l’habitude de s’installer dans des pensions et de partir en pleine nuit pour ne pas payer, et de voler ses clients.

– Ca lui fait des clients. Attends, non.

– En 1872, lui et sa femme partent pour New York, notamment pour fuir leurs créanciers. A l’époque, il se revendique comme fervent démocrate, et soutient le candidat du parti à la présidentielle, Greeley, contre Grant. Guiteau prend la parole en public pour faire la campagne de Greeley. A l’époque il était fréquent en effet que les partis politiques relaient leurs messages à travers des orateurs, qui lisaient des discours en faveur de tel ou tel candidat en public. Cependant Greenley perd sévèrement, mais Guiteau est néanmoins convaincu que s’il avait gagné il l’aurait dû à son action, et l’aurait récompensé avec un poste diplomatique.

– Rien que ça.

– Charles Guiteau a, comment dire, une assez haute idée de ses réalisations. Ce qui ne va pas sans une réelle capacité à ignorer la réalité.

– Tu veux dire que ses anciens coreligionnaires n’avaient pas tout à fait tort de le considérer comme un rien cintré.

– Faut reconnaître ça aux sectes, elles s’y connaissent en tordus. En 1874, la femme de Guiteau veut le quitter. Comme c’est un garçon serviable, il se dévoue donc pour coucher avec une prostituée, qui peut ainsi témoigner de son infidélité et ouvrir la voie au divorce.

– Tu aurais pu juste dire oui, Charles !

– Oui, mais comme ça il n’aurait pas chopé la syphilis par la même occasion. Guiteau connaît alors un retour de foi en 1875. Il publie un livre sur La Vérité, très largement « inspiré » des écrits de Noyes. Il est convaincu d’être inspiré par Dieu qui lui aurait confié la mission de prêcher un nouvel évangile, à l’instar de Paul. Son père est lui de plus en plus certain qu’il est possédé par le Malin. Disons que son inspiration maline n’est pas plus franchement évidente que la divine. S’il y a une entité surnaturelle qui lui envoie des messages, il y a de la friture sur la ligne. Charles va de ville en ville pour prêcher auprès de qui veut l’entendre, c’est-à-dire quand même pas grand monde. Il y a plus de rumeurs et accusations de vols dans son sillage que de fidèles, et les comptes-rendus sur ses prêches les décrivent comme globalement assommants et crétins.

– C’est peut-être mieux qu’il ait laissé tomber les campagnes électorales.

– Mais détrompe-toi, il n’a rien laissé tomber du tout ! En 1880, il compte obtenir un poste fédéral en apportant son soutien au candidat républicain appelé à être élu président, c’est-à-dire Grant qui brigue un 3e mandat, parce que c’était possible à l’époque. Guiteau soumet donc au parti un discours, Grant contre Hancock.

Je ne vois pas l’intérêt de faire une suite, mais ça peut pas être plus mauvais que le premier.

– Grant ? On parle bien de celui qui a battu le précédent gars pour qui Guiteau avait fait campagne 8 ans plus tôt ?

– Oui, mais depuis il a appris de ses erreurs. Maintenant non seulement il est républicain, mais en plus il sait reconnaître un futur vainqueur. C’est donc James Garfield qui l’emporte sur Grant  aux primaires républicaines, et s’apprête à partir en campagne. Ca ne perturbe pas plus que ça Charles, qui se livre à un bel exercice de chercher/remplacer dans son texte.

– Tu veux dire qu’il se contente de mettre « Garfield » partout où il y avait « Grant » ?

– Exactement, sans plus de réécriture. Par conséquent, le discours magistral censé emporter l’adhésion des électeurs attribue à Garfield plusieurs réalisations de Grant. Genre ce dernier a déjà deux mandats de président sous le coude, donc y’a comme une différence avec un candidat qui vient du Sénat.

– Oh, à peine.

– Mais enfin Guiteau ne se pose pas plus de question, et considère que son texte constitue un atout majeur pour la candidature républicaine, qui va jouer un rôle essentiel dans la victoire à venir. Cependant il n’est pas particulièrement une figure publique, et n’est donc que très peu sollicité. En outre, il semblerait qu’il n’était pas spécialement bon. Il y a un témoignage selon lequel il est trop nerveux pour réussir à terminer son discours. A défaut de prises de parole, il fait publier et distribuer son discours à des centaines d’exemplaires. Sans payer l’imprimeur.

– Evidemment.

– En novembre, James Garfield devient le 20e président des Etats-Unis. Il doit rentrer à la Maison-Blanche début mars 1881, et l’idée c’est de mettre les mois à venir à profit pour constituer son administration.

