Mise à jour

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– Pfff, tu sais quoi ? Je pense, enfin je crains, être en train de devenir un vieux con.

– Allons allons, pourquoi cette idée ?

– Pourq… Ah ben franchement je suis agréablement surpris, je pensais plutôt que tu allais acquiescer bruyamment. Ca me fait plaisir, tu sais. Chaud au cœur, à vrai dire. Je m’attendais pas.

– T’enflamme pas, c’est juste que j’aime la contradiction encore plus que les vacheries.

– Je te retrouve.

– Tu penses à quoi, exactement ?

– Alors là, plein de choses. Le nombre de pratiques modernes qui m’agacent, tu n’as pas idée. Ca va de…je sais pas…les gens qui te polluent ta boîte mail de foutues pubs, le langage sms partout, les gens qui non seulement prennent des photos de la moindre de leur activité mais se sentent obligés de te les mettre sous le nez, ou qui viennent pourrir les tiennes, ou encore les enflures diverses qui profitent du couvert de l’anonymat pour balancer les pires ordures tout le temps. Je te le dis, je suis en train de devenir un vieux con.

– En fait, c’est pas récent.

– Ah, finalement. Je l’attendais plus tôt, bien joué, je reconnais que je me suis fait avoir.

– Non non. Enfin si, aussi, mais je veux dire que tout ce que tu viens de me lister n’appartient pas à la catégorie « nouvelles tendances », mais bien plutôt à celles des anciennes habitudes qui se sont contentées de prendre de nouvelles formes. Plus modernes.

– A ce point ? Toutes ?

– Toutes, absolument. Et je me fais fort de te le démontrer.

– Oh, et bien si monsieur se fait fort. Or donc, merci de me prouver séance tenante que le spam ne date pas de la création des emails.

– Facile, puisqu’on a une date d’apparition très précise.

– Tu as le jour du premier envoi ?

– En quelque sorte. Alors attention, pour ce qui est de la détestable pratique qui consiste à bourrer les boîtes aux lettres de prospectus, pubs, et autres courriers parasites divers, je ne peux pas te dire exactement à quand ça remonte. Mais il est facile d’attester que ce fléau est apparu bien avant que l’usage du web se développe.

Sérieux, la benne à recyclage papier est à deux mètres, faites un effort.

Dans ce domaine, tout ce que je regretterai c’est que la qualité des publicités se soit à ce point dégradée en quelques décennies.

– Ah, je vois, tu regrettes l’époque du catalogue de La Redoute…

– Plutôt celle, que je n’ai pas connue espèce de mauvaise langue, où la réalisation de la réclame était confiée à des artistes. Fut un temps où je ne me serais pas plaint de recevoir de la pub.

Progrès mes fesses.

Cependant, pour en revenir au sujet de départ, je peux situer précisément le moment où l’on a commencé à associer cette pratique pénible au jambon.

– Pardon ? Au jambon ?

– Ben oui. Le fin gourmet que tu es n’ignore pas que « spam » est la contraction de « spiced ham », c’est-à-dire jambon épicé. Alors tu te dis peut-être que, dit comme ça, ça peut sembler alléchant, après tout. Ne va surtout pas t’emballer. Il te suffira d’une recherche en ligne rapide pour apprendre que le spam est une « transformation agroalimentaire précuite », qui plus est conçue dans ce haut lieu du raffinement culinaire que sont les Etats-Unis.

– J’ai plus faim, d’un coup.

– Histoire d’être sûr, je précise qu’il s’agit de jambon, enfin, d’une préparation de jambon et d’épaule hachés, avec de la graisse aussi parce qu’ici c’est les Etats-Unis, sous vide en boîte.

– C’est de mieux en mieux.

– De là à dire que le caractère épicé vise juste à donner un goût vaguement mangeable à ce machin aggloméré…

Alors, ça fait pas saliver cette liste d’ingrédients ?

– Je vois bien le côté peu ragoûtant, et on n’a certainement pas envie d’en recevoir plein dans sa boîte aux lettres, mais pourquoi aller chercher ce produit en particulier pour parler des courriers-poubelles ? Je ne veux pas dire qu’on n’a l’embarras du choix dans la terminologie gastronomique anglo-saxonne, mais…

– Oh non, faudrait être mauvaise langue. C’est pas le genre de la maison. Le jambon en boîte est commercialisé pour la première fois en 1926, et pendant un bon moment c’est uniquement un argument pour aller plutôt chez le charcutier. Puis, le 15 décembre 1970, le spam devient une référence culturelle.

