Monde de merde

Monde de merde

– Et maintenant passe-moi le marteau.

– Tu es sûr ?

– Bien sûr que je suis sûr. On ne va pas y passer la journée, bon dieu, c’est quatre clous à planter. 

– On croirait entendre Jésus au Golgotha.

– … Il vient, ce marteau ?

– Tiens.

– Merci WAYOUILLE MEEEERDE

– Qui aurait pu prédire que tu allais t’aplatir un doigt, franchement.

« Pas moi. »

– Je vois qu’on peut crever en silence par ici.

– Vois les choses du bon côté : ton index imite super bien le castor commun.

– Et ça se dit humaniste.

– N’empêche que c’est rigolo.

– Il me reste une main valide et rien ne m’empêche de te la mettre à travers la terrine, tu sais.

– Non, je veux dire ce choix de juron.

– Quel juron ?

– « Merde ».

– C’est davantage un réflexe qu’un choix, si tu veux le fond de ma pensée.

My point exactly. On n’y pense même plus. Merde, c’est le gros mot par excellence et ça marche pour tout, la colère, l’exaspération, l’impatience, la douleur, le mépris… Tu es coincé sur le périph’ ? Merde. Tu laisses échapper un verre d’eau ? Merde. Tu te prends une prune parce que tu t’es garé sur un passage piéton ? Merde. Tu vois passer un piton qui a décidé de se faire la malle à 500 mètres du sol ? Merde.

– « Meeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerdesprotch », exactement.

« Oh-ooooooh ».

– Mais tu vois l’idée.

– Et ça dure comme ça depuis Cambronne. Tu vois débouler un bataillon de rosbeefs qui veulent ta peau à Waterloo ? Merde.

– Alors…

– Quoi, tu vas me dire que Cambronne n’a jamais dit merde aux Anglais, peut-être ?

– Ben c’est flou.

– Comment ça, c’est flou. Mais non, ce n’est pas flou.

– Oh si.

– Je l’ai lu chez Victor Hugo, je te signale.

– Ah oui, le grand historien.

– BON BEN RACONTE AU LIEU DE FAIRE LE MALIN.

– Tout de même. Le 18 juin, ça te parle ?

– Ben oui, mais je ne vois pas ce que le général de Gaulle vient faire là-dedans.

– Ha. Oui. Une confusion fréquente. Le 18 juin, c’est le jour du fameux appel, certes, mais il se trouve que c’est aussi le jour de la bataille de Waterloo.

– Attends, attends une minute…

– Quoi ?

– Tu veux dire que le général de Gaulle s’est démerdé pour appeler les Français à continuer le combat le jour-anniversaire d’une des plus belles dérouillées que l’armée française se soit ramassée depuis Azincourt ?

– Oh oui.

– Depuis Londres ?

– Parfaitement.

– C’est sublime.

– À sa décharge, la journée reste glorieuse.

– Mais tout à fait. Franchement, 25 000 tués, on ne fait pas plus glorieux.

– Sans compter le Premier Empire qui ne s’en est pas tellement remis non plus, oui. Mais voilà : il y a Cambronne, général et baron d’Empire.

– Eh ben quoi, Cambronne ?

– Eh ben c’est glorieux. Tout le monde connait l’histoire : c’est la mouise, la bataille est perdue, ça pète de partout, le dernier carré de la Vieille Garde est cerné par ces salauds d’Anglais qui nous intiment de nous rendre, et voilà Cambronne qui se fend d’un mot superbe : « merde. »

– Oui enfin sublime…

– Mais si, sublime. Tu parlais de Victor Hugo, il ne s’y est pas trompé en racontant cette histoire dans Les Misérables bien plus tard, en 1862 : « parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne.  Être l’ironie dans le sépulcre, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l’éclair de la France, compléter Léonidas par Rabelais (…) perdre le terrain mais garder l’histoire, avoir pour soi les rieurs après ce carnage, c’est immense. (…) Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.»

– Personne ne peut lutter contre Totor.

