Randonnées rouges

Randonnées rouges

– J’aime autant te prévenir, Sam, toi et les autres âmes sensibles : cette histoire s’annonce un rien sanguinolente sur les bords.

– Parce qu’il t’arrive de faire autre chose que du sanguino… Attends comment ça les autres âmes sensibles ?

– Chacun sait que derrière des dehors bourrus, tu caches la tendre fragilité d’une violette à l’aube.

– C’est de la diffamation.

– On réglera ça au tribunal mais pour le moment, j’aimerais t’emmener dans le Dauphiné d’une part, au 19e siècle d’autre part.

– C’est riant, comme programme.

Et pourtant, y a des trucs bien.

– Je ne te cache pas que l’Isère peut être rude, oui, surtout au fin fond des campagnes. Tiens : prends les Vacher, une famille de cultivateurs de Beaufort. Bon, le père n’a pas la réputation d’être un homme particulièrement doux, et la mère est dévote et exaltée jusqu’au mysticisme, mais c’est un couple bien installé, plutôt respecté dans le secteur. Et quand je dis bien installé, il faut espérer que ce n’est pas une métaphore parce qu’avec seize enfants, il faut quand même compter sur un peu de place.

– Seize mômes ?

– Ben quinze, techniquement : un des petits, Joseph, avait bien une sœur jumelle mais elle est morte d’un accident à la fois tragique et complètement idiot : on a posé sur elle une miche de bain brûlante qui sortait du four. La gosse est morte sous ses langes, à la fois brûlée et étouffée.

– Outch…

– Vi. Compte tenu de la suite, tu te dis qu’à tout prendre, on aurait peut-être mieux fait de poser la miche sur son frangin.

– Ah ben bravo.

– Pardon, mais t’as pas encore vu l’engin. Ça commence dès l’enfance : Joseph est tout sauf idiot, mais c’est un gamin costaud et violent qui passe son temps à se retrouver pris dans des bagarres qu’il est du genre à déclencher et à terminer, si tu vois ce que je veux dire. Un petit dur, option malsaine : il est réputé dans le coin comme le gamin à qui il ne vaut mieux pas confier ses bêtes. Sous le coup de la colère, il est du genre à les battre à mort. Et il est toujours en colère…

– Comment tu gères un gosse comme ça ?

– Ben comme tu peux. Sa famille est loin de déclarer forfait : Joseph est suffisamment instruit pour savoir lire, écrire et compter, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les gamins de cultivateurs dans les années 1880. On l’expédie ensuite chez les Maristes, près de Lyon, pour y poursuivre son éducation de façon suffisamment poussée pour qu’on lui confie même quelques classes.

–  Et… ?

– Et il s’en fait virer pour indiscipline et immoralité : il avait apparemment tendance à s’intéresser d’un peu trop près au contenu du caleçon de ses condisciples. Sorti du cadre religieux, Vacher repasse par Beaufort, mais il est du genre à avoir la bougeotte et ne tarde pas à filer vers Grenoble, pour y retrouver sa sœur Olympe. Qui a réussi : elle tient un bordel.

– Pardon, mais ça n’est pas tout à fait l’idée qu’on se fait d’une respectabilité bourgeoise.

– On est dans les six décennies avant Marthe Richard, vieux. Le clandé, c’est quasiment une institution. Alors évidemment, ça te vaut rarement une bonne réputation dans la haute société, mais crois-moi qu’il y a des mépris de classe qui s’accommodent largement d’une petite virée au bobinard. Avec les risques qui vont avec, et Joseph en est la preuve vivante : il chope une chtouille d’anthologie à Grenoble et doit être opéré à Lyon, à l’Antiquaille.

– Sympa.

– Très, il laisse un demi-rouston dans l’affaire, ce qui a tendance à le marquer un peu. Et alors loin de moi l’idée d’y voir un lien de cause à effet, mais le voilà qui s’engage dans l’armée, au 60e régiment d’infanterie de Besançon.

– Il n’avait pas des problèmes de discipline, ton Joseph ?

– Si, et ça continue d’ailleurs. Ça ne l’empêche pas de sortir quatrième de l’école des caporaux, mais ses instructeurs le recalent tout de même. Et ça, ça l’énerve tellement qu’il se tranche la gorge.