– Je sens qu’il y en a un qui se verrait bien nommé quelque part.

– Bien sûr. Guiteau est persuadé qu’il a apporté une contribution décisive à la victoire de Garfield, en vertu de quoi le poste de consul à Vienne doit lui revenir.

– Rien que ça ?

– Ben oui, c’est pas n’importe qui. Cela dit il est prêt à se contenter de celui de Paris, pour lequel il est également qualifié. Je veux dire qu’il ne parle pas plus français qu’allemand, ou autre chose d’ailleurs. Charles fait le siège des bureaux du parti républicain à New York pendant l’hiver 1880/1881 pour obtenir son dû, mais sans résultat. Il part donc pour Washington le 5 mars.

– Il va se faire recevoir.

– Précisément. Guiteau est reçu par Garfield le 8 mars. Non, attends, ça faisait partie du boulot d’être en contact avec tous les candidats courtisans et autres plus ou moins obligés. Donc le président reçoit Guiteau parmi beaucoup d’autres et sans égards particuliers. Charles lui remet une copie de son discours pour lui rappeler son importance décisive dans la campagne.

– Mais il ne devient pas consul à Paris, Vienne, ou ailleurs.

– Bien sûr que non. A force de faire le siège de la Maison-Blanche et du Département d’Etat, et d’alpaguer tous ceux qu’il peut, Guiteau finit par se faire virer. Il parvient cependant à rencontrer James Blaine, le secrétaire d’Etat de Garfield, le 14 mai. Histoire de l’évacuer, ce dernier se contente de lui dire que la nomination du consul à Paris est verrouillée en raison du rapport de forces au Sénat. Guiteau en conclut que les rivalités de factions au sein du parti républicain, entre les membres du courant Stalwart et les Half-Breeds, minent ce dernier. Ce qui n’est pas totalement faux, d’ailleurs. Et que pour y mettre un terme, Garfield doit mourir pour permettre à son vice-président Arthur de reprendre les rênes. Ce qui est beaucoup plus faux, quand même. Guiteau n’a rien de personnel contre le président, mais il doit être sacrifié pour l’intérêt général.

– La bonne nouvelle c’est que le service de sécurité du président des Etats-Unis doit être en mesure de gérer la menace que représente ce bras cassé.

– Quel service de sécurité ? A l’époque, le président ne bénéficiait pas d’une protection particulière.

– Mais enfin les gars, vous vous souvenez que vous en avez perdu un il y a quinze ans, quand même ?!

– Ah mais oui mais non. L’assassinat de Lincoln était considéré comme une conséquence malheureuse de la Guerre de Sécession, quelque chose qui n’avait pas de raison de se reproduire en temps de paix. Non seulement le président ne bénéficiait pas d’une protection rapprochée, mais son agenda et ses déplacements étaient régulièrement publiés dans la presse. Par conséquent, Guiteau, comme tout le monde que cela pouvait intéresser, savait que Garfield devait quitter Washington pour le New Jersey le 2 juillet 1881, et projetait donc de le tuer avant.

– Il a plus d’un mois, c’est laaarge.

– Charles s’achète une arme, qu’il choisit non pas pour son efficacité, il n’y connaît rien en flingues, mais parce qu’elle aura fière allure dans un musée. Parce qu’évidemment son acte fera de lui une figure historique majeure et on s’arrachera tout ce qui le concerne. Il emprunte 15 dollars à une connaissance afin de se procurer un gros calibre, partant du principe que c’est ce qu’il lui faut.

– Ca doit faire des plus gros trous dans un président, logiquement.

– Un armurier lui propose de choisir entre deux versions d’un British Bulldog Revolver Webley : avec une crosse en bois, ou en ivoire. Il choisit le modèle ivoire parce qu’il fera mieux dans la vitrine. Et de fait, son arme finit exposée au Smithsonian Museum jusqu’au début du 20e siècle, avant d’être perdue.

« Ca ne serait pas arrivé si vous m’aviez consacré tout un musée. »

Par ailleurs Charles prépare tout précautionneusement, et ne compte pas agir en traître. Il écrit à Garfield pour lui expliquer qu’il a l’intention de lui tirer dessus. Mais cette lettre est ignorée, comme l’ensemble de celles qu’il a envoyées avant.

« Oui, rangez-là avec les autres. »

Il écrit également au général William Sherman, commandant général des armées, pour lui demander une protection contre la foule qui ne manquera pas de s’en prendre à lui une fois qu’il aura abattu le président.

– Non mais il est prévoyant, on peut pas lui retirer ça.

