Monte-là-dessus, tu verras pas la mer

Monte-là-dessus, tu verras pas la mer

– Tu sais qu’on a un vrai problème avec les trucs navals ?

– Non je ne sais pas parce que je suis en plein petit déjeuner, Sam.

– Ben ça vire à la manie, écoute. C’est bien simple, on n’arrête pas.

– Je vois mal pourquoi ça t’embête autant, c’est pittoresque et exaltant. La haute mer, l’océan, les embruns, les pirates, les naufrages, les poulpes géants, les bateaux fantômes et j’en passe.

– CE SITE PUE LE VARECH JEAN-CHRISTOPHE.

– Et tu voudrais que ça change, si je comprends bien.

– J’en peux plus de parler de ces putain de dauphins. Je vais craquer. C’est plat, c’est bleu, c’est dangereux, on a compris, merde. J’ai besoin de nouveauté, moi.

– Tu veux quelque chose de plus vertical, c’est ça ?

– Et de moins humide, oui.

– J’ai ce qu’il te faut.

– Je me méfie toujours un peu quand tu me dis ça.

– L’Himalaya, ça t’ira ?

– C’est vrai que comme ça, de prime abord, à l’instinct, on sent le sujet moins maritime.

– Un peu comme l’alpinisme, oui. Mais il y a tout de même un point commun entre la mer et la haute montagne.

– Ah bon ?

– Oui : la chasse aux records et aux grandes premières. En mer, ça consiste en général à être le premier à poser le pied sur une plage à la con que les Vikings avaient déjà trouvé depuis longtemps ou à aller le plus vite possible à tel endroit. En montagne, c’est pareil. Atteindre le plus haut sommet par la plus belle ou par la plus difficile des voies, c’est un grand classique depuis les débuts de l’alpinisme, à la fin du 18e siècle. Rappelle-toi de Whymper.

– Qui ?

– Edward Whymper, le premier à s’être farci le Cervin en 1865.

–  Le… ?

« Encore un dernier lacet et on arrive au refuge, promis. »

– Le Cervin. Et si, tu le connais forcément, parce que c’est la montagne qu’on voit sur les paquets de Toblerone que tu défonces à longueur de journée quand tu crois que je ne te vois pas.

– Il y a du miel dedans. Ce n’est jamais qu’une fleur sauvage qui est passée par une abeille, une barre de Toblerone, si tu réfléchis bien.

– Truand. Bref : Whymper a gravi le Cervin en braillant preum’s à l’arrivée, ce qui en fait un des premiers grands alpinistes de l’ère des records, mais ça lui a coûté chaud.

– Il est tombé ?

– Lui, non. Mais quatre gars de sa cordée dans la descente, oui. Ce qui fait de son exploit le premier grand drame de l’alpinisme d’une part, son premier scandale d’autre part. Whymper s’est fait crucifier dans la presse européenne, qui en a fait le premier responsable d’un drame abominable – tout ça pour rien.

– Comment ça pour rien ?

– Ben franchement, quatre morts pour qu’un type arrive le premier au sommet d’une montagne, si tu regardes ça à froid, on n’est pas loin de l’absurde.

« C’est bon les gars, j’en ai retrouvé un ».

– Ben oui mais le goût de l’exploit, l’envie de repousser les limi…

– C’est bien ce que je te dis. L’accident du Cervin, c’est la première occurrence d’un débat qui ne s’est jamais vraiment éteint depuis sur la nature même de l’alpinisme : frôler la mort chaque arête et à chaque crevasse, d’accord, mais pourquoi ?

Pour le climat.

– C’est valable pour un paquet d’activités humaines, ça.

– Absolument, et ça n’a d’ailleurs pas empêché l’explosion de la pratique au 19e siècle. Et les records sont tombés les uns après les autres.

– Les alpinistes aussi, si j’ai bien compris.

– En gros. À lui tout seul, le Cervin a tué au bas mot 500 autres alpinistes depuis 1865, et ce genre de drames n’est évidemment pas réservé aux Alpes. C’est bien simple, dès que l’être humain voit un gros caillou, c’est plus fort que lui, il faut qu’il essaie d’aller agiter un petit drapeau au sommet. Au milieu du siècle dernier, un paquet de premières ont déjà été menées mais il reste encore un pari de légende à gagner, un défi complètement fou : vaincre l’une des quatorze montagnes de cette planète qui dépassent les 8000 mètres.

– Rappelle-moi, le Mont-Blanc, c’est… ?

– 4809 mètres aux dernières nouvelles. Les 8000, eux, sont tous réunis au même endroit, entre le Népal, la Chine et le Pakistan.

– L’Himalaya.

