One Nation Army
– Dis-moi, est-ce que ça va en ce moment ?
– Oh ben, oui, globalement. Je ne me plains pas.
– C’est ce qui m’inquiète.
– Non mais ça va.
– Oui ?
– Sincèrement, oui, qu’est-ce que…
– Le début de l’année a quand même été rude, non ?
– Oh ben…
– Non mais pour toi, personnellement.
– Pourquoi pour moi, spécifiquement ?
– Ben le contexte social t’a été franchement hostile.
– Par définition le contexte social c’est hostile.
– Avoue néanmoins que là, ce mois de janvier, tu as été particulièrement visé.
– Mais de quoi tu parles à la fin ?!
– Ben de tout ce mouvement, là, le mois de janvier sec, ne pas boire d’alcool, tout ça. C’est quasiment une attaque personnelle.
– Veux-tu bien cesser oui ?! Ca suffit cette façon pernicieuse de laisser entendre des choses ! Je n’ai pas de problème avec l’alcool.
– Ah ben non, ça vous vous entendez bien.
– N’importe quoi, tu me calomnies. Je t’assure que moi et ma bière à peine hebdomadaire ne représentons pas un problème de santé publique. Le jour où des illuminés décident d’un mois sans chocolat je prends les armes, mais là ça va, franchement je le vis bien.
– Si tu le dis…
– Tu n’as pas besoin de mobiliser de grands moyens pour me tenir éloigné de la bouteille. Range ta hache.
– Ma hache ?
– Eh oui, je pense campagne intensive de prévention de l’alcoolisme, je pense hache.
– Le lien m’échappe.
– Ah ah, j’en connais un qui n’a jamais entendu parler de Mme Nation.
– Mme Nation ? Marianne ?
– Non. La Nation donc je te parle était américaine.
Tant pis. Une autre fois.
– La femme de Sam ?
– La femme de Sam est un concept éthéré qui appartient au monde des idées.
– Je veux dire l’Oncle Sam.
– Non plus. Et franchement c’est peut-être mieux pour lui.
– Ecoute j’ai un peu de mal à te suivre là, tu veux bien reprendre du début.
– D’accord. Alors on retourne dans le Kentucky.
– Encore ? Note, je dis ça mais il faut reconnaître que l’état n’est pas dépourvu en matière d’événements bizarres et de personnalités singulières.
– C’est exactement le programme. Le Kentucky, où le 25 novembre 1846 naît Carrie Amelia Moore. Dans une ferme, pour être exact. Ses parents sont exploitants agricoles, mais bien que la propriété soit suffisamment grande pour qu’ils possèdent plusieurs esclaves, les Moore ne roulent pas sur l’or. La petite Carrie vit une enfance pauvre, et d’autant moins marrante que sa mère est mentalement instable. On raconte qu’à une période elle se prend pour la reine Victoria, et elle finira sa vie dans un asile d’aliénés entre 1890 et 1893.
– C’est moche.
– Oui, surtout qu’elle est internée à l’initiative de son fils Charles, peut-être parce que ce dernier lui devait de l’argent. De manière générale, la famille compte un certain nombre de membres qui souffrent de troubles mentaux. Carrie a elle-même des problèmes de santé.
– Psychologiques ?
– Non. Enfin…à chacun d’en juger par la suite, mais non, juste une petite forme. Par conséquent, sa scolarité est chaotique. Heureusement, elle fait pour ses 20 ans la connaissance de Charles Gloyd, un jeune médecin et vétéran de la Guerre de Sécession, au cours de laquelle il s’est battu pour l’Union et qu’il a fini capitaine. Ils tombent vite amoureux.
« Mes hommages à votre mère la reine. »
– Ah ben c’est plutôt un beau parti, les parents doivent être contents.
– Eh ben non. Les parents de Carrie ne sont pas très favorables à l’union, parce qu’ils soupçonnent le docteur d’être un alcoolique. Néanmoins les deux tourtereaux se marient en 1867.
– Vive les mariés !
