Vas-y fais péter ta bière

Vas-y fais péter ta bière

– C’est macabre tant que tu veux, n’empêche que j’aime bien me balader dans les cimetières.

– Ah.

– Mais oui. Surtout la version anglaise ou américaine, tu sais ? Avec les grandes étendues de gazon, de grands arbres partout… Franchement, c’est idéal pour méditer sur la brièveté de l’existence humaine et sur la futilité de nos actes en ce bas-monde. Tu peux déambuler entre les tombes comme dans un jardin, t’asseoir un moment pour lire au pied d’une sépulture et…

– Et te prendre une volée de chevrotine dans le fion.

– Pardon ?

– La beauté des cimetières d’Angleterre et d’Amérique, hein ? Tu as une idée de ce qui s’y passait la nuit, dans les cimetières d’Angleterre et d’Amérique, aux 18e et au 19e siècle ?

– Ben on y enterrait des gens, je suppose, ce qui encore une fois nous invite à la philosoph…

– On les déterrait, aussi.

– Quoi ?

– Mais si, souviens-toi, on en avait déjà parlé ici. A partir du 18e siècle, les anatomistes et les chirurgiens ont eu besoin de corps pour s’entraîner à opérer d’une part, pour mieux comprendre le fonctionnement du corps humain d’autre part.

– Ah oui. Comme on manquait de cadavres, des petits malins se sont lancés dans le body snatching pour déterrer des corps, de préférence frais, avant d’aller les revendre sous le manteau à l’école d’anatomie du coin, je me souviens.

Alors qu’on préférerait oublier. La nuit, surtout. Vers 3 heures.

– Voilà. La profanation de sépulture dans l’intérêt de la science, le tout en profitant d’une magnifique zone de non-droit puisque les dépouilles mortelles tirées de leurs cercueils n’étaient pas juridiquement protégées en tant que telles. Conclusion, un « resurrectionnist » risquait plus de se faire écharper par l’entourage du défunt que de se prendre autre chose qu’une amende. Et ce qui est valable au Royaume-Uni jusqu’en 1832, date de l’Anatomy Act qui régla le problème, se retrouve ensuite aux Etats-Unis tout au long du 19e siècle.

– Je ne vois toujours pas pourquoi je risque de prendre une décharge de chevrotine dans les miches en m’asseyant près d’une tombe.

– J’y viens. Tu as bien conscience que l’être humain est un animal excessivement créatif ?

– On s’amuse régulièrement à le prouver ici-même.

– Bien. Face au silence gêné des autorités britanniques et américaines, les gens ont réagi. Au business du trafic de cadavre a logiquement répondu… ?

 – Le business de la protection des cadavres ?

– Gagné. Et c’est franchement magnifique. Même si on préfère prévenir à ce stade nos chers lecteurs : attention, ça risque d’être un peu crade.

– Je crois qu’ils te connaissent, maintenant, tu sais, Jean-Christophe.

– Qu’ils ME conn… ? Ce culot. Bref : au départ, les premières mesures de protection sont… Artisanales, disons.

– Du genre ?

– Pour décourager les bodysnatchers de profaner la tombe de leurs proches des disparus, les proches ont d’abord joué sur un élément clé : la fraîcheur des dépouilles en question, essentielle pour que le corps ait une valeur marchande.

– On ne va pas disséquer un corps décomposé.

– Exactement. Conclusion logique : on commence par flanquer dans le cercueil de quoi « gâcher » ce que les bodysnatchers considèrent comme produit comme un autre.

– Et on fait comment ?

– On saupoudre de la chaux dans le cercueil, juste avant de clouer le couvercle.

– Oh putain.

– Ah c’est radical, oui. Mais vu l’effet que produit la chaux, c’est aussi assez dur à supporter pour les proches et la famille, comme idée. Le remède est presque pire que le mal, en gros, et ça reste la mesure désespérée de ceux qui n’ont pas un sou. Ce qui montre au passage que les inégalités sociales entre vivants se retrouvent post mortem. Même si les communes et les paroisses font ce qu’elles peuvent en payant des guetteurs pour faire des rondes, en installant des portails plus costauds à l’entrée et en rehaussant les enceintes des cimetières, ça se joue surtout tombe par tombe. Personne ne se soucie vraiment de protéger les fosses communes, par exemple, où on enterre par dizaine les corps des pauvres, à même le sol, en se contentant de recouvrit de quelques dizaines de centimètres de terre. La vraie protection, elle se fait au cas par cas et les plus aisés s’en sortent encore une fois mieux que les autres.  

– C’est-à-dire ?

– Ceux qui ont les moyens dans la vie les ont aussi quand il s’agit de protéger les dépouilles de leurs, une fois que ceux-ci ont passé l’arme à gauche. Et tu ne peux pas imaginer la variété des solutions techniques mises en place.  Tu peux enterrer le corps plus profondément (le record est à 12 mètres), installer une dalle extrêmement lourde au-dessus de la tombe, prévoir des caisses en acier autour des cercueils proprement dit, fixer des bandes métalliques qui viennent encercler la caisse… Comme en général, les body snatchers s’arrangeaient pour casser le haut des cercueils et tirer les corps en biais avec des crochets plutôt que de les déterrer complètement, certains opérateurs de pompe funèbre proposent de fixer les dépouilles à l’intérieur de la bière avec des liens solides ou avec des bandes de métal. Voire de les clouer.

