Mâles aux crânes

Mâles aux crânes

– Sam, tu n’as pas l’air dans ton assiette.

– Gnflsdnrfgdfllll.

– Je t’avais prévenu hier soir. Le coup du « allez viens on dit qu’on mélange tous les alcools qui restent, on verse dans le cendrier, on pisse dedans et cul sec, lol », ce n’était pas une bonne idée.

– Gdkjrtrreurgh.

– Tu as mal au crâne, c’est ça ?

– Gnrfrkl.

– À l’intérieur des yeux ? Bon d’là. Pendant que tu manges la boîte de Nurofen – enlèèèèève le carton avant Sam – je vais te remettre dans le bain avec une petite histoire de crânes.

-Mrfmmrl.

– Est-ce que tu vois qui est Olaf Grossebaf ? Mais si. Le personnage de chef scandinave dans Astérix et les Normands ? Celui qui veut apprendre la peur pour voler ?

– Grfjolk ?

– Exactement. Et on peut remercier Goscinny et Uderzo, c’est sans doute un des meilleurs albums de la série. En revanche, ils se sont permis quelques libertés avec la réalité historique avec leurs histoires de crânes. Si tu te souviens bien, il y a toute une série de gags récurrents autour du fait qu’Olaf et ses hommes trinquent dans les crânes de leurs ennemis massacrés. Et qu’il faut de temps en temps aller ravager un village pour se faire un service de table complet. Le motif du Nordique qui passe sa vie à siffler de la cervoise dans un petit crâne est tellement récurrent que tu le retrouves même dans la saison 2 de la série Vikings, quand le jarl Borg boit dans le crâne de sa défunte épouse.

Prends ça dans ta gueule, Hamlet.

– Ftaghn.

– Mais non, ce n’est pas vrai ! En tout cas, on n’a pas l’ombre d’une trace archéologique pour le supposer. On a bien cru en voir une trace dans les sources littéraires, mais c’est le résultat d’une erreur de traduction, avec une confusion entre le mot crâne et le mot corne. Bref : pure calomnie, ça n’est jamais arrivé. Boire dans des crânes, c’est pas du tout un truc de Normand, de Scandinave ou de Viking.

– Ghluibnfqsxr.

– Non, seuls les Scythes sont aussi absolus. Enfin d’après Hérodote, en tout cas. C’est lui qui raconte ça pour la première fois dans ses Enquêtes, au 5e siècle avant notre ère. En Occident, c’est la première fois qu’on voit apparaître cette histoire de coupe en crâne dans une source littéraire.

– Ahlferzifll hahaaa ouille.

– Oui, il a probablement visité des Scythes historiques, bravo, je vois que le moral remonte. Toujours est-il qu’Hérodote écrit ça sur le sujet, mot pour mot : « [Les Scythes] scient le crâne au-dessous des sourcils, et le nettoient. Les pauvres se contentent de le revêtir par dehors d’un morceau de cuir de bœuf, sans apprêt : les riches non seulement le couvrent d’un morceau de peau de bœuf, mais ils le dorent aussi en dedans, et s’en servent, tant les pauvres que les riches, comme d’une coupe à boire ». Bref, un truc de guerriers bien virils. Un vrai mâle, ça boit dans le crâne de ses ennemis.

Un p’tit canon ?

– C’t’infââââme.

– Tiens, tu réarticules. Oui, c’est un peu extrême, mais c’est pas non plus un loisir quotidien. Hérodote précise que ça ne concerne que les têtes de leurs « plus grands ennemis », alors ça va. En revanche, c’est clairement l’équivalent de l’argenterie chez Mémé, quand on sort toute l’argenterie dès qu' »il y a du beau monde à la maison : « s’il vient chez eux quelque étranger dont ils fassent cas, ils lui présentent ces têtes, lui content comment ceux à qui elles appartenaient les ont attaqués (…) et comment ils les ont vaincus. Ils en tirent vanité, et appellent cela des actions de valeur. »

– Un peu comme quand tu fais suer toute la tablée en racontant où t’a trouvé tes coupes à champagne ?

– Franchement ça fait plaisir de te voir reprendre du poil de la bête, je n’en pouvais plus de faire des trucs bizarres avec toutes les consonnes cheloues de mon clavier. Et oui, c’est à peu près ça. Le truc intéressant, c’est que c’est bien la calotte crânienne qui sert de coupe, pas le bas du crâne comme on le voit chez Astérix.

– Tu sans tout l’intérêt que je porte au petit artisanat et aux traditions folkloriques. Ils font comment, pour euuuh préparer la coupe en question ?

– Ah mais Hérodote est là encore très précis : « pour écorcher une tête, le Scythe fait d’abord une incision à l’entour, vers les oreilles, et, la prenant par le haut, il en arrache la peau en la secouant ».

– Je te laisse une seconde, j’ai un dossier urgent à traiter.

– C’est cela, oui, prends un seau pour pas en foutre partout.

– Mais on peut le croire sur parole, Hérodote ?

– Sur parole pas forcément, mais c’est plutôt crédible quand on remarque qu’il parle bien de pratiques exceptionnelles, ritualisées. On ne fait pas ça avec tous ses ennemis, ça ne concerne que les plus importants d’entre eux, tués devant le roi… Bref, il n’y a pas huit calottes crâniennes sur la table basse à chaque apéro scythe, quoi. En revanche, les héritiers d’Hérodote ne se sont pas trop embarrassés de nuances. Le thème du Barbare qui boit dans la tête de ses ennemis, c’est devenu un des pires clichés de la littérature occidentale, de Strabon à Tite-Live en passant au Chateaubriand, qui ont installé le mythe des Vikings buveurs de crânes. Dans son Essai sur les mœurs, Voltaire écrit par exemple en 1756 que les Scandinaves « se figuraient qu’après la mort le bonheur de l’homme consistait à boire, dans la salle d’Odin, de la bière dans le crâne de ses ennemis« .

– Mais pourquoi ?

– C’est bien pratique. Du point de vue romain, ça permettait de tracer une ligne de séparation entre eux et ces vilains Barbares qui ne sont pas comme nous puisqu’ils outragent les morts. En passant rapidement sur le fait que les Romains sont du genre à assister à des combats de gladiateurs, crucifient poliment la moitié des troupes de Spartacus ou s’amusent à clouer la tête et les mains de Cicéron aux portes du Sénat. Ça, c’est civilisé, merde. Même les auteurs américains du 19siècle récupéreront l’idée pour la comparer avec les pratiques des Amérindiens, là encore, pour montrer à quel point les coutumes de ces gens sont abominables. Les exterminer, voilà quelque chose de civilisé.

– Je te sens sarcastique.

– Du tout, c’est juste amusant de voir comment le cliché s’installe. Tiens, Tite-Live, au premier siècle avant J.-C., se lâche complètement sur le thème du crâne à boire en parlant cette fois des Gaulois, pourquoi ? Parce que. Une tribu de Boïens avait réussi à défoncer deux légions en – 216. D’après Tite-Live, les Boïens aurait récupéré le crâne du consul, Postumius. Je cite : « après avoir nettoyé la tête comme c’est la coutume chez eux, ils incrustèrent le crâne d’or. C’était pour eux un vase sacré qui servait à faire les libations les jours de fête en même temps qu’une coupe pour le prêtre (…) ».

– Sympa, les teufs chez les Boïens.

– Mec, t’as vu ta tête ?

Ceci dit, ça permet au moins de pouvoir s’offrir aujourd’hui des verres de bon goût, très distingués.

3 réflexions sur « Mâles aux crânes »

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