– Pardon ?

– Oui, c’est peut-être excessif, je me souviens que tu avais plutôt tendance à rouler sous le flipper quand tu loupais un partiel, toi. Mais le pire, c’est que ça marche : à l’infirmerie, le colonel qui est venu le voir estime qu’il n’y a apparemment pas meilleur signe d’aptitude au commandement que d’essayer de se suicider quand on n’est pas content, et il lui file son galon. Vacher finira même sergent…

– Un beau militaire.

– Il coche toutes les cases, au point qu’on se croirait dans une chanson de soldat : il drague même une cantinière, Louise Barrand, en 1893.

– QUAND LA MADELON

– Oh merde.

– VIENT NOUS SERVIR A BOIREUH

– Repos, Sam.

– OUI MON YEUTNANT PARFAITEMENT MON YEUTNANT À VOS ORDRES MON YEUTN… Eh mais att… 

– C’est quand même beau, un réflexe de Pavlov. Tu permets que j’enchaîne du coup ? Le truc, que sa cantinière l’envoie paître en beauté quand il se pointe un beau jour avec une alliance. Avec son bouquin de fleurs il avait l’air d’un con, ma mère, avec son bouquet de fleur, il avait l’air d’un con.

– Laisse-moi deviner : il s’énerve.

– Oh très peu, il lui tire dessus trois fois avant de s’envoyer deux balles dans la tronche.

– … Attends comment ça deux balles…

– La première ne l’a pas tué. La seconde non plus, d’ailleurs et Joseph doit être une bien belle tanche avec un flingue parce que Louise s’en sort vivante aussi, même si je ne sais pas dans quel état. En revanche, pour Joseph, je sais.

– Laisse-moi deviner : il ne va pas mieux.

– Ah non. Les deux balles sont trop enfoncées pour être retirées, Vacher est à moitié sourd et souffre de migraines bien cognées. Son œil droit est comme écarquillé en permanence et surtout injecté de sang. Oh, et son oreille droite n’arrêtera plus jamais de dégueuler une espèce de pus infâme qui fait que Vacher prend à partir de là l’habitude de toujours porter un chapeau ou une toque.

– Tout ça plus la tôle…

– Pas de tôle.

– Attends, je veux bien qu’on soit en 1893 mais il vient de tirer sur une dame, quand même.

– On le considère comme dingue – pardon, aliéné. Il passe six mois dans un asile où il se montre doux comme agneau : en avril 1894, il est déclaré guéri et libéré…

– Et il fait quoi ?

– Il marche. Et il marche beaucoup. Infatigable, rapide, il est sans cesse sur les routes, la tête protégée du soleil par une toque en peau de lapin. Et quand il arrête de marcher, il marche à nouveau, encore et encore, sur des centaines de kilomètres, au gré d’étapes qui peuvent tourner autour de 70 kilomètres par jour. Il dort dans des granges ou des fossés, travaille ici ou là le temps de réunir quelques sous, vole un peu le reste du temps. Mais surtout, il tue.

– Je le sentais un peu venir, pour être franc. Et je pense que nous avons affaire à un serial killer.

Bien vu, Serge.

– Et ça dure un moment : pendant trois ans, Vacher assassine des Vosges à la Méditerranée, au hasard des rencontres. C’est éclectique : des petits bergers, des veuves, des jeunes femmes… En gros, tous ceux qui croisent sa route et n’offrent pas de grande résistance physique. Mais surtout, Vacher tue avec une violence à faire pâlir de jalousie Jack l’Éventreur, apparemment parti à la retraite quelques années plus tôt, en 1888. Il éventre, décapite, castre les hommes, découpe les poitrines des femmes et… Bon, disons que la nécrophilie fait aussi partie du paysage. Partout, les rares témoins évoquent un vagabond qui a comme signes particuliers, une cicatrice ou une rougeur sur l’œil droit, porte un petit sac en toile, un bâton et un couvre-chef.  

– Comment on l’arrête ?

– Pour autre chose, comme souvent et en l’occurrence pour outrage aux bonnes mœurs.

– Tu me diras, ça n’est pas faux, si on le prend dans une acceptation assez large.

– Le 4 août 1897, il agresse une fermière de l’Ain, Madame Plantier, dont les cris alertent son mari et deux autres personnes, qui parviennent à maîtriser Vacher.