– Par quel miracle ?

– Celui d’un sketch des Monty Pythons. Pour la faire simple et courte, ça se passe dans un restaurant dont la carte comprend à peu près 80% de spam, ce qui conduit à ce que le terme apparaisse tous les trois mots dans les dialogues. Et ça dure deux minutes à entendre « spam » tout le temps. Aussi, il y a des vikings.

– Parce que ?

– C’est les Monty Pythons. On demande pas pourquoi. Toujours est-il que spam devient synonyme de pollution sonore, de bruit de fond pénible dont on voudrait bien se débarrasser mais qui revient inlassablement.

– Oh, j’espère que cette mauvaise publicité n’a pas nui à la réputation de ce met de choix.

– Je ne crois pas que ça ait « nui ». Mais le fait est que quand est apparu le phénomène du pourriel, ce flux de mails polluants, quelqu’un quelque part a eu l’idée d’aller chercher le terme spam pour le qualifier, et que l’analogie est apparue suffisamment pertinente pour que ça reste. Autrement dit, la pratique comme le terme ont sensiblement précédé le spam tel que nous le connaissons et l’exécrons aujourd’hui.

– Ok, passons au sujet suivant.

– Que tu ne pouvais pas mieux introduire.

– Pardon ?

– Le mot que tu as dit, là. Ok.

– Oui, et ben ?

– Tu peux m’expliquer ce que ça veut dire et d’où ça vient ?

– Ok ? Ok. Ca veut dire…ben ça veut dire, mmm, tout va bien, tout marche comme il faut, c’est…Voilà. Quant à son origine, euh, attends, d’abord, je t’en pose des questions, moi ?

– Souvent, oui.

– C’est pas une raison pour me mettre des colles !

– D’accord. Alors figure-toi qu’en fait, ok est tout à la fois une abréviation et une faute délibérée, ce qui en fait un précurseur direct de 95% des SMS, à peu près. En 1839, le Boston Morning Post écrit un article satirique sur la grammaire, et les auteurs s’amusent à y insérer des reformulations volontairement aberrantes, d’un point de vue orthographique et/ou grammatical, de certaines expressions. Ils remplacent ainsi « all right », tout va bien, par « oll wright », qui sonne exactement pareil mais met les professeurs dans un état second. Cette expression n’a pas eu de postérité. En revanche, l’article en question propose également de revisiter « all correct », tout est correct, en « oll korrect ». Formule abrégée en OK.

– Ah, o…je vois.

– C’est donc exactement l’équivalent des passages en phonétique puis en abrégé qui induisent tant de traumatismes de la cornée de nos jours.

Foo t moa sa o goulag lol

Celui-ci a réussi à conquérir les Etats-Unis, le monde anglophone, puis l’ensemble de la planète des décennies avant l’invention du premier téléphone portable.

– Ca ouvre des perspectives que je vais qualifier de terrifiantes.

– Et on peut trouver d’autres premières traces anciennes, et prestigieuses, de ces tendances. Ainsi, la retranscription d’un discours d’Abraham Lincoln de 1862 comprend les signes 😉 pour signifier la réaction du public à des plaisanteries du président. Impossible de garantir que c’est le premier emoji de l’histoire, mais ça permet d’attester de leur existence bien avant la conception même du téléphone fixe.

– Les Américains sont des barbares, que veux-tu que je te dise.

– A la différence des britanniques, à qui ont peu faire confiance pour être les gardiens sourcilleux de la forme langagière la plus châtiée.

– Exactement.

– A l’instar du baron John Fisher, très certainement un pur produit de l’odieuse aristocratie locale, qui dans une lettre qu’il adresse en 1917 à Winston Churchill, lui-même issu du même milieu, utilise l’abréviation OMG pour signifier Oh my God.

– Mon Dieu !

– Voilà.

Et des doubles points d’exclamation ! Nous sommes perdus.

C’est le premier usage connu de cet acronyme.

– Et quelques années plus tard Churchill lui-même lança le débarquement par un fameux « YOLO » [source requise].

– Uh huh. Passons maintenant…

– Attends une minute, si tu veux bien. J’ai reçu ma commande, j’ai soif, mais faut que je fasse une photo avant. Tu comprends, pour mes amis…

– Perso, je pense que tu ferais mieux d’envoyer la galerie de tes libations à ton médecin, mais je suis sûr que tout le monde attend avec impatience le cliché de ta dernière binouze.

– Pfff, tu comprends rien aux réseaux sociaux. Faut vivre avec son temps.

