Ma barre à mine dans ta terrine

Ma barre à mine dans ta terrine

– Rogntudjuuuuuûuuu de rogntudjuuûûuu de rogntudjuuuuu de vindjûuu de…

– Un problème, Sam ?

– J’AI UN CH’NI DANS l’ŒIL ET CA ME FAIT UN MAL DE CHIEN.

– Un pardon ?

– UN CH’NI. Une poussière, un truc, je sais pas, c’est infernal.

– C’est bienvenue chez les ch’nis, quoi. Et donc mon pauvre chaton, t’as un gros bobo à le nonœil ?

– Ôte-moi d’un doute, tu ne serais pas en train de te foutre de la gueule d’un homme à terre ?

– Oh si. Parce que pardon, mais tu en fais quand même des caisses. Et pose ce flacon de deux litres de collyre, tu es ridicule, le Sam aux Camélias.

– La solidarité et l’humanisme sont morts, à ce que je vois.

– Je veux juste te dire que tu en fais peut-être des caisses pour pas grand-chose. Tu veux savoir qui peut vraiment dire qu’il a mal à l’œil ?

– Dis toujours, pendant que je m’alite.

– Phineas Gage.

– Jamais entendu parler.

– C’est lui.

Bon casting pour interpréter Odin.

– Beau gosse, le borgne.

– Comme tu dis.

– Je suis sûr que mon ch’ni dans l’œil était au moins aussi gros que le sien, vu comme je souffre.

– Ah ben paye ton ch’ni, en l’occurrence. Tu vois le bâton qu’il tient de la main gauche ?

– Oui ?

– C’est ça, qui lui est passé à travers l’orbite.

– Hein ?

– Vi vi. C’est pas un bâton, d’ailleurs, c’est une barre à mine. Elle ne s’est pas arrêtée à l’œil, d’ailleurs, elle est ressortie de l’autre côté, si tu vois ce que je veux dire.

– Et ils ont décidé que c’était une bonne idée de l’empailler avant le prendre en photo avec ?

-Oh mais il est bien vivant, là.

– Le type s’est pris une barre à mine à travers le crâne et il s’en est sorti vivant ?

– Oh oui. Je te raconte ?

– Mais évidemment.

– Tout commence en 1848, dans le Vermont. Phineas Gage n’est pas seulement un beau gosse costaud de 25 ans, du genre râblé, avec deux beaux yeux pâles. C’est aussi un type adorable et généreux à en croire la plupart des témoignages, doublé d’un spécialiste des explosifs qui bosse sur le chantier d’une ligne de chemin de fer du côté de Cavendish, la Rutland & Burlington Railroad. Il est plus précisément chargé de préparer les tirs de mine en bourrant de poudre des failles entre deux rochers. C’est pas sorcier, comme boulot : tu remplis une cavité de poudre noire et tu bourres derrière avec de la glaise ou autre chose, pour orienter le cône provoqué par l’explosion dans la direction souhaitée.

Fire in the hole !

– Exactement. Mais faut pas oublier les petits détails.

–  Comme ?

– Comme penser à ajouter une couche de sable au-dessus de la poudre, ça évite qu’une étincelle gicle de l’énorme barre d’acier qui tape malencontreusement contre le rocher au moment précis où tu ouvres la bouche pour donner des consignes à ton équipe.

– Oh merde.

– Je pense qu’il n’a même pas eu le temps de dire ça, parce que la barre en question – un bourroir, plus précisément – fait six bons kilos pour un mètre dix de long et trois gros centimètres de diamètre. Et elle lui est arrivée à travers la gueule avec une remarquable vélocité, en passant par la bouche ouverte de Gage, ce qui lui a d’ailleurs éviter d’y laisser sa mâchoire.

– Headshot.

– Dans toute sa splendeur. La tige continue son petit bonhomme de chemin, fracture la pommette de Gage et lui passe à travers l’orbite gauche avec le petit bruit écœurant que tu imagines évidemment, puisque je viens de t’y faire songer, traverse le lobe frontal gauche du cerveau de Phineas et ressort par le haut de sa tête en faisant sauter un bout de boîte crânienne au passage. Tu disais que tu avais mal à l’œil, je crois ?

– Bon, d’accord, peut-être pas mal à ce point.

– Tu m’étonnes. Le bourroir en acier retombe à 25 mètres de là, probablement dans un grand clong, pendant que tout le chantier se fige. Vu de l’extérieur, faut imaginer ce que ses camarades de ont vu : une explosion sous ses pieds, un nuage rouge au niveau de sa tête, puis Gage qui s’effondre. Autant te dire que personne n’a trop de doutes sur son état de santé.

L’explosion, vue par Michael Bay.

– Et ?