– Reste à faire le lien. J’imagine qu’en 1897, on n’a pas les moyens d’aujourd’hui.

– Pas trop, non. Mais ce qu’on a, en revanche, c’est Émile Fourquet, un juge d’instruction qui a de l’avance sur son temps : il tient une liste des crimes qui sortent un peu de l’ordinaire dans tout le pays, pas seulement dans l’Ain. Et l’allure de Vacher lui met la puce à l’oreille mais de là à le coincer…

– Vacher n’avoue rien ?

– Que dalle. Il se tait, ce qui pousse Fourquet à lui tendre un joli petit piège. Il explique à Vacher qu’il écrit un livre sur les vagabonds, lui dit son admiration pour ses qualités de marcheur, bref : il le flatte et l’embobine en beauté, au point que Vacher décrit avec plaisir toutes ses randonnées.

– Je dois être couillon mais je ne vois toujours p… Oh purée.

– Voilà : sans le savoir, Vacher confirme au juge qu’il était systématiquement dans le coin d’un gros paquet de meurtres bien sordides. Cuisiné aux petits oignons par le juge et les enquêteurs, confronté aux faits, Vacher craque et avoue onze meurtres et une tentative de viol.

– C’est déjà plus que Jack…

– Et c’est sans doute e-dessous de la vérité : les enquêteurs le pensent coupable de 30 à 50 assassinats, selon les estimations des enquêteurs, soit un bilan très largement supérieur aux cinq victimes de Jack, oui. Évidemment, les journaux ne se privent pas de comparer les deux meurtriers.  

– Cocorico. Et son procès ?

– Agité. Vacher semble décidé à jouer la carte de la démence, braille « Vive Jésus et vive Jeanne d’Arc ! » à tout bout de champ, hurle qu’il est là pour laver la France de ses péchés et punir la société et se pointe au tribunal avec une pancarte sur laquelle il a écrit « J’ai deux balles dans la tête ». Tu ajoutes à ça son physique effrayant, une présence théâtrale et des provocations permanentes : le public suit ça comme un feuilleton.

Point anecdote : ce portrait de Vacher a été pris pour être présenté aux éventuels témoins. Vacher n’a accepté que s’il avait le droit de porter des clés « pour entrer au paradis ».

– Et ça marche, sa ligne de défense ?

– Disons que ça vire au débat d’experts et que l’avis du professeur Lacassagne, spécialiste de médecine légale, l’emporte sur celui des aliénistes. D’après lui, « Vacher n’est pas aliéné ; il est absolument guéri et complètement responsable des crimes qu’il a commis et avoués ».

– Mais il est vraiment givré ?

– Ce qui est certain, c’est que s’est à peu près sa seule chance de s’en tirer, dans la mesure où le code pénal alors en vigueur indique dans son article 64, qu’il n’y a « ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action », mais en dehors de ça, aucune idée. En tout cas, ça marche pas : les douze jurés mettent moins d’un quart d’heure à se décider. Si ça t’intéresse, une bonne partie des archives sont disponibles ici.

– Et du coup, c’est la Veuve ?

– Oui. Condamné à mort, Vacher est guillotiné à Bourg-en-Bresse et sous la pluie devant 2 000 personnes par un Deibler quasi-retraité, le 31 décembre 1898. D’après l’envoyé spécial du Figaro, il refuse de sortir du fourgon et on doit le traîner jusqu’à l’échafaud. Le couperet tombe à 7h03 du matin.

– C’est chouette, ça laisse du temps pour préparer le réveillon.

– Voilà.

Pour ceux qui se demande à quoi ça ressemble, un verdict de peine de mort : à ça.

7 réflexions sur « Randonnées rouges »

  1. Merci beaucoup pour cette excellente synthèse de l’affaire ! Petite question, pourquoi n’évoquez-vous pas le film « Le Juge et l’Assassin » de Bertrand Tavernier sur l’affaire ? Je le trouve personnellement excellent.

  2. « Je ne te cache pas que l’Isère peut être rude, oui, surtout au fin fond des campagnes. Tiens : prends les Vacher, une famille de cultivateurs de Beaufort. »
    Beaufort. En Isère. Mon âme sensible de savoyarde pleure des larmes de sang.

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