– Son temps ? Tu me parles d’un truc qui remonte à quelques siècles, là.

– #surprise, #incrédulité !

– J’en vois un qui n’a jamais entendu parler des vedute.

– Ha si, j’aime bien. Aux poireaux notamment.

– Non, vedute. La veduta, pluriel vedute, un terme italien qui signifie « ce qui se voit ». C’est une pratique de peinture qui apparaît à partir du 16ème aux Pays-Bas, comme son nom ne l’indique pas du tout. Il s’agit de proposer des représentations particulièrement précises et détaillées de panoramas, urbains ou paysagers. Et pour renforcer la fidélité de la représentation, notamment en matière de perspective, les peintres utilisaient une caméra.

– Quoi, pardon ?

– Une camera obscura, ce qui signifie tout simplement une chambre noire, un dispositif optique qui permet de projeter l’image d’un paysage sur une surface.

Et je vous raconte pas la taille de la perche à selfies.

La technique se développe et se peaufine pendant le 17ème aux Pays-Bas et en Italie, mais c’est dans ce dernier pays qu’elle va réellement prendre son essor, et le nom qui lui restera attaché, au 18ème.

– Il y a une raison particulière ?

– Oui, les touristes. Littéralement, les jeunes gens de la haute société européenne qui pratiquent le « Grand Tour » à partir des années 1760. Le Grand Tour, c’est un circuit qui consiste à visiter les plus hauts lieux de l’histoire et de la culture continentale. En particulier Rome et Venise, qui deviennent les capitales de la pratique des vedutistes, les peintres qui proposent donc des représentations très fidèles des panoramas locaux. Que lesdits touristes s’arrachent, puisque ça leur permet de ramener chez eux un souvenir de leur voyage, qu’ils peuvent regarder à loisir pour se souvenir de leur périple, mais surtout montrer à leurs amis pour faire les malins.

#nofilter

– Tu es en train de me dire qu’Instagram n’a rien inventé ?

– Mmm, ceux qui pratiquaient le Grand Tour avaient en général reçu la plus impeccable éducation, donc ça fait quand même une grosse grosse différence avec les influenceurs, à vrai dire.

– Ca se tient. Attends, je résume : le spam, les emojis et les textos, et les clichés de vacances à la caméra pour se la raconter, ça ne date pas d’Internet.

– Absolument. Et je t’ai gardé ma partie préférée pour la fin.

– A savoir ?

– Les trolls anonymes qui envoient des commentaires vachards pour le plaisir ?

– Chouette.

– Laisse-moi te parler des vinegar valentines.

– Les quoi ?

– Les…on peut traduire ça par « les cartes de Saint-Valentins aigres ». Pas extraordinaire, je propose qu’on garde vinegar valentines.

– Aussi, on pourrait…

– Garder le nom pour notre groupe de pop rock, oui, c’est fait.

– D’accord, alors dis-m’en plus maintenant.

– Bon, posons un peu le contexte. On a déjà parlé de l’histoire du symbole du cœur pour l’amour, mais l’association de Saint-Valentin à l’Amour et aux amoureux remonte au 14ème siècle. A noter que ce saint est fêté le 14 février depuis un décret papal de 495. Enfin, ces saints, plutôt, puisque l’Eglise reconnaît trois Valentins canonisés, trois prêtres qui ont vécu aux 3ème et 5ème siècles, dont deux qui ont été martyrisés au même endroit et pendant la même période.

– Oui ben ils avaient décidé de faire sa fête à Valentin.

– C’est ça, c’était un peu plus violent à l’époque. Donc, en 1382, un poème anglais associe Saint Valentin, sans préciser vraiment lequel, à l’amour. Je me dois de signaler que si on ne trouve rien de tel avant, la date du 14 février correspond à celle des cérémonies romaines dites Lupercalia ou Lupercales, qui se déroulaient du 13 au 15, et qui célébraient à la fois le début de l’année et la fertilité/fécondité. Ca tombe quand même bien que le saint catholique associé à l’amour soit honoré le jour où les Anciens fêtaient l’amour au sens plus procréatif du terme.

– La divine providence.