– Ah ça quand il s’emballe, c’est quelque chose. Il n’y a qu’un petit détail qui pose problème. Personne ne sait ce que Cambronne a dit le 18 juin 1815. Et le plus étonnant, c’est que l’histoire de ce fameux « merde ! » a fini par virer à l’affaire d’État.

– Sérieusement ?

– Tout ce qu’il y a de sérieusement. Revenons à Waterloo, c’est-à-dire en Belgique. Le jour de la dernière grande bataille de Napoléon, celle qui va marquer l’échec des Cent-Jours, Pierre Cambronne est aux premières loges. Il a 35 ans et il doit toute sa carrière ou presque à l’Empire. Cambronne, c’est l’officier napoléonien par excellence, un représentant typique de la noblesse d’Empire, celle qui est sortie du rang et qui a gagné ses titres et ses galons sur tous les champs de bataille d’Europe.

– Il est corse, Cambronne ?

– Du tout. Il est Nantais et il a commencé comme grenadier en Vendée pendant la Révolution avant de participer à toutes les campagnes de la République d’abord, puis du Consulat et enfin de l’Empire. Il est là lorsque l’armée française débarque en Irlande et il est aux premières loges dans l’armée des Alpes, à la bataille de Zurich. Il s’illustre en Suisse et en Bavière, puis à Iéna. Il est de la campagne de Pologne, il est aussi de la guerre en Espagne.

– Je crois qu’on a compris le principe.

– Les récompenses pleuvent. Colonel, baron, officier de la Légion d’honneur, officier dans la garde impériale et bientôt général de brigade, Cambronne amasse les honneurs au même rythme que les faits d’armes. Et quand les choses se gâtent, il est encore là. Sur l’ile d’Elbe, c’est lui qui dirige la petite garde dont l’empereur dispose encore. Au début des Cent-Jours, il est de ceux qui font voile vers la Provence avec l’Empereur pour ce que la propagande impériale appelle le vol de l’Aigle. Et à Waterloo, il est encore là au soir du 18 juin 1815, quand les choses tournent mal.

– Et que le vol de l’Aigle finit dans les choux.

– Dans les betteraves, plutôt, vu le coin.

– Quelqu’un a vu l’Empereur ?
– Là-dessous.

– Bref, un fidèle entre les fidèles.

– Fidèle ou pas, ça n’empêche pas le pauvre Cambronne de se retrouver dans une drôle de béchamel autour de 19 heures 30, lorsque la bataille bascule avec l’arrivée des troupes prussiennes. Les Anglais de Wellington, qui n’attendaient que ça, concentrent un déluge de feu sur les régiments français. Dans une tentative désespérée, Napoléon fait alors « donner la Garde » : grenadiers, cavaliers, voltigeurs, artilleurs…

– Les derniers grognards.

– Voilà. Il n’y a plus grand-chose à sauver d’autre que l’honneur, c’est l’ultime baroud. Cambronne commande un régiment de chasseurs de la Vieille Garde, des gars qui connaissent leur affaire mais qui ne peuvent pas grand-chose contre les batteries anglaises. Les pauvres gars se font pilonner dans les règles de l’art avant de subir un ultime assaut des fantassins anglais. Cambronne est touché trois fois :  un éclat d’obus à la tête, un coup de sabre au bras droit, un coup de baïonnette à la main droite.

– Faut-il être maladroit.

– Tombé au sol, cerné par les hommes du général anglais Colville, il lance alors son fameux « merde » !

– Ou pas, si j’ai bien compris.

– Exactement. Il y a d’ailleurs deux versions de ce qu’a dit Cambronne. La première, c’est le mot de cinq lettres. La seconde, c’est une réplique presque aussi fameuse : « La Garde meurt et ne se rend pas ! ».

– Ce qui revient à peu près au même.

– Mais dans une version plus élégante, que publie quelques jours plus le Journal général de la France dans un article qui rend un hommage appuyé au courage du dernier carré des grognards. Dans une France traumatisée, on se répète partout ce mot qui console un peu de la défaite, par la grâce de ce général capable d’envoyer paître l’ennemi au moment suprême.

– Faut reconnaître que la formule a de la gueule.

– Oh oui. Mais là encore, il y a un détail… Eh bien disons, emmerdant.

– Quoi donc ?