– Gagné. Il y a l’Everest, bien sûr, la plus haute montagne du monde avec ses 8848 mètres, mais aussi le K2, le Makalu ou l’Annapurna.

Logiquement, il y a un Balrog là-dessous.

– C’est haut.

– Et c’est un poil hostile, surtout. Poser le pied au sommet d’un 8000 et en revenir vivant, si possible, ça revient à entrer dans la légende.

– Par la face nord.

– En gros. En 1950, ça fait belle lurette que les grandes nations de l’alpinisme se tirent la bourre pour franchir cette barre mythique, à commencer par l’Angleterre et l’Allemagne qui multiplient les expéditions dans les années 20.

– Parce qu’il faut que le côté patriotard s’en mêle, évidemment.

– On n’allait quand même pas rater ça. La deuxième guerre mondiale a stoppé net toutes ces tentatives mais très vite, après 1945, la course recommence. A Paris, au siège du Club alpin français, on décide qu’il y a un coup à jouer. Il y a la promesse d’entrer dans la légende de l’alpinisme, mais on se dit aussi que la France a bien besoin d’une belle aventure dans un pays meurtri par une guerre qui lui a laissé un sale goût. Au CAF, on se dit que le pays a bien besoin d’un exploit pour se redorer le blason et on repère deux cibles potentielles en plein cœur du Népal : le Dhaulagiri, 8 167 mètres sous la toise, et l’Annapurna, 8 078 mètres.

– Ce n’est pas tout à fait la porte à côté, quand même. Ils ne veulent pas plutôt grimper sur des cailloux à Fontainebleau, tes gars ?

– C’est moins glorieux. Assez vite, le choix est fait : ce sera l’Annapurna. Mais tu as raison, on ne monte pas une expédition pareille comme ça. Grimper au sommet d’un tel sommet, ça ne se fait pas en deux minutes et ça suppose surtout d’acheminer des dizaines de tonnes de matériel, de recruter des sherpas, d’assurer la logistique et les transports…

– Et puis il faut trouver des alpinistes, aussi.

– Bonne remarque, bravo pour ta clairvoyance. Là encore, on ne prend pas le premier pinpin qui agite un piolet : il faut former une équipe à la hauteur et lui choisir un chef capable de diriger un groupe qui va risquer sa vie. Et ça n’est pas une image : le risque d’y rester se compte en dizaines de pour cent.

– Je suis convaincu que j’aurais eu les compétences nécessaires.

– La dernière fois que je t’ai vu grimper sur un truc, c’était un escabeau et t’as pendouillé une heure en t’agrippant à la tringle à rideaux.

– Pendant que tu rigolais en dessous, je me souviens bien, oui.

– Bref : le poste de patron, c’est Maurice Herzog qui le récupère. Et au premier abord, on pourrait se demander pourquoi.

– Pourquoi on peut se demander pourquoi ?

–  Herzog n’est pas le candidat le plus évident. Il a 31 ans, c’est un excellent alpiniste et il est pleine forme, mais ce n’est pas un professionnel de la montagne.

– On le retient pour quoi, du coup ?

– Parce que c’est un organisateur hors pair, doublé d’un ancien résistant qui a fait ses preuves à la tête d’un maquis dans le massif du Mont-Blanc. Un gars qui sait commander, quoi, et c’est donc à lui qu’on confie un groupe qui réunit la fine fleur de l’alpinisme français dont Lionel Terray, Gaston Rébuffat et Louis Lachenal.

– Et c’est parti.

– Exactement. En mai 1950, l’expédition est à pied d’œuvre. Le temps presse parce que la mousson qui arrive ne va pas tarder à rendre impossible la moindre tentative. C’est une des raisons qui poussent Herzog à s’attaquer au monstre à la manière alpine.

– Quoi, tu veux dire en bagnole ?

Non mais là c’est de la triche.

– Andouille. Non, je veux dire vite. Comparée à d’autres approches, la manière alpine parie sur la vitesse de l’ascension. Le 31 mai, Herzog fait partir un télégramme à Paris : « Donnons assaut Annapurna stop voie glaciaire difficile mais permettant progression rapide stop physique et moral de tous parfaits. » Le 2 juin, Herzog et Lachenal décident de se lancer le lendemain matin en partant du camp n°5, à 7500 mètres. À cette altitude, dans le froid et les bourrasques, tout fait mal. Respirer fait mal, manger fait mal, dormir fait mal. Dans leur petite tente écrasée par le vent glacé, Herzog et Lachenal passent une nuit atroce. Au matin du 3 juin 1950, ils ne peuvent même pas prendre un thé : il fait si froid que le réchaud refuse de s’allumer.

– Jamais tu m’emmènes en montagne.