– Eurgh.

– J’avais prévenu. D’aucuns installent un treillis métallique autour d’un ou de plusieurs cercueils, font recouvrir les caisses de roches maçonnées plutôt que de terre, d’autres font placer des arceaux métalliques au-dessus de la tombe, en surface : ce sont les mortsafes, qu’on voit encore dans certains cimetières d’Ecosse.

Imaginez le gars pas vraiment mort qui réussit à s’extraire de son cercueil et là : fuuuuuck fuck fuck.

– Je ne vois toujours pas le rapport avec les lourdes menaces que tu te plais à faire peser sur mon auguste fondement.

– Disons que certains n’ont pas hésité à passer à la vitesse supérieure en piégeant carrément les tombes.  

– Quoi, avec des pièges à loups, tu veux dire ?

– Plutôt avec des chausse-trappes, mais surtout avec des flingues placés autour de la tombe et prêts à faire feu si tu marches au mauvais endroit.

– Pardon ?

– Oui oui. On appelait ça des « spring-guns », autrement dit des pistolets à ressort, même si le mot de cemetery gun, pour flingue de cimetière, s’est imposé ensuite. Ça ressemblait à ça.

« Surprise, motherfucker »

– Mais enfin.

– C’est une version dérivée d’un vieux truc, hein. Des armes à feu piégées et conçues pour se déclencher au passage d’un intrus, ça existe depuis déjà deux bons siècles en 1800. On les utilisait dans les réserves de gibier des grands domaines de chasse, par exemple, ou dans les grandes propriétés foncières pour protéger les granges un peu trop éloignées des demeures principales. Le but n’était pas tellement de tuer les indésirables, d’ailleurs, mais plutôt de les effrayer et d’alerter tout le monde.

– Et ça marche comment ?

– Le principe de base est simple : un canon très court et une bouche évasée pour obtenir un maximum de dispersion. Ça tient plus de l’arrosoir que du fusil de précision, en gros. Et ça se déclenche grâce à un système de ressort monté dans le sens inverse d’une gâchette traditionnelle. Si un fâcheux pose le pied sur un couvercle ou tire sur un deux ou trois fils métalliques reliés au flingue, il pousse sur un ressort qui fait partir le chien, donc le coup de feu.

– Outch.

– Concrètement, alors que tu t’apprêtes à arracher tranquillement Mémé Fernande de sa tombe : boum, le flingue soigneusement planqué dans une souche d’arbre ou près d’un pilier te balance sans prévenir une volée de plomb dans les roustons.

– Ouille ouille ouille ouille ouille ouille ou…

– Je crois qu’on a compris. Bon, ça demande de l’entretien : il faut que le sacristain ou le gardien du cimetière vienne régulièrement vérifier les mécanismes et remplacer les charges de poudre, vite mouillée par la légendaire météo anglaise. Il faut aussi régler la hauteur, l’angle… Mais quand t’as les moyens de t’offrir ce genre de joujou, ce n’est pas franchement les trois pennies que tu refiles au bedeau qui change grand-chose. Surtout que ça n’est nécessaire qu’un temps : une fois qu’on peut imaginer que le corps du cher disparu est raisonnablement décomposé, il n’a plus d’intérêt pour les resurrectionnists. Et tu peux revendre ton flingue piégé ou le rendre si tu l’as loué. Parce que oui, ça se louait.

– J’ai une remarque.

– Oui ?

– C’EST COMPLETEMENT IRRESPONSABLE BORDEL.

– Ah ben faut reconnaître que c’est un poil dangereux pour les promeneurs, oui, pas seulement pour les body snatchers. D’autant que par définition, tu ne mets pas une pancarte pour prévenir.

– Mais ça marchait, au moins ?

– Tu veux savoir si ça a vraiment dissuadé les gangs de profanateurs ? C’est dur à dire mais non, sans doute pas. D’abord, ce n’est quand même pas un dispositif facile à planquer. Ensuite, les body snatchers ne sont pas idiots : non seulement ils lisent eux aussi les réclames des fabricants mais une séance de body snatching, ça se prépare. Avant de viser tel ou tel cimetière, ils guettent en général le coin plusieurs jours avant, envoient des complices le visiter de jour, suivent les enterrements de loin… Souvent, les gangs envoyaient les femmes du groupe, jugées moins suspectes, pour tenter de repérer les câbles et les chevilles qu’il fallait enlever ensuite pour désamorcer les cemetery guns et pouvoir bosser tranquillement.

– Mais eux, encore, on se doute qu’ils font gaffe. Mais il n’y a pas eu d’accidents ?