– Et dans la grande série « ma mère avait raison même si elle est mentalement dérangée et se prend pour une souveraine », il s’avère que les parents Moore avaient vu juste. Le docteur picole sévère, il passe ses nuits dans les bars, où il se trouve en plus qu’il croise des filles pas farouches. Les époux Gloyd se séparent en 1868, soit après à peine un an de mariage et avant même la naissance de leur fille, et le docteur meurt en 1869 de son penchant pour la bouteille.
– Eh bien ce fut rapide.
– Pour le moins. Carrie tire de cette brève union une haine farouche pour l’alcool, le tabac, et les filles faciles.
Sans doute pas techniquement veuve, certainement pas joyeuse.
Mais également les moyens de reprendre ses études et de devenir institutrice. Elle exerce pendant 4 ans. Puis elle se remarie en 1874, à un certain David Nation, avocat, journaliste, et prêtre, qui a 19 ans de plus qu’elle.
– C’est un bel éventail professionnel.
– Qu’il va avoir l’occasion de déployer. Carrie devient donc Mme Nation, ce qui j’imagine fait toujours bien sur une carte de visite. Les Nation commencent par acheter une terre et à se lancer dans l’agriculture. Mais comme ils n’y connaissent l’un comme l’autre absolument rien, l’affaire périclite. Monsieur repart donc pratiquer le droit, tandis que Carrie gère un hôtel. Puis ils s’installent à Medicine Lodge, dans le Kansas, en 1889. David y officie comme prêtre, Carrie est à nouveau à la tête d’un hôtel. Elle se fait rapidement connaître des paroissiens comme particulièrement dévote et un peu particulière.
– Comment ça ?
– Quand monsieur est au pupitre et qu’elle trouve qu’il a prêché trop longtemps, et lui dit que ça suffit maintenant et ferme sa bible. Et puis elle se fait jeter de deux églises de Medicine Lodge parce qu’elle insiste un peu trop sur les valeurs d’accueil et de fraternité et la nécessité d’aider les plus nécessiteux aux yeux des paroissiens.
– Ah ben oui, en toute logique ça la fait mal voir de chrétiens.
– Le moins qu’on puisse de Carrie Nation c’est que c’est une militante convaincue. Si Jésus prône la fraternité et l’entraide, il convient de se sortir les mains des poches. En 1890, elle monte à Medicine Lodge une association de couture pour fabriquer des vêtements pour les pauvres, et aussi leur servir des repas pour Thanksgiving et Noël. Elle fait le tour de l’état pour récupérer des dons et donations, et sollicite les commerçants pour qu’ils lui donnent leurs invendus. Sinon elle les dénonce publiquement pour leur réticence à aider les veuves et orphelins. En général, ça marche.
– Rien de tel qu’une petite humiliation publique, je l’ai toujours dit.
– Carrie accueille également des sans-abri dans son hôtel. Et puis elle visite des détenus en prison, pour leur apporter la Bonne parole.
– Tout cela est fort charitable de sa part, une vraie dame patronnesse.
– En effet. Et c’est en prison qu’elle va retrouver la trace de son vieil ennemi et une autre cause dont elle se fera la championne.
– Elle a un ennemi en prison ?! Tu ne m’as pas tout dit.
– Si si. En discutant avec des détenus, elle apprend que plusieurs sont là à cause de l’alcool, d’une part, et qu’il existe des moyens de s’en procurer alors que la vente est en principe proscrite, d’autre part.
– Attends, on est encore loin de la Prohibition non ?
– Au niveau fédéral, oui, mais il y a déjà des mouvements qui militent pour que l’alcool soit banni, c’est ce qui s’appelle la tempérance, et l’état du Kansas prohibe en principe la vente et la consommation d’alcool dans les bars.
– Il n’y a donc que des saloons de thé.
– En théorie, cependant il y a comme des trous dans la raquette. Et ça, Carrie, elle ne l’apprécie pas particulièrement. Elle décide alors de militer, et fonde une branche locale de l’Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérance à Medicine Lodge. Leur première cible, ce sont les pharmacies.
– Hein ? Mais enfin !
– Je t’arrête. J’imagine que tu protestes parce que tu considères qu’une pharmacie vend des médicaments.