– C’est plus vraiment de la montagne, à cette altitude, c’est la Faucheuse qui se planque sous les roches et sous la glace. À 6 heures, les deux hommes se lancent par -25°, 500 mètres sous le sommet. Chaque pas est une douleur. On respire mal, les gestes et la pensée se ralentissent à cause du froid et du manque d’oxygène. La circulation sanguine se concentre pour protéger l’essentiel, le cœur et les poumons, à qui l’organisme réserve le peu de chaleur qu’il peut encore produire. Avec le vent qui redouble, les deux hommes sont en train de geler sur place mais Herzog s’acharne et à 14 heures, pour la première fois dans l’histoire du monde, on pose le pied au-delà de 8000 mètres. Malgré le froid, Herzog insiste pour immortaliser l’instant. Comme Lachenal, il pose ses gants pour prendre quelques photos.

– Il faut partir là monsieur, maintenant. 

– Et vite. Lachenal part devant, suivi de Herzog qui écrira plus tard : « j’enfile mes gants en partant mais soudain l’un d’eux m’échappe. Il roule tout doucement vers le bas. Je le regarde impuissant, et pressens la catastrophe qu’il entraînera ».

– Attends, il s’est retrouvé à plus de 8000 mètres avec les mains à l’air libre ?

– Pour peu que ça te soit arrivé de perdre un gant au ski, tu as une toute petite idée de la douleur que ça provoque. Les mains nues, Herzog finit par rejoindre le camp n°5 mais ses doigts sont déjà gelés, comme ceux de Lachenal.

– Il a perdu ses gants aussi ?

– Non, mais il a loupé la tente et on l’a retrouvé par miracle.

– Au moins, ils sont tirés d’affaire.

– A 7500 mètres, tu rigoles ? On est encore loin du parking et de la tarte aux myrtilles. La descente vire au supplice. Herzog et les autres s’égarent, sont pris dans une avalanche dont ils sortent par miracle, et doivent même se résoudre à passer la nuit dans une crevasse alors que leur état se dégrade de plus en plus. Il leur faut quatre jours pour rejoindre le camp n°2, où ils peuvent enfin montrer leurs blessures au médecin de l’expédition, le Dr. Oudot.

– Verdict ?

– C’est… moche. Il fait ce qu’il peut, à coups d’injections dans les membres gelés. Autant de tortures pour Herzog et Lachenal, dont l’état se dégrade à vue d’œil. Surtout Herzog, qui a déjà perdu vingt kilos. Mais tout le monde est touché : Terray et Rebuffa sont aveugles, la prunelle temporairement cramée par les reflets du soleil sur la neige.

– Ah oui ça attaque, la montagne.

– Un peu, oui. La fièvre monte, et on doit transporter tout ce beau monde sur des brancards, en forçant le pas pour éviter la mousson. Fin juin, l’équipe est enfin en sécurité dans un village de la vallée mais le docteur Oudot n’a plus le choix : les gelures ont empiré, l’infection aussi. Il se résout à amputer Herzog en urgence.

– Mais euh il a le matos pour ça ?

– Ah non. L’opération se fait à vif, sans anesthésie. Herzog y laisse tous ses orteils et la plupart de ses phalanges.

« J’ai été à deux doigts de lâcher l’affaire ».

– Arrête. ARRÊTE.

– Tu voulais autre chose que du varech, chaton, t’es servi. L’opération sauve probablement la vie de Herzog et quelques jours plus tard, l’expédition atteint enfin Delhi avant de rentrer en France, sans avoir encore conscience que leur première fait la une des journaux du monde entier, fascinés par les conditions dantesques d’un exploit qui entre immédiatement dans la légende de l’alpinisme.

– Faut reconnaitre qu’il y a de quoi.

– Et dans celle des polémiques.

– Hein ?

– Disons qu’assez vite, Herzog agace un peu.

– Il y a littéralement laissé ses mains et ses doigts de pieds, sans déconner, comment on peut venir l’emmerder ?

– Ben disons qu’il prend un peu toute la place. D’accord, c’est le chef de l’expédition, d’accord c’est lui qu’on voit en une de Match au sommet de l’Annapurna avec un petit drapeau bleu blanc rouge dans ses mains nues et sans doute déjà gelées, mais on oublie un petit quelque chose.

« Maurice REMETS TES GANTS PUTAIN. »

– Quoi donc ?

– Que s’il existe une photo de Herzog là-haut, c’est parce que quelqu’un d’autre l’a prise, la photo. Et que Herzog n’a pas fait ça tout seul. Lachenal était là au même moment, les autres 500 mètres plus bas, et tout le monde a pris cher.

– Mais la presse a besoin d’un visage.