– Qu’il ait dit merde ou qu’il ait dit autre chose, tout le monde a l’air d’oublier que n’est pas mort, et qu’il s’est bel et bien rendu.

– Ah.

– Eh oui. Après quelques mois de détention en Angleterre, il finit par rentrer en France où changement de régime oblige, on le colle illico en taule pour trahison. Acquitté, il finit par reprendre le fil d’une carrière honorable avant de mourir en 1842 dans sa ville natale, à Nantes.

– Mais il a bien dit quelque chose, lui, à propos de Waterloo ?

– Ah oui. En substance, le général a le plus souvent répondu qu’à part « Argh », il ne se souvenait pas d’avoir dit quoi que ce soit pour la bonne raison qu’il était troué de partout et qu’il pissait le sang dans la boue au moment du dernier assaut anglais. Le sujet avait d’ailleurs le don de l’agacer prodigieusement, à croire le journaliste Louis de Kerjean, en 1862 : « le général s’emportait (…) quelquefois avec violence, lui le plus doux et le meilleur des hommes, contre ceux qui voulaient à toute force et malgré lui, lui faire déclarer qu’il avait dit ce qu’il n’avait pas dit ! ».

– C’est flou.

– Je me tue à te le dire depuis le début. Le plus beau, c’est que c’est Victor Hugo remet dix balles dans le flipper quand il publie les Misérables en 1862, pas loin de cinquante ans plus tard tout de même.

– Enfin c’est un roman, quoi, pas un cours d’histoire.

– Moui alors ça… On est au beau milieu du Second Empire, les symboles comptent et Napoléon III, qui a déjà Hugo dans le collimateur, s’agace de voir qu’on répète partout cette vulgarité qui entache à ses yeux l’image de son oncle Napoléon Ier.

– Donc la sienne, par ricochet.

– Exactement. Pour mettre de l’ordre, il lance carrément une enquête officielle.

– Mais non ?

– Mais si. Il demande au préfet du Nord de faire toute la lumière sur histoire qui vire à l’affaire d’État. Ce brave préfet, M. Wallon…

– Le préfet du nord s’appelle M. Wallon ?

– Ouaip, un bel aptonyme. Le préfet Wallon, donc, rend ses conclusions en juin 1862, après avoir interrogé un survivant de la Vieille Garde, Antoine Deleau, qui dit avoir combattu à deux mètres à peine de Pierre Cambronne, au soir de ce fameux 18 juin. Et ce fier rejeton de Valenciennes confirme que c’est bien la version « noble » qu’a lancé Cambronne aux Anglais, pas ce fameux « merde ! » qui fait un peu tache.

– Une tache en forme de trace de pneu, oui. Bref, encore une affaire résolue, bravo mon vieux Watson.

– Pas si vite.

– Oh mais quoi encore ?

– Ben disons qu’il n’y a grosso modo aucune différence entre le témoignage d’Antoine Deleau et un gros paquet de caca.

Le témoignage de Deleau, une allégorie.

– Encore une belle journée sous le signe de l’élégance, sur En Marge.

– Ben je n’y peux rien, moi. Outre le côté commode d’un témoignage qui arrange bien les bidons du malheureux préfet, il se trouve qu’Antoine Deleau n’a sans doute rien entendu ce jour-là pour la bonne raison qu’il était grenadier, pas chasseur, et qu’il se trouvait à plusieurs dizaines de mètres du Carré commandé par Cambronne.

– Oui, enfin dans la confusion…

– Le récit de Deleau est tout sauf confus, justement. C’est beau comme du théâtre et d’une précision plus que suspecte pour un témoignage produit avec 47 ans d’écart.

– Alors ?

– Alors on ne saura jamais et ça n’est pas bien grave. L’essentiel, c’est que la langue de Molière soit aussi celle du mot de Cambronne.

– Tiens ben justement, passe-moi le marteau, tu veux ?

2 réflexions sur « Monde de merde »

  1. Si l’Empereur s’est vraiment retrouvé sous les betteraves, c’est un peu sa faute. La culture s’en est intensifiée à cause de son blocus continental, fermant la porte à la canne à sucre.

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