– Ce n’est pas tout. Il se rend à la prison du district de Columbia, et demande à visiter le quartier dans lequel il prévoit d’être incarcéré. On lui dit de repasser plus tard.

« Je n’y manquerai pas. »

Guiteau suit le président à plusieurs reprises pendant tout le mois de juin, mais l’occasion de lui tirer dessus ne se présente pas, ou bien ses nerfs lâchent. Il est ainsi disposé à mener son plan à bien quand Garfield accompagne sa femme Lucretia à la gare pour qu’elle aille dans le New Jersey, mais décide de ne pas le faire. Il ne veut pas la contrarier alors qu’elle se remettait d’une vilaine malaria.

– C’est vraiment un garçon prévenant.

– En attendant il ne lui reste plus comme option que le moment du départ de Garfield en train le 2 juillet. Le jour dit, le président se rend donc à la gare dite de Baltimore and Potomac. A 9h30, il est en train de discuter avec Blaine avant d’embarquer, et Guiteau peut s’approcher et faire feu à deux reprises. Il touche le président au bras, et dans le dos. La balle qui a atteint Garfield au bras ne provoque qu’une blessure superficielle. En revanche celle qui le touche dans le dos lui brise une côte avant de se loger dans l’abdomen à proximité du pancréas. La réaction du président est assez stoïque, puisqu’il se contente de demander « My God, what is this ? ».

– Et on rappelle que ce jour-là, le fils de Lincoln était présent à la gare, puisqu’il était secrétaire à la Guerre de Garfield et qu’il l’accompagnait à sa demande.

– Toujours dans les bons coups. Guiteau tente de s’échapper et de rejoindre la diligence qui l’attendait à l’extérieur. Cependant il croise un policier alerté par les coups de feu, Patrick Kearney, qui l’appréhende. Il est tellement content de l’avoir arrêté qu’il oublie de lui prendre son fameux flingue, qui ne lui sera retiré qu’au poste. Guiteau revendique son geste, en expliquant qu’il soutient le parti Stalwart, et qu’il revient à Arthur, vice-président, de devenir président.

– Et Garfield ?

– Il a d’abord été emmené à l’écart dans la gare, puis à la Maison-Blanche.

– J’imagine qu’un aréopage de sommités médicales se précipite pour lui prodiguer des soins du plus haut niveau.

– Alors oui et non. Garfield est immédiatement pris en charge par le médecin et chirurgien D. Willard Bliss. D comme Doctor. Ses parents lui ont donné « Docteur » comme premier prénom. Pour de vrai. C’est donc le docteur Doctor Willard Bliss, littéralement le Docteur Docteur Bonheur.

– C’est dire s’il doit être compétent.

– Il l’est, pour l’époque. C’est un ami de Garfield, qui prend les choses en main à la gare, puis à la Maison-Blanche. A pleines mains, même. En effet, c’est toute une équipe d’une douzaine de médecins qui s’occupent du président autour de Bliss.

– Bonne chose, non, il est entre un paquet de bonnes mains.

– Bonnes peut-être, mais pas particulièrement propres. Vois-tu, à l’époque, notre ami Ignace Semmelweiss a publié ses recherches, et dans le monde anglo-saxon Joseph Lister a également mené des travaux pour promouvoir l’asepsie. Dit simplement, l’idée de se nettoyer un minimum les mimines avant de les fourrer dans un patient est déjà connue. Malheureusement, aucun des médecins qui se rendent au chevet du président n’est particulièrement convaincu par ces théories, que beaucoup qualifient encore d’idées farfelues selon lesquelles nous vivrions entourés en permanence de germes invisibles flottant dans l’air.

– Pfff, absurde !

– Je ne te le fais pas dire. Or il se trouve que Garfield a une balle logée dans le bide, globalement. Mais on ne sait pas précisément où, or c’est une information utile parce qu’il y a quand même pas mal de trucs fragiles dans cette zone. Et puis si on pouvait la retirer le consensus est que le président s’en porterait sans doute mieux.

– Ca se tient.

– Tout ce petit monde tripote donc allégrement la plaie et farfouille dedans afin de retracer la trajectoire de la balle, et si possible de la trouver pour l’extraire. Sans se laver particulièrement les mains, désinfecter les instruments, ni prendre aucune précaution spéciale.

– Sérieusement ?

– Mais oui. Un docteur lui perfore ainsi le foie avec les doigts, pour te dire. L’équipe réunie autour de Bliss est convaincue que la balle s’est logée dans le flanc droit, et c’est ce côté qu’ils explorent, à tort. Au point de l’abîmer et favoriser l’accumulation de pus, ce qui provoque une infection.

– Il doit s’amuser le président.