– Sans doute. Toujours est-il qu’en 1415, le duc d’Orléans envoie à sa maîtresse ce qui est considéré comme la première lettre de Saint-Valentin. Ce que les anglophones appellent une valentine, qu’il s’agisse d’une lettre ou d’un cadeau, depuis les années 1660, après la création d’une célébration officielle de Saint Valentin en Angleterre par le roi Henri VII en 1537. Et un peu plus tard, au 19ème siècle, la production de cartes et images à s’envoyer se développe quand la révolution industrielle permet d’augmenter les volumes tout en baissant les prix. Les valentines atteignent donc le sommet de leur popularité en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis dans les années 1840 à 1880, avant même le développement de la carte postale moderne dans la dernière décennie du siècle. De ce point de vue, il est faux de dire que les éditeurs de cartes postales ont « créé » ou poussé artificiellement la Saint-Valentin : ils ont exploité un phénomène qui existait déjà.

– D’accord, mais tout cela ne me semble pas particulièrement vinaigré.

– J’y viens. Sans doute à partir des années 1830, et de façon certaine après 1840, apparaissent également des cartes beaucoup moins guimauves. On les appelle alors des valentines comiques, moqueuses, ou insultantes. Le terme vinegar vient en fait d’une chercheuse contemporaine qui a remis le phénomène à jour.

– Mais c’est quoi, en fait ?

– Eh bien ce sont des cartes bon marché, un dessin caricatural accompagné d’un petit texte en vers de 4 à lignes pour enfoncer le clou, qui se moquent de la personne à qui elles sont adressées. La plupart restent dans le domaine de la taquinerie, mais pas toutes. Il s’agit parfois de rembarrer un(e) soupirant(e), mais pas uniquement.

« Je te donne un citron et je te dis au revoir,

Parce que j’en aime une autre, pour toi pas d’espoir. »

On peut aussi se moquer, se plaindre, ou insulter un prof, son patron, l’ivrogne du coin, un voisin, un chauve, des amoureux « trop » démonstratifs, etc.

Ici pour inviter deux amoureux à ne pas se bécoter en public, parce que uuuugh…

Là pour moquer un mari qui fait ce que sa femme lui demande, ce nul.

Ou encore pour se foutre d’un alcoolique, ça va l’aider.

– Sympa. J’en conclus que ce n’était pas particulièrement un truc qu’on faisait au sein du couple.

– Ah ben non. En général elles venaient de l’extérieur. C’était l’occasion de se lâcher et de dire ce qu’on pensait de ses prochains, sous le couvert de l’anonymat.

– Le parallèle avec certaines dimensions d’Internet m’apparaît soudainement.

– Avec ce petit supplément délicieux : avant la mise en place du timbre-poste, c’était le récipiendaire qui réglait l’envoi du pli. Autrement dit, tu payais pour recevoir des insultes. Et quand je disais que ça ne se limitait pas toujours à la taquinerie, on allait de la moquerie bon enfant à l’invitation au suicide, carrément.

– Ah donc ils ont vraiment inventé les forums en ligne.

– Exactement.

– Mais euh…redonne-moi un peu foi en l’humanité, c’était un phénomène anecdotique ?

– Tu veux que je te dise que l’écrasante majorité des cartes envoyées pour la Saint-Valentin relevait plutôt des déclarations d’amour ?

– Oui, s’il-te-plaît.

– Ok, oui. On avait même développé des élevages de lapins choupinous qui venaient livrer les cartes en question.

– Tu te fous de moi.

– Absolument. Au milieu du 19ème siècle, les vinegar valentines pouvaient représenter la moitié des cartes vendues pour la Saint-Valentin aux Etats-Unis.

– Pour le jour de la célébration de l’Amour, la moitié des cartes vendues servaient à s’envoyer des vacheries ?!

– Et oui. Non mais la bonne nouvelle c’est que nous ne sommes pas collectivement devenus pire depuis Twitter.

– Super.

– Bien sûr, il y a parfois des conséquences dramatiques. Des journaux font état de suicides de personnes ayant fait l’objet de ces moqueries. Et plus précisément, en 1885, la Pall Mall Gazette de Londres mentionne un mari qui a tiré sur sa femme après l’avoir identifiée comme l’auteur de la vinegar valentine qu’il avait reçue.

– « Tu pues de la gueule, pense à prendre du pain en rentrant ».

– Les vinegar valentines bénéficient d’un regain avec l’âge d’or des cartes postales photos entre 1896 et 1917, et encore un peu dans l’entre-deux-guerres.

XOXO

– C’est bien de voir qu’on n’a pas perdu la main depuis.

– Tu vois, c’était pas mieux avant.

Mais quand même, cela dit, un petit retour en arrière…

On a beaucoup de cartes à envoyer, si vous voulez nous aider à payer les timbres on a un Patreon ici.

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