– Oui, j’avoue que ça fait partie de mes préjugés.
– Nous sommes dans les années 1890. Les pharmacies vendent effectivement des médicaments, mais la définition de ce que sont les médicaments est alors…large. Je te rappelle que c’est l’époque où on prescrivait de la cocaïne pour les rages de dents. Et où, précisément, un certain nombre de remèdes et potions aux herbes contenaient un peu d’herbes et beaucoup de bibine. Souviens-toi de Lydia Pinkham. Donc les officines sont autorisées à vendre de l’alcool à des fins médicinales. Y compris des trucs forts comme du whisky.
« Jusqu’à toutes les deux heures si la douleur persiste. »
– Si on veut boire un coup il vaut mieux aller chercher du sirop que de commander un verre.
– C’est ça. Donc les associations de tempérance, et l’Union de Carrie, choisissent les officines pour cibles. C’est en 1894 qu’elle s’en prend à sa première pharmacie.
– Comment ça « s’en prend » ?
– Il s’agit de manifester devant, et de dénoncer ceux qui viennent se ravitailler en boisson mais surtout les pharmaciens qui contribuent à la corruption de la société en pervertissant leur commerce. Ce pour quoi ils encourent évidemment le courroux divin. C’est une constante chez Carrie, elle en veut surtout à ceux qui vendent et distribuent, plus qu’aux consommateurs. Ces derniers sont plus des victimes des premiers, même s’ils devraient évidemment se reprendre en main pour sortir de leur vice.
– Une fois encore, c’est plutôt charitable de sa part.
– Mais bon, aussi contestable que ce soit, si l’alcool est reconnu comme un médicament. Les pharmaciens ne font qu’appliquer la loi. Ce qui fait vraiment monter Carrie dans les tours, ce sont les bars et saloons illégaux, qui servent de l’alcool en violation de la loi sans que ça émeuve grand-monde.
– Ce dont elle a eu vent en discutant avec des prisonniers.
– Exactement. Elle décide donc de se rendre à la capitale de l’état, à Topeka, pour demander aux autorités de faire respecter la loi.
– Mais quelle audace !
– On lui répond qu’on l’a bien entendue, et que bien sûr tout est fait pour assurer le règne de la loi, mais dans les faits rien ne bouge. Seule ou accompagnée de coreligionnaires, Carrie se rend dans les débits de boisson en question, prie, chante des cantiques, condamne les viles activités qui s’y pratiquent. Elle interpelle les tenanciers qu’elle appelle destructeurs de l’âme des hommes. Malheureusement les résultats ne suivent pas. Alors Carrie prie.
– Oh ben ça va tout changer ça…
– Homme de peu de foi. Figure-toi qu’elle est entendue, et qu’elle reçoit une vision au matin du 5 juin 1900. Une voix puissante, tonitruante et chaleureuse lui intime d’aller à Kiowa, une ville voisine qui compte plusieurs saloons « illégaux », et ajoute « JE SUIS A TES COTES ». Elle ramasse donc des cailloux et des briques et part en ville. Le 7 juin, elle se pointe devant le Dobson’s Saloon de Kiowa, qui vend de l’alcool illégalement, où elle annonce « Hommes, je suis venue vous sauver d’un destin d’ivrognes ». Puis elle caillasse allégrement les réserves de l’établissement.
– Ah oui, on est monté d’un cran.
– Carrie considère que l’impunité avec laquelle des établissements vendent de l’alcool donne à tout citoyen respectueux de la loi le droit de les détruire. Elle enchaîne avec deux autres bars. Le Kansas est au même moment frappé par une tornade, et c’est évidemment le signe qu’elle œuvre pour le Seigneur.
– C’est irréfutable.
– Elle explique aux autorités de Kiowa que de deux choses l’une : ou bien elle a enfreint des lois et il faut l’arrêter, ou bien ce sont ces établissements qui sont hors-la-loi, et il faut agir. De fait, elle n’est pas arrêtée, et plusieurs établissements du comté sont fermés.
– Bien joué.