– Il reçoit de la morphine contre la douleur. Quand il demande à Bliss quelles sont ses chances de s’en sortir, ce dernier répond qu’il les estime à environ 1 sur 100. Ce à quoi le président réagit en disant que ça se tente. Dans les jours qui suivent, sa situation s’améliore. Il est capable de se lever, et d’écrire. On le nourrit de bouillie d’avoine, ce qu’il déteste, et du lait d’une vache qui paît sur la pelouse de la Maison-Blanche. Quand on informe le président que Sitting Bull s’est lancé dans une grève de la faim, il répond qu’on le laisse jeûner. Puis se ravise, et propose qu’on lui envoie sa bouillie d’avoine.

– Tu sais où tu peux te la mettre, ta bouillie ?

– Attends, ça va venir. Pour l’instant, l’amélioration de l’état du président n’est que temporaire, parce que manifestement du pus s’accumule au niveau de plaie, et se serait quand même vraiment bien qu’on puisse lui enlever cette fichue balle. Le 23 juillet, la santé de Garfield se dégrade. Un abcès s’est formé au niveau de la plaie. Les médecins posent un drain, ce qui améliore un peu la situation, permettant au président de tenir une réunion (limitée) de cabinet le 29, mais les médecins tripotent encore l’abcès en espérant toujours localiser la balle, ce qui au final aggrave son état. Heureusement, la science arrive à la rescousse !

– Tu veux dire la science autre que les médecins qui ne croient pas aux germes ?

– Celle-là, oui. A savoir Alexandre Graham Bell.

– L’inventeur du téléphone ?

– Exactement.

« Allo, la Maison-Blanche ? Je suis en mesure de vous prévenir qu’on a tiré sur le président. »

– Mais qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

– Il propose un détecteur de métal pour localiser plus précisément la balle. En bossant sur le téléphone, il a en effet constaté que les objets métalliques pouvaient causer des interférences, et en a conclu qu’en retravaillant un peu ses outils il pouvait sans doute développer un détecteur de métaux. Il n’y pense plus, puis survient l’attaque de Garfield, et la quête des médecins pour mettre la main sur la balle. Il ressort donc ses notes et met au point un détecteur, qu’il teste sur des carcasses d’animaux et des vétérans de la Guerre de Sécession qui ont encore des éclats dans le corps.

– C’est pas une cloche, ce Bell.

– Il se pointe alors à la Maison-Blanche le 1er août avec son invention. Mais le problème est que Bliss limite l’emploi du détecteur de Bell, parce qu’il tient à garder la main sur les opérations. En outre il est convaincu que la balle est située ailleurs que là où elle se trouve vraiment, et n’autorise Bell à ne la chercher que là, c’est-à-dire sur le flanc droit. Forcément, il ne la trouve pas. En plus, la structure du lit de Garfield et les ressorts du matelas sont en fer. Cependant Bliss interdit qu’on déplace le président. Autrement dit, Bell a mis au point un détecteur spécialement pour l’occasion, mais on ne lui permet pas de s’en servir comme il faudrait, et donc ça ne donne rien. Les différents essais réalisés par la suite avec le détecteur de Bell ont montré qu’il fonctionnait très bien, et qu’il aurait certainement permis de localiser la balle si Bliss avait permis son bon usage.

– Avec des médecins pareils, pas besoin d’assassins compétents.

– Non. Autre innovation technologique, pour améliorer le confort du président dans la chaleur de Washington, une équipe de scientifiques et d’ingénieurs de la Navy mettent au point un système de climatisation à base de ventilateurs et de blocs de glace, qui permet de réduire la température de la pièce de 11°C. C’est certainement appréciable, mais pas suffisant. En août, Garfield n’est plus en mesure de remplir aucune de ses fonctions, et ses activités se limitent à la signature d’un unique ordre d’extradition.

– Ce sens des priorités.

– Garfield maigrit sévèrement, puisqu’il ne pèse plus que 59 kg fin août, contre 95 un mois plus tôt. Faut dire qu’il n’est plus ne mesure de digérer les aliments.

– C’est gênant pour s’alimenter, faut bien le reconnaître.

– On lui administre des solutions nutritives, spécialement conçues pour revigorer un président. Un vrai petit-déjeuner de champion, puisqu’elles sont composées de bouillon, d’œufs, et de lait.

– Ben c’est pas mal non ?

– Et aussi de l’opium et du whisky.

– Et il prend tout ça en intraveineuse ?

– Hein ? Non.

– Mais euh…S’il ne peut pas manger…Je veux dire, à part la bouche et les veines, comment veux-tu…

– …

– Naaaaan ?