– Et surprise : Gage est bel et bien sur le dos, en train de convulser, mais en moins de dix minutes, il arrive à se rasseoir et à parler. Il parvient même à faire quelque pas avec l’aide de ses compagnons sidérés. On vérifie la barre de fer par acquis de conscience, mais pas de doute : elle est trempée de sang et couvert de la matière cérébrale du type qui est en train de s’asseoir comme si de rien n’était ou presque dans un chariot, direction la ville la plus proche. Vaseux, du sang partout, mais conscient.

– On parle bien d’un type qui vient de se faire trépaner par une barre à mine ?

– Voilà. Le premier toubib qui l’ausculte, un certain Williams, se fait accueillir par Gage en personne, qui se lève du fauteuil où on l’avait assis et qui lui sort ce qui reste à mon avis comme la plus belle litote du siècle : « docteur, je crois que j’ai un peu de boulot pour vous ».

– Ce n’est pas faux, note.

– Certes pas. Williams procède à un premier examen qui lui permet d’une part de constater que son patient est trempé de sang, d’autre part d’avoir d’avoir une très joli vue sur le cerveau à ciel ouvert de Gage, lequel se met à lui dégueuler tripes et boyaux sur les grolles. 

– Ah ben tout de même.

– Les spasmes font même sortir de sa blessure « l’équivalent d’une demi-cuillère à thé de matière cérébrale » de la boîte crânienne de Gage, si tu veux tout savoir. Oh, et son œil gauche n’est pas véritablement crevé, au passage, il lui a juste giclé de l’orbite pour pendre à l’extérieur.

– Merci beaucoup, vraiment. Bon, c’est là qu’on le prend en photo et qu’il meurt ?

– Du tout. On l’étend, toujours conscient mais manifestement épuisé. Vers six heures, c’est le Dr. Harlow, son médecin habituel, qui prend le relais. Il parle dans ses souvenirs d’une blessure comme on n’en voit d’habitude seulement sur un champ de bataille mais salue l’extrême patience et le stoïcisme avec lequel Gage supporte les soins – il s’est aussi salement brûlé les mains et le visage dans l’explosion. On nettoie ce bordel, on éponge, on vire les esquilles d’os et on borde gentiment Gage avant de lui flanquer un bonnet de nuit sur le crâne en guise bandage.

– Tu rigoles ?

– Absolument pas, c’est limite s’ils ne lui filent pas un Doliprane et un bisou magique. En réalité, je pense que tout le monde est plus ou moins convaincu que Gage ne passera pas la nuit.

– Et ? 

– Et il s’en sort comme un chef. Plus tard dans la nuit, Harlow note ceci dans son journal : « Gage a l’esprit clair. Agitation constante des jambes, tendues puis relâchées. Dit qu’il n’a pas besoin qu’on appelle ses amis et qu’il sera de retour au travail dans quelques jours. »

– Mais c’est Dracula, ce type ?

– Tout de même pas. Il passe par des moments délicats et par des phases de fièvre et de délire les jours qui suivent. On pense même le perdre d’une infection, une quinzaine de jours après l’accident : ses plaies suppurent, il ne cesse d’évacuer un certain nombre de trucs glaireux bien dégueulasses par la cavité qui orne désormais son crâne, bref, l’enfer – ses potes ont déjà rassemblé de l’argent pour ses funérailles et contacté le menuisier pour son cercueil, pour te donner une idée. Mais Harlow fait des merveilles en réussissant à ponctionner les matières qui font pression sur le cerveau de Gage. L’improbable se produit : après un mois de soins attentifs, le contremaître se rétablit… Encore un mois, et il se balade tranquillement dans les rues en réclamant à Harlow l’autorisation de rentrer dans son New Hampshire natal. En novembre 1848, il est de retour chez ses parents. En janvier 1849, il arrive à travailler des demi-journées entière dans l’écurie familiale. Et au temps des moissons qui suivent, en juin, sa mère écrit à Harlow que Gage s’est bien remis – quelques pertes de mémoire, mais rien qu’un étranger puisse détecter, par exemple. Et quatre ans plus tard, Harlow le considère comme entièrement rétabli physiquement. Gage n’a finalement laissé qu’un œil et une molaire gauche supérieure dans l’accident. Il marche, parle, voit sans problème de son œil droit, n’a pas de maux de tête lancinants…

– Et il est toujours beau gosse.

– A en juger par les deux daguerréotypes dont on dispose, oui – la paupière gauche est à jamais close, cousue devant ce qui reste de l’oeil, mais son visage a bien guéri. Son cerveau, en revanche…

– Ben tu ne viens pas de me dire que… ?

– Si, mais on commence à raconter des trucs sur Gage, dont les journaux ont évidemment fait une célébrité dans toute la Nouvelle-Angleterre. On raconte que Gage est… Différent.

– Ah HA.