– Elle ne s’arrête donc pas là, et monte d’autres opérations du même type. Qui ne se finissent pas toujours aussi bien pour elle, elle est arrêtée à plusieurs reprises. Ses actions d’éclat lui attirent néanmoins une renommée certaine dans le tours le Kansas. Son mari finit par dire en plaisantant que la prochaine fois elle devrait prendre une hache pour s’en prendre aux bars.
– Ben voyons, brillante idée.
– C’est exactement ce qu’elle lui répond.
– Tu m’étonnes, c’est…attends, elle est sérieuse ?
– On ne peut plus sérieuse. Elle considère que c’est le meilleur conseil qu’il lui a jamais donné.
– Ca doit faire plaisir après 25 ans de mariage.
– Oui, alors le mariage bat méchamment de l’aile. David Nation demande le divorce en 1901. Il explique que les actions de son épouse lui attirent ridicule et mauvaise réputation. De son côté, elle considère que ce n’est pas quelqu’un de mauvais, mais un paresseux et un inconséquent, dont les défauts pourraient être corrigés à coup de trique, et un homme trop lent pour elle qui n’a été qu’une passade. Le divorce est prononcé en novembre, dans la mesure où les époux sont séparés de fait. Ils n’ont pas d’enfant, je me demande bien pourquoi.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Carrie n’a pas que l’alcool dans le collimateur, et ses vues en matière de mœurs sont…comment dire…on ne devait pas se marrer tous les jours chez les Nation, parce que se marrer c’est sans doute pas bien chrétien.
« Un souffle diabolique ! »
Carrie s’en prend aussi au tabac.
– Dans l’absolu, elle n’a pas tort.
– Aux ordres fraternels.
– Ce ne sont pas toujours des hauts lieux du bon goût et de la finesse.
– Aux nourritures étrangères.
– Euh, oui, alors…
– Aux corsets, aux jupes qui ne sont jamais de la bonne taille.
– Ecoute Carrie…
– A la déco des bars et à la déco en général qui n’est jamais que pornographie à peine voilée.
– Non mais il faut arrêter là maintenant !
– Elle va même…
– Quoi encore ?! Jusqu’où ira cette spirale démente !
– Elle milite pour le droit de vote des femmes !
– Mais enfermez-la à la fin ! Comment peut-on proférer des âner…euh, attends. Ok, bon, on ne va peut-être pas tout jeter.
– C’est toute la complexité de son personnage. En attendant, son bientôt ex-mari lui a donné une idée qu’elle trouve excellente, et elle compte bien l’utiliser.
– Vraiment ? La hache ?
– Absolument. Une hachette, pour être plus précis, sans doute parce qu’une dame qui se respecte ne manie pas une hache de bataille à deux mains.
– Mouais, je suis pas convaincu.
– Ou elle n’avait pas le score de force nécessaire. Toujours est-il qu’elle s’arme, et part derechef en expédition punitive contre les bars. Après les avoir sermonnés, et si ça ne donne pas les résultats escomptés (spoiler : non), elle attaque le mobilier et les barriques. Elle y gagne le surnom de Hatchet Granny, Mamie Hachette.
Hachette de Vertu +2/+4 contre les tonneaux et barriques.
En janvier 1901, elle se rend le train à nouveau à Topeka, où elle est attendue à la fois par des militants de la tempérance et des curieux. Elle se rend devant plusieurs débits de boisson pour admonester les tenanciers et leur demander de fermer boutique. Elle rencontre ensuite le gouverneur pour lui demander de mettre en place une véritable prohibition des boissons alcoolisées. Il ne lui donne aucune garantie, alors elle retourne manifester devant des bars, qui entre-temps ont pris leurs dispositions et se sont un peu barricadés. Une semaine plus tard, devant l’absence de résultat, elle et ses partisans s’en prennent au Senate Saloon.
– Le saloon du Sénat ? C’est un peu de la provoc, quand même.
– Pas du tout, puisqu’il se trouve à côté du parlement de l’état. Et que c’est là qu’une partie des députés venaient se rincer le gosier.
– Ah oui, donc c’était vraiment une grosse bande de faux-culs quand même.
