Schtroumpfer la cousine

Schtroumpfer la cousine

– Attention, aujourd’hui je t’emmène dans un endroit enchanté.

– Ha, de la drogue.

– Pas du tout. Et quand je dis que je t’y emmène, il s’agit en fait d’un retour, je suis convaincu que tu l’as fréquenté il y a quelques décennies.

– Le coiffeur ?

– Non. Tu verras bien. Pour l’instant, on part au Kentucky.

– Pardon, j’avais cru entendre le mot « enchanté ».

– Oui, bon. Mais je te promets que la géographie va nous donner des raisons de nous réjouir. Aussi, on va encore un peu parler de consanguinité.

– J’ai décidé d’arrêter de lutter contre tes passions, alors admettons.

– Vers 1800 (les registres d’état-civil sont un peu lacunaires), débarque un compatriote, un jeune Français du nom de Martin. Martin Fugate. Il fait la connaissance d’une jeune femme du nom d’Elizabeth. Qui doit être bien jolie, et est décrite comme « aussi pâle que le laurier des montagnes ».

– D’accord, c’est Blanche-Neige ton histoire.

– Non, mais on est un peu dans la même sphère. Martin et Elizabeth s’installent, attention, du côté de Hazard.

– Hazard ?! Tu veux dire, comme… ?

– Oui. Je t’avais dit qu’on allait se marrer avec la géographie.

Non, on ne va pas parler de la cousine Daisy. Désolé.

– Et c’est encore mieux, puisqu’ils se posent très exactement à Troublesome Creek.

– La crique de l’embrouille ?

– C’est ça. Ils y emménagent en 1820. Et fondent une famille. Sérieusement, puisqu’ils ont 7 enfants. Qui présentent une…particularité.

– Ok, la jeune fille à la peau pâle, 7 enfants, ce sont des nains, c’est ça ?

– Non, je t’ai dit. Mais quatre d’entre eux sont…bleus.

– Bleus ?

– Bleus. Ils ont la peau bleue.

– Mais enfin comment ?

– Aucune idée. On est dans les collines appalachiennes au 19ème siècle, c’est pas trop la pointe de la science moderne. Surtout que la petite communauté est pour le moins isolée. Aucune route, et le chemin de fer n’atteindra pas le secteur avant 1910. Du coup, bon, ben les opportunités sont limitées.

– Euh, tu parles de quel genre d’opportunité ?

– Je veux dire que l’un des fils de Martin et Elizabeth a épousé la sœur de cette dernière. Sa tante.

– Uh. Y’a toujours eu un déficit de filles chez les gens bleus.

C’est attesté.

– Voilà. Par conséquent, on reste entre soi chez les Fugate, et on produit une ribambelle de gamins bleus.

Troublesome Creek, 1893.

– Non mais attends, qu’on soit bien clairs, ils ont la peau bleue ?

– Oui. A des degrés divers, avec des nuances, mais oui, pour beaucoup.

– D’accord, mais sinon ?

– Sinon rien. Ils naissent et se développent normalement, sont aussi en forme que les autres, et peuvent atteindre des âges tout à fait respectables.

Cherchez pas, on va toutes les faire.

– Tu n’aurais pas des preuves, par hasard. C’est pas que je te soupçonne, mais tu m’as déjà mené en bateau. Et c’est quand même un peu gros.

– Ha, malheureusement pas. Comme je te le disais, la famille a peu de contact avec l’extérieur. On a une photo noir et blanc, donc si je te dis que le monsieur là est bleu c’est moyennement convaincant.

Aucun doute quant au fait qu’ils tiraient bien la gueule, en revanche.

Ou alors une photo de famille qui a été colorisée, mais le résultat n’est pas extraordinaire.

L’impressionnisme c’est devenu n’importe quoi quand ils ont trop forcé sur l’absinthe.

Et puis, finalement, la civilisation est arrivée dans le Kentucky, et les Fugate ont commencé à se sentir un peu mal. C’est-à-dire que non seulement ils étaient bleus, ce qui ne devait quand même pas être évident tous les jours en soi, mais en plus on commençait à associer leur nom à la reproduction en vase relativement clos.

– Quand tu couches avec ta tante et qu’en plus ça se voit sur ta tête…

– Voilà. Donc dans les années 1960, des membres de la famille contactent un hématologiste de l’université de l’Etat, Madison Cawein. Il part alors les étudier, mais pas avant de s’être fabriqué un corps artificiel pour se mêler plus facilement à la population.

– Quoi ?

– Non, je déconne.

C’est un filon, j’y peux rien.

Le docteur Cawein se penche donc sur la question, et découvre le pot-aux-bleus.

– C’est malin.

– Par un hasard extraordinaire, Martin  Fugate et Elisabeth Smith étaient tous les deux porteurs d’un gène récessif particulièrement rare. S’il s’exprime, ce qui implique que l’individu en question l’ait reçu de ses deux parents, il provoque une anomalie du sang, qui se traduit par un excès de méthémoglobine. C’est de l’hémoglobine oxydée, ce qui l’empêche de transporter normalement l’oxygène, et change sa couleur. Chez toi ou moi, une enzyme, la diaphorase, supprime cette oxydation, et ramène l’hémoglobine à son état normal. Chez les Fugate, les niveaux de diaphorase sont anormalement bas, d’où un taux de méthémoglobine supérieur à la normale. Par conséquent, leur sang est d’une couleur plutôt marron, presque chocolatée, ce qui à travers la peau se traduit par un teint plus ou moins bleuté.

– Mais attends, si la méthémoglobine ne peut plus transporter normalement l’oxygène…

– Heureusement pour eux, les Fugate ont quand même suffisamment d’hémoglobine normale dans le sang pour que ça ne leur pose pas de problème. Parce que bon, au bout d’un moment, on ne peut pas perdre sur tous les tableaux.

– C’est déjà ça. Bon, donc on a l’explication. Et alors, ça se soigne ?

– Oui. Cawein trouve une solution.

– C’est quoi ?

– Plus de bleu.

– Comment ça ?

– La prescription est simple : un comprimé de bleu de méthylène par jour. Par un mécanisme chimique classique d’oxydoréduction, le bleu de méthylène joue le même rôle que la diaphorase. Et hop, miracle, la peau bleue reprend une teinte normale.

Et maintenant, ces mutants peuvent être parmi nous. Invisibles. Indétectables.

Par ailleurs, le gène de la peau bleue est comme je l’ai dit à la fois récessif et rare. Par conséquent, avec le décloisonnement de la communauté de Troublesome Creek, les Fugate développent plus de contacts avec des non-porteurs et arrêtent de se reproduire en famille. Ce qui limite les chances que leurs enfants se retrouvent avec les deux gênes.

– La mutation est noyée dans la masse.

– C’est ça. C’est ainsi que le dernier membre « bleu » de la famille est né en 1975. A noter que la coloration peut revenir ponctuellement quand ils ont froid, ou qu’ils sont en colère.

Un cousin oriental des Fugate.

8 réflexions sur « Schtroumpfer la cousine »

  1. L’enzyme qui s’occupe de la methemoglobine c’est la diaphorase, pas diaphorèse.
    Je profite de ce point de détail pour vous adresser mes plus sincères félicitations pour votre travail. Par ailleurs, auriez-vous un traitement contre l’addiction à votre blog ?

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