– Non mais ne t’imagine pas des trucs à la Simetierre ou à la Cthulhu, hein. Rien de macabre ou d’horrible. Mais son tempérament a changé. Alors que Gage était réputé pour sa courtoisie et sa gentillesse, on dit qu’il est devenu odieux : agressif, malpoli, sale, effrayant et j’en passe. On le dit isolé, renfermé – bref, Gage n’est semble-t-il plus le même. Il ne retrouve de fait pas son ancien métier mais cumule des boulots jugés socialement moins nobles : palefrenier, conducteur de diligence… Jusqu’à sa mort, douze ans après l’accident, Gage ne retrouve jamais la position sociale qu’il occupait le jour de son accident et doit même accepter certaines propositions pas forcément très saines, comme lorsque P. T. Barnum le recrute quelque temps pour l’exhiber dans son freak show new-yorkais. Avec la barre à mine qui ne quitte plus Gage, très attaché à cette tige d’acier qui lui a traversé le crâne. Et pour 5 cents de plus, tu peux soulever ses cheveux pour regarder sa blessure au crâne.

– Je n’ai pas loupé le petit « semble-t-il » que t’as glissé tel un ninja du clavier dans ce passage, tu sais.

– Tu me connais bien. Disons que pendant des décennies et des décennies, on s’est appuyé sur le cas de Gage – une blessure cérébrale traumatique – pour considérer comme plus ou moins acquis qu’une atteinte sévère du lobe frontal « efface » plus ou moins une partie de la personnalité. On retrouve cette idée dans le cas de la lobotomie, dont on a déjà parlé ici et qui consistait à taper dans le lobe frontal pour « calmer » les tempéraments hystériques ou d’autres maladies beaucoup plus graves comme la dépression, les crises d’adolescence ou le communisme. On a aussi évoqué le cas de Gage à propos des symptômes que développent les patients dans certaines maladies neuro-dégénératives comme certaines démences séniles.

– « Hey rappelez-vous, ça rappelle un peu le gars, là, l’Américain, devenu complètement asocial quand son cerveau lui a giclé par le haut du crâne » ?

– A peu près, le tout sur fond de controverses entre scientifiques autour du fonctionnement du cerveau ou ses capacités à récupérer d’un traumatisme aussi violent… Gage est devenu un cas semi-légendaire, le premier à suggérer que le fonctionnement du cerveau détermine la personnalité, et que des dommages sur des parties spécifiques peuvent induire des changements mentaux spécifiques. Sauf que quand on commence à creuser cette histoire de comportement, ben…

– Ben quoi ?

– Ben déjà, difficile de distinguer ce qui relève de l’accident lui-même et de l’infection qui a suivi, infection qui serait enrayée beaucoup plus vite aujourd’hui. Savoir ce qui a fait le plus de dégâts… Pour le reste, disons que dans le meilleur des cas, ce n’est pas du tout confirmé.

– Le coup du « not Gage anymore » ?

– Celui-là même. Les sources primaires sont rarissimes et relèvent plutôt du bon vieux « on m’a raconté ceci » et « Untel m’a dit ça, juré, mec ». Il y a bien le journal de Harlow d’où on a absolument voulu tirer un « Gage n’est plus Gage » qui n’y figure d’ailleurs pas, mais le toubib se contente en fait de décrire son patient comme versatile et grossier, sans s’étendre : le compte-rendu est très succinct pour un cas pareil, quelques centaines de mots à peine. Il dit bien que Gage raconte des histoires à dormir debout aux enfants de ses frères et soeurs, mais il s’agit peut-être simplement d’un tonton qui raconte des fables à ses neveux pour les endormir, pour ce qu’on en sait. Les sources qui en font des caisses, ce sont les journaux – et les journaux américains du milieu du 19e siècle, ça bat le Daily Mirror en termes de sensationnalisme. Et puis « changer », ça veut dire quoi quand ceux qui le prétendent ne connaissaient pas le Gage d’avant ? Il jure et il est malpoli, et alors ? Non seulement on parle d’un type qui a vu sa vie démolie en un clin d’œil, mais on ne sait pas à quelle fréquence il se montre si désagréable et si vulgaire. Toutes les trois minutes, comme un bon vieux Tourette ? Après un coup dans le nez doublé d’un coup de déprime ? On n’a en réalité que dalle, mais on écrit beaucoup – tout et son contraire d’ailleurs. On le dit à la fois amorphe et agressif, lubrique et asexuel, etc.

« Print the legend ».

– Voilà.

– Mais…

– Oui ?

– Ce n’est pas plausible, qu’il ait changé ?

– Oh si. Les lésions frontales se soldent de fait assez souvent par des changements de comportement notables. Mais il y a autre chose.

– Quoi ?