– Un peu. Heureusement, ce genre de choses ne se reproduira plus. Carrie est arrêtée, et incarcérée pendant quelques heures, mais remet ça 15 jours plus tard, en ciblant 7 bars. Et là, la paroissienne exaltée qui attaque les saloons à l’arme blanche se retrouve derrière les barreaux, puis recommence, acquiert rapidement une notoriété nationale. Au point d’ailleurs que très rapidement, dès le mois de mars, elle fait l’objet d’un court-métrage produit et distribué par les Studios Edison, Kansas saloon Smashers après la publication d’articles dans la presse, en particulier dans le New York Evening Journal. Le titre initial est même Mrs Carrie Nation and her Hatchet Brigade, the Kansas Saloon Smashers : Mme Carrie Nation et sa Brigade de la Hachette, les Destructrices de saloons du Kansas.
– Je serais absolument allé le voir.
– Et tu peux ici. On y voit Carrie et ses partisanes faire irruption dans un saloon, renverser des verres, et attaquer le mobilier. A la hache évidemment. Le barman réplique avec un siphon d’eau pour les repousser, et ça se finit avec intervention de la police. C’est un succès, qui inspire au moins trois autres productions sur le même sujet. Y compris de la part d’un studio qui cherche à convaincre Carrie de jouer son propre rôle. Les studios Edison récidivent ainsi la même année avec Why Mr. Narion wants a divorce, Pourquoi M. Nation veut un divorce, qui se base sur les articles de presse qui racontent ses déboires conjugaux.
– C’est pas très glorieux ça.
– Non. En parlant de sa séparation, Carrie utilise au même moment toute sa pension de divorce pour fonder en 1901 un refuge pour femmes et enfants d’alcooliques à Kansas City, le premier de tout l’état. Alors qu’elle devient le personnage d’une pièce comique jouée à Coney Island, et dans une autre jouée en 1903 sous le titre Hatchetation.
– Faut reconnaître que c’est une bonne cliente.
– Oui, mais ce n’est pas le fait qu’elle soit moquée qui va l’arrêter. Je veux dire, elle reçoit des menaces de mort, et est également physiquement bousculée à plusieurs reprises, frappée, et mise en joue.
– Y’a des gens qui ont l’alcool mauvais, quand même.
– Et puis elle est arrêtée à 32 reprises, y compris au Capitole où elle est venue haranguer les sénateurs et leur reprocher de faire prévaloir les intérêts des fabricants et vendeurs d’alcools sur ceux des citoyens, et incarcérée au moins 13 fois entre 1900 et 1910.
– C’est quand même sévère pour quelqu’un qui, au fond, demande l’application de la loi.
– C’est pas une raison pour détruire des biens, hein.
– Quelque chose me dit que ça ne l’arrête pas.
– Non. Elle paie ses frais et ses amendes en donnant des conférences et des lectures, et à ces occasions elle vend des petites hachettes souvenirs qui proclament « Mort au Rhum » sur la poignée. Elle gagne ainsi jusqu’à 300 dollars par semaine, l’équivalent de 10 000 dollars de nos jours. Lors de ses tournées, conformément à ses marottes, elle incite non seulement les bars à ne plus servir d’alcool et les consommateurs à ne plus en boire, mais aussi les fumeurs à arrêter, et les femmes à se couvrir. Sa période hachette dure au final assez peu de temps, quelques années, mais lui assure une renommée nationale. On la réclame un peu partout. Enfin, sauf dans les bars, qui sont nombreux à l’époque à adopter une devise pour dire qu’ils acceptent les clients de toutes les nations, sauf une.
« Et merci de laisser vos haches au vestiaire. »
– Je pense que ne pas aller dans les bars ne devrait pas trop lui manquer. C’est pas comme si elle était là pour se faire des amis.
– Non. Et ça vaut pour tout le monde. Elle se félicite de l’assassinat du président McKinley qu’elle soupçonnait de boire, considérant qu’il a eu ce qu’il méritait. Elle n’est pas fan de Roosevelt non plus, en tant que fumeur et buveur.