– Mais si. Il est nourri par le fondement. Je résume : James Garfield a toujours une balle coincée quelque part dans le ventre, il a développé une bonne septicémie parce qu’une douzaine de rigolos lui a farfouillé les viscères, et il se prend des injections de whisky dans le derche.

– Président, c’est un sacerdoce.

– Début septembre, les médecins acceptent que le président quitte Washington pour le climat plus clément du New Jersey. Il sort donc de la Maison-Blanche le 5, et voyage dans un wagon spécialement aménagé. Son entourage ne se fait plus beaucoup d’illusion. Le 19 septembre, alors qu’en plus de l’infection il souffre d’une pneumonie et d’hypertension, il meurt sur le coup de 22h30. James Garfield a été président pendant six mois.

« Sur la photo officielle, vous êtes sûrs pour la main ? Oui ? Un pressentiment, vous dites ? »

Il est aujourd’hui admis que la mort de Garfield doit beaucoup à l’infection de la plaie, dont il est probable qu’elle a été au moins pour partie causée par tous les médecins qui l’ont examinée plus ou moins subtilement, sans prendre aucune mesure d’asepsie. L’autopsie a montré que la balle s’était logée dans les chairs dans toucher d’organes, et qu’il aurait sans doute suffi de bander la plaie pour qu’il s’en remette.

– Moche. Disons qu’ils ont fait ce qu’ils ont pu au vu de leurs connaissances. Au moins ils se sont dévoués sans compter.

– Euh, non. Dans les jours qui ont suivi le décès du président, les médecins qui l’ont achevé traité ont envoyé au Sénat une note d’honoraires de 85 000 dollars (environ 250 000 euros actuels). Que le Sénat a rejeté en les accusant d’incompétence, et en ne validant le paiement que de 10 000 dollars (40 000 euros environ).

– Des gens bien.

– En parlant d’individus remarquables, Charles Guiteau est inculpé pour la mort du président le 14 octobre. Il reconnait lui avoir tiré dessus, mais plaide non-coupable pour son décès. Il argue que le président est mort de mauvaises pratiques médicales. Il met en avant que de l’avis de ses propres médecins, le tir lui-même n’était pas fatal. Ce sont donc ceux qui l’ont traité par la suite qui sont responsables de la suite.

– Pour le coup il n’a pas tort.

– Non, mais enfin soyons sérieux deux minutes tout ça ne serait pas arrivé si quelqu’un n’avait pas tiré sur le président, avec l’intention explicite de le tuer.

– Ah ça c’est sûr qu’avec le nombre de personnes qu’il a prévenues avant, il peut pas plaider l’homicide involontaire.

– Non, pour autant le procès est assez chaotique. Guiteau interrompt régulièrement les débats et provoque de nombreux éclats. Il fait passer des mots à des spectateurs pour leur demander des conseils juridiques, déclame des poèmes (de son invention) pour se défendre, et s’en prend à son avocat. Ce dernier, qui est son beau-frère, finit par plaider l’irresponsabilité psychiatrique.

– Ca se tient.

– Crois-tu. Guiteau dicte son autobiographie au New York Herald, qu’il finit par une annonce personnelle afin de rencontrer une jeune femme bonne chrétienne de moins de 30 ans. Convaincu non seulement qu’il sera acquitté mais que son acte a fait de lui un héros, il se prépare pour une tournée de conférences à l’issue de son procès, et envisage de se présenter à l’élection présidentielle de 1884. Disons qu’il va être un peu déçu par le verdict.

– Je sens qu’il va falloir reporter la tournée.

– Charles Guiteau est reconnu coupable le 5 janvier 1882. Il fait appel, mais sans succès, et est exécuté par pendaison le 30 juin. Histoire de finir en beauté, il fait des pas de danse pour monter sur l’échafaud, salue la foule, serre chaleureusement la main du bourreau, et sa dernière demande, accordée, est de réciter un poème de sa composition avant l’exécution.

« Je peux être pendu aussi ? Tout de suite ? »’

Il demande aussi à être accompagné par un orchestre, mais faut pas pousser. Comme convenu avec le bourreau, il marque la fin de sa déclamation en lâchant son papier, ce qui donne le signal pour l’ouverture de la trappe.

– C’est grand-guignolesque jusqu’au bout.

Après cet excellent article, nous demandons un poste de consul. Ou vous pouvez nous soutenir ici.

One thought on “La conjuration des baltringues

  1. Merci, grâce au lien sur Reagan, je suis tombé sur le presque assasinat de Carter par un léporidé aquatique géant, dont les ramifications dans la culture pop semblent sans fin.

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