– D’abord, retourne voir la photo de lui après son accident. T’as l’impression de voir un clochard incapable de se maitriser ? Et puis cette épave, ce poivrot amorphe et vulgaire que serait devenu Gage retrouve finalement un emploi stable de conducteur de diligence dans le New Hampshire, avant de partir faire le même métier en Amérique du sud, de Valparaiso à Santiago. Et tu sais ce qui caractérise le fait de conduire une diligence ?

« On bouffe surtout des patates et du lard ».

– Non ?

– On ne confie certainement pas ce genre de mission à un demi-débile instable, surtout sur des pistes pareilles. Parce qu’une diligence, ça coûte un bras à mettre en service et que ça demande un peu de doigté et de fiabilité pour se piloter, sans compter un certain calme et de sérieuses capacités de vigilance et de débrouillardise… On ne confie pas un TGV à un semi-crétin qui bave des insultes, aujourd’hui – ben c’est pareil au bon vieux temps de la Wells Fargo : conduire un attelage de plusieurs chevaux, ça implique de contrôler leurs rênes de façon indépendante, ce qui n’est franchement pas simple à chaque virage – imagine que tu dois faire tourner ta bagnole en gérant chaque roue indépendamment. Je ne te dis pas qu’il faut être Einstein pour conduire une diligence, mais ça exige tout de même de vraies compétences.

– Alors ?

– Alors mystère. Tout est un peu flou, mais il est tout à fait possible que les deux versions soient compatibles et que Gage ait souffert un temps de certains troubles – une partie de son cerveau a été vaporisée, quand même – que son statut de bête curieuse n’a pas dû rendre faciles à supporter. Ce qui expliquerait d’ailleurs son choix de quitter les Etats-Unis pour un complet anonymat sur les routes chiliennes, une fois ses capacités mentales à peu près récupérées. Le pauvre n’en aura pas profité bien longtemps, d’ailleurs, il est mort à 36 ans sans qu’on sache vraiment si ce cassage de pipe précoce est ou non lié à son accident.

– On a des chances de pouvoir trancher un jour ?

– Dur à dire. Le cerveau de Gage n’a pas été conservé, mais son crâne, si – il a été déterré par le Dr. Harlow avec l’autorisation de la famille de Gage pour être donné à la faculté de médecine de Harvard, où on lui fait régulièrement subir des examens pour reconstituer l’accident. Mais ça reste des modélisations, et avec tant de variables qu’on ne pourra pas abandonner le conditionnel de sitôt dès qu’on prononce le nom de Phineas Gage.

– J’ai moins mal à mon ch’ni.

– Dis-moi si ça revient, j’ai une barre à mine toute prête que je rêve de tester. C’est un peu comme un coton-tige, tu verras.

Déjà moins beau gosse, le Phineas.

4 réflexions sur « Ma barre à mine dans ta terrine »

  1. Il me semblait que le cas Phineas Gage, en dehors de l’impressionnant trauma lié à l’accident lui-même, est resté connu pour la mise en évidence de la dimension émotionnelle dans le processus de prise de décision. Malgré des capacités cognitives intactes, Gage éprouvait des difficultés à choisir une option entre plusieurs possibilités non par manque de data (il pouvait faire des listes de pour et contre, en totale connaissance de cause) mais par incapacité à reconnaître vers quel choix « son cœur balançait » en quelques sortes. Ce qui indiquerait que l’aspect emotionnel dans une prise de décision est tout important que l’aspect rationnel, si ce n’est plus…
    Je ne sais plus où j’avais lu cela mais voici un exemple de lien trouvé en googlant quelques mots clés comme « Phibeas Gage » et « décisions » :
    https://www.lepsychologue.be/articles/damasio.php

  2. Il me semblait que le cas Phineas Gage, en dehors de l’impressionnant trauma lié à l’accident lui-même, est resté connu pour la mise en évidence de la dimension émotionnelle dans le processus de prise de décision. Malgré des capacités cognitives intactes, Gage éprouvait des difficultés à choisir une option entre plusieurs possibilités non par manque de data (il pouvait faire des listes de pour et contre, en totale connaissance de cause) mais par incapacité à reconnaître vers quel choix « son cœur balançait » en quelques sortes. Ce qui indiquerait que l’aspect emotionnel dans une prise de décision est tout important que l’aspect rationnel, si ce n’est plus…
    Je ne sais plus où j’avais lu cela mais voici un exemple de lien trouvé en googlant quelques mots clés comme « Phibeas Gage » et « décisions » :
    https://www.lepsychologue.be/articles/damasio.php

  3. Bon sang, je SAIS pourtant qu’il ne faut pas lire vos articles le matin au petit déj’.
    C’est superbement bien raconté, mais j’vous avoue m’être frotté l’oeil gauche frénétiquement toute la lecture !

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