– Le grand public aussi, et Herzog va lui en donner pour son argent avec un récit qui va marquer toute une génération « Annapurna, premier 8000 », un livre-culte pour des générations d’alpinistes en herbe. 100 000 exemplaires vendus le premier mois, vingt millions au dernières nouvelles. 

– Et c’est un problème ?

– Disons que son récit n’est jamais que le point de vue d’un seul homme dans une expédition par nature collective. On oublie que Herzog n’est pas le seul à avoir atteint le sommet de l’Annapurna et le nom de Lachenal est très vite éclipsé par le sien. Il faut dire qu’il a tout pour lui, à commencer par une certaine aisance naturelle et par un physique avantageux qui rappelle un peu celui de l’acteur Clark Gable. Et face aux médias, Herzog n’hésite pas à transformer l’exploit du Népal en récit patriotique, ce qui brosse la France des années 50 dans le sens du poil.

– C’est cocardier, mais c’était l’idée de départ, si je me souviens bien. Il fait le job.

– Oui, mais c’est plus ambigu. Il ajoute même une petite couche mystique en racontant qu’il a vu la Vierge au sommet.

– Sérieusement ?

– J’exagère, mais presque : il écrit texto que Sainte Thérèse d’Avila lui est apparue. Mais au-delà de ça, on commence à trouver qu’il réécrit l’histoire à sa sauce et à son service. Ce qui sert bien sa carrière politique et professionnelle : maire de Chamonix, secrétaire d’État, député, patron de la société du tunnel du Mont-Blanc… Disons qu’il a su faire fructifier la légende.

– Et ce n’est pas bien ?

– C’est quand même ambigu. Pour construire son image héroïque, Herzog a facilement tendance à réduire ses compagnons à une bande de faire-valoir, surtout Lachenal qu’il décrit comme un excité qui a bien failli abandonner. Le récit que lui a consacré sa fille en 2013, « Un héros » a encore un peu plus remis en cause l’image d’Épinal construite par son père. Francis de Noyelles, un autre membre de l’expédition, a par exemple raconté que que Herzog avait calculé la longueur des cordes pour que ce soit lui qui atteigne le sommet.

– Oh…

– Et puis on a découvert des trucs.

– Comme quoi ?

– Comme des détails complètement foireux, ajoutés au récit initial au fur et à mesure. Dans ses Mémoires, Herzog affirme par exemple qu’il a échappé à un « aigle d’envergure colossale » au cours de la descente.

– Ben ce n’est pas complétement imposs…

– Et à un tigre.

– Ah.

– Voilà. Il raconte aussi que lorsqu’on lui a enlevé ses bandages, des asticots monstrueux ont sauté de ses plaies pour se jeter sur les infirmiers.

– Il pousse le bouchon un peu loin, Maurice.

– C’est ça. Et surtout, il est intervenu pour faire censurer une partie des souvenirs de Lachenal, publiés à titre posthume en 1956 sous le titre « Carnets du vertige ». Notamment le passage où Lachenal raconte que s’il a fini par accepter de faire un ultime effort après avoir voulu renoncer, c’était pour sauver la vie de Herzog qui gelait sur place : « J’estimais que s’il continuait seul, il ne reviendrait pas (…) C’est pour lui et pour lui seul que je n’ai pas fait demi-tour ».

– Ah.

– Oui. La version intégrale a été rééditée depuis et au-delà des différences d’appréciation, le texte du deuxième type qui a atteint le sommet de l’Annapurna ce jour-là raconte surtout une vision différente de l’alpinisme. 

– C’est-à-dire ?

– Pour Herzog, vaincre l’Annapurna a toujours été un enjeu patriotique. Un sommet, ça se vainc, ça se conquiert, en gros.

– Et pas pour Lachenal ?

– Ben pas trop. Lachenal un chamoniard pur sucre. Pour lui, l’Annapurna, c’est une affaire d’alpinisme, pas de branlette nationaliste. Une phrase de ses Carnets le dit bien : « Si je devais y laisser mes pieds, l’Annapurna, je m’en moquais. Je ne devais pas mes pieds à la jeunesse française ». Et plus loin : « Cette marche au sommet n’était pas une affaire de prestige national. C’était une affaire de cordée ».

– De premier de cordée surtout, pour Herzog.

– Voilà.

One thought on “Monte-là-dessus, tu verras pas la mer

  1. Bonjour,

    Je me permets de vous écrire pour une fois.
    Tout d’abord, merci pour vos articles toujours aussi instructifs que divertissant.

    Cependant, il semble y avoir un souci au niveau de vos liens.
    Rien qui arrête un de vos lecteurs férus, cependant il a fallu que passe directement par l’adresse mail de la page.

    Bonne continuation,

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