– Oh bien sûr que si. Les seuls que ça ne touchait à peu près jamais, c’était les trafiquants de cadavres… Mais il suffisait qu’un visiteur parfaitement honnête fasse un pas de travers pour qu’il se retrouve sérieusement blessé, voir tué. En 1825, après un accident qui a failli coûter la vie à une jeune fille, un aristocrate anglais, Lord Suffield, a milité pour l’interdiction des cemetery guns et déposé un projet de loi pour ça, en 1826.

– Ah quand même.

– La loi n’est pas passée cette année-là. Le sujet du trafic de cadavres était tellement éruptif que personne au Parlement n’a voulu prendre le risque d’envoyer le message qu’on refusait de protéger les corps. Mais la même année, en 1826, un jeune homme du nom de William Lloyd a été mutilé aux jambes par un tir de cemetery gun, au point d’en rester infirme. Comme le malheureux était le seul soutien d’une veuve sans une thune, l’affaire a ému les journaux. Face aux « sentiments scandalisés du public », pour reprendre un article du Preston Chronicle de l’époque, les fabricants comme les familles ont commencé à se dire que ça puait peut-être un peu de blesser ou de tuer de parfaits innocents, y compris sur un plan juridique. Un an plus tard, ça n’a pas loupé : un jeune Ecossais, W. Guthrie, a été tué en entretenant la tombe d’un de ses proches. Cette fois, le législateur a bougé : le 28 mai 1827, le Royaume-Uni a passé une loi « interdisant l’installation de pistolets à ressort, de pièges humains et autres machines destinés à détruire la vie humaine ou à infliger des lésions corporelles graves ».

– Ah ben quand même.

– La loi prévoyait des exceptions mais ça rendait les propriétaires directement responsables. Le cemetery gun n’a pas disparu, mais on en a fait des modèles d’alarme, dépourvu de balles ou de mitraille. En 1832, l’Anatomy Act a de toute façon mis fin au problème : en banalisant la mise à disposition des corps non réclamés, facilement remis aux anatomistes, la Couronne britannique a rapidement asséché le trafic de cadavres, donc le marché de la protection des corps. Flingues compris.

– Bon débarras.

– Alors…

– Alors quoi ?

– Ben disons qu’on peut toujours compter sur les Américains pour pimper ce genre de dispositifs.

– Qu’est-ce qu’ils ont encore fait ?

– Ce qu’ils adorent faire et qui prouve qu’on ne devrait jamais laisser des Américains jouer avec de la poudre. Ils ont inventé des torpilles de cercueil.

« AAAAAND DOUBLE SURPRISE MOTHERFUCKERS »

– Hein ?

– On parle du pays qui organise des compétitions de bagnoles aussi grosses que possible avec des moteurs aussi puissants que possible, tu sais, ce n’est pas un petit flingue piégé de rien du tout qui peut les satisfaire longtemps. Et là, mêmes causes, mêmes effets : autour de 1880, les Etats-Unis rencontrent exactement le même problème de trafic de cadavre que les Anglais 60 ans plus tôt. Une demande croissante de la part des anatomistes et des chirurgiens qui veulent se former, et aucune solution légale. Donc trafic. Même le défunt fils du Président Harrison a été fauché par des body snatchers en 1878.

– Mais c’est quoi, une torpille de cercueil ?

– Une invention brevetée, Sam, censée protéger la tombe de tes proches quitte à tout faire péter. L’idée, c’est que le cemetery gun, c’est imparfait.

– Ben tu m’étonnes.

– Imparfait au sens de « pas assez dangereux ».

– Oh.

– Oui, c’est placé en surface, ça se repère, ça peut facilement se désamorcer… Alors qu’un dispositif enterré, ça, c’est bien mieux !

– Ton enthousiasme m’effraie.

– J’essaie de traduire celui des inventeurs. Tiens, Philip K. Clover de Columbus, Ohio. C’est le premier qui a mis au point sa fameuse torpille de cercueil, protégé par brevet le 8 octobre 1878. En décembre 1881, un autre jeune créatif innovant, Thomas N. Howell de Circleville, toujours dans l’Ohio, a déposé un brevet pour un obus explosif. Dans les deux cas, l’idée, c’est d’enterrer un dispositif près du corps, avec un tube qui monte vers le haut, un peu comme ceux par lequel passent les torpilles des sous-marins, mais dirigé verticalement vers la surface, six pieds au-dessus du cercueil. Si un body snatcher déclenche le mécanisme en touchant au couvercle, la torpille part et lui explose à la gueule. On en fait même largement la pub dans les journaux, comme dans le cas de cette brave Mme Whitney.

Je ne sais pas si on peut faire plus américain que cet article.

– Mais ENFIN.

– N’est-ce-pas. Bon, ça n’a honnêtement sans doute pas été très répandu, comme dispositif. L’anthropologue Kate Meyers Emery, qui a travaillé sur le sujet, en conclut qu’il s’agissait surtout de « bizarreries », conçues pour se faire du pognon en jouant sur la peur des profanations. Mais ça parfois fonctionné, comme à Mount Vernon, le 7 janvier 1881 : un body snatcher du nom de Dipper a été tué par une explosion dans un cimetière en essayant de dégager une tombe.

– Cadavre, 1. Dipper, 0.

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