– Oui mais personne ne serait assez téméraire pour essayer d’assassiner Teddy Roosevelt.
– Non, sans doute pas. Carrie continue ses tournées. Dans un discours à Richmond en 1904, elle explique que Dieu a donné à Samson sa mâchoire d’âne, à David sa fronde, et à elle sa hachette. Elle se définit comme un bulldog qui court aux pieds de Jésus et aboie sur tout ce qu’Il n’aime pas.
– Cet épisode des évangiles m’échappe…
– Carrie publie des lettres d’information, avec des noms comme Le Courrier de la Casseuse, La Hachette, ou le Défenseur domestique. Son autobiographie paraît en 1904 sous le nom De l’usage et de la nécessité de la vie de Carrie Nation.
– J’ai une idée pour l’éditeur français.
– Mais figure-toi qu’elle est connue jusque chez nous. Ses actions antialcooliques sont racontées dans la presse française qui la qualifie d’hystérique et instable. Dans la mesure où elle a été emprisonnée et diagnostiquée mentalement instable, le quotidien l’Univers, pourtant catholique, écrit qu’elle était sans doute timbrée depuis un moment, et ajoute que s’il était connu que l’alcool pouvait conduire à l’aliénation mentale, il s’avère que la tempérance peut aboutir au même résultat quand on la pousse trop loin. Le XIXe siècle, qui est lui républicain mais néanmoins conservateur, remarque que c’est une bonne chose d’être antialcoolique, mais qu’il ne faut pas pousser. Tandis qu’une association féminine antialcoolique, les Femmes pour la Tempérance, invite à comprendre les raisons de ses actions violentes, même si elle ne cherche pas à l’innocenter. Elle invite les militantes françaises à trouver la même énergie que Carrie, mais sans aller jusqu’à s’armer de haches.
– Oui, tant qu’à faire.
– La renommée internationale de Carrie Nation est telle qu’elle part même en Grande-Bretagne en 1908. Où elle se met à morigéner les locaux à cause de leur consommation de thé et de café, boissons excitantes. Et Dieu sait qu’à l’époque c’est crucial de ne rien prendre d’excitant au petit déj.
– Ah ben oui, faudrait quand même pas avoir de petits plaisirs. Et on parle de thé, quoi, quand tu en es à le considérer comme un plaisir c’est quand même que ta vie n’est déjà pas un parc d’attractions.
– Le public britannique est un peu d’accord, donc elle finit par se faire huer, reçoit un œuf lors d’une conférence, et décide de rentrer au pays. Mais dans le même temps, les journaux louent son calme dans la discussion, son intelligence posée et son esprit, éloignés de l’idée que l’on se faisait de la virago enragée.
– Tant pis pour la carrière mondiale, Carrie. C’est la femme d’une seule Nation.
– De toute façon elle n’en a plus pour très longtemps. Carie disparaît le 9 juin 1911 à Leavenworth dans le Kansas.
– Elle ne connaîtra pas la Prohibition.
– Non, puisque cette dernière est instaurée en 1919. Et c’est en fait le résultat du travail de partisans qui étaient plutôt réticents à être associés à elle. Ils considéraient que son image de Mamie Hachette était un peu trop clivante.
– C’est le bon terme.
– Elle ne verra pas non plus le suffrage féminin, qui est instauré en 1920. La Woman’s Christian Temperance Union rachète sa maison dans les années 1950, et elle est déclarée site historique américain en 1976. Une source qui jaillit juste en face porte son nom. Et il faut croire qu’elle a quand même bien marqué le paysage, puisqu’au Kansas la vente d’alcool dans les bars est restée interdite jusqu’en 1987.
– Ecoute, puisqu’elle oscillait entre l’illuminée et la bonne âme, je lève à sa mémoire un verre moitié vide/moitié plein.
– Mais d’eau !
– Ca va sans dire.
On ne vend pas de hachettes souvenirs, mais vous pouvez nous soutenir.
One thought on “One Nation Army”
« Et on parle de thé, quoi, quand tu en es à le considérer comme un plaisir c’est quand même que ta vie n’est déjà pas un parc d’attractions. »
Mais heu !