Trimaran mais pas trop

Trimaran mais pas trop

– Qu’est-ce que tu fais le nez contre la vitre ?

– Je contemple la route qui poudroie et l’herbe qui verdoie.

– Il pleut à seaux, tu m’étonnes que ça verdoie. Mais ça ne poudroie pas tellement.

– N’empêche. C’est le début de l’aventure, une route qui se perd dans le lointain. Là-bas, au bout du long ruban de bitume, c’est la rive, le port, l’aventure maritime, l’aventure en solitaire, la fuite vers l’horizon !

– L’horizon où ça merdoie.

– Pourquoi faut-il toujours que tu brises mes élans de poésie ?

– Parce que je ne peux pas te laisser cinq minutes sans que tu commences à déraper sur l’air du combien de marins, combien de capitaines.

– Et alors, ça te défrise que je veuille partir joyeux pour des courses lointaines ?

– J’aimerais autant que tu partes ronchon pour faire des courses à l’épicerie parce que c’est ton tour, mais je veux dire par là que c’est dangereux, la haute mer. Et que ton expérience de la navigation se limite à jouer dans ton bain avec des p’tits bateaux.

Des images toujours douloureuses.

– Des gens qui ont découvert la navigation sur le tard et qui sont devenus d’excellents marins, je suis sûr qu’il y en a plein.

– Il y en a sans doute davantage qui ont fini roulés à travers les sombres étendues, heurtant de leurs fronts morts des écueils inconnus, si tu veux mon avis.

– Ce que tu peux être pessimiste.

– Ah oui ? Est-ce que le nom de Donald Crawhurst te parle ?

– Ah non.

-Il faut dire que l’actualité de juillet 1969 a un peu étouffé l’histoire de sa disparition, quelques jours avant qu’Armstrong ne pose le pied sur la Lune. Les gens avaient la tête ailleurs.

– Sa disparition ?

– Oui, dans l’Atlantique. Le 10 juillet 1969, l’équipage d’un paquebot anglais, le RMV Picardy, repère un trimaran à la dérive au milieu de l’Atlantique, les voiles déployées. Le bateau semble en parfait état mais surprise…

– Laisse-moi deviner : il n’y a personne à bord.

– Ben non. Il n’y a jamais eu foule, ceci dit, parce que le trimaran n’emportait qu’un seul marin pour une course en solitaire : Donald Crawhurst.

– Comment on sait que c’est son bateau ?  

– Ben c’est écrit dessus. Enfin sur le journal de bord, plutôt, soigneusement rempli depuis des semaines par Crawhurst. La dernière ligne, en revanche, est plutôt inquiétante : « C’est fini, c’est la fin de la partie. La vérité a éclaté (…) je suis ce que je suis et je vois la nature de mon offense […] C’est fini. C’est la DÉLIVRANCE. » ».

– J’ai vu des parties de jeux de rôle qui partaient en cacahuète pour moins que ça.

– Le commandant du Picardy ne met pas longtemps à raccrocher les wagons, en tout cas, parce que Crawhurst est tout sauf un inconnu : ça fait même des mois qu’on lit et qu’on entend son nom un peu partout.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est un des neuf participants du Golden Globe Challenge, la toute première course autour du monde en solitaire.

« On va souquer les artimuses comme jamais les copains ».

– Bon, c’est triste, d’accord, mais ce n’est pas tout à fait le premier marin à disparaître en pleine mer.

– Non, mais c’est le premier dont la mort révèle la fin d’une des tricheries les plus spectaculaires de l’histoire de la voile.

– Je vois mal comment on peut tricher à bord d’un trimaran, pour être honnête.

– Pour ça, il faut repartir un peu en arrière, au milieu des années 60. Donald Crawhurst, qui vient de passer la trentaine, est un entrepreneur au parcours relativement classique. Marié, quatre enfants, il est passé par la Royal Air Force avant de fonder sa petite entreprise, Electron Utilisation Limited. Comme il est aviateur de métier, il flaire le bon filon en comprenant que l’électronique est en train de révolutionner les instruments de navigation. Il bidouille un produit maison, le Navicator, un radiocompas qu’il destine non pas aux pilotes, mais aux plaisanciers anglais qu’il connaît bien, puisqu’il pratique lui-même la voile à ses heures perdues.

– Très LinkedIn dans l’esprit.

– Tu ne crois pas si bien dire. Crawhurst est un beau parleur, il a l’enthousiasme contagieux, et le Navicator se vend plutôt bien.

– Et il fait fortune.  

– Non, ce serait plutôt le contraire : ça marche bien, mais pas assez bien. Crawhurst a pas mal de frais, une grande famille… Assez vite, l’entreprise se retrouve en difficulté et les choses commencent à se compliquer sérieusement jusqu’au jour où Crawhurst fait une découverte.

– Une autre invention ?

– Ah non, il ouvre le Sunday Times où il apprend que ce grand journal anglais s’apprête à lancer le Golden Globe Challenge, la toute première course à la voile autour du monde, en solitaire et sans escale.

– Comme le Vendée Globe aujourd’hui ?

– Très exactement. C’est le genre d’aventure qui fait rêver mais c’est aussi foutrement dangereux. Pour faire le tour du monde à la voile, il faut filer vers le sud et s’aventurer dans les Quarantièmes Rugissants avant de passer trois caps de légende.

« Temps calme et ensoleillé ».

– Attends… Le cap de Bonne Espérance, déjà ?

– Yope, au sud de l’Afrique ; le Cap Leeuwin ensuite, aux confins de l’Australie et le cap Horn enfin, au large du Chili. En solitaire, c’est déjà dangereux pour des professionnels de la voile, autant te dire pour un marin du dimanche comme Donald Crawhurst… Mais un détail retient son attention.

– Le pognon.

– Gagné. Le plus rapide des navigateurs gagnera 5000 livres, une somme considérable à la fin des années 60, en tout cas suffisante pour sauver son entreprise. Crawhurst n’a pas un sou vaillant mais qu’importe, il a assez de bagout pour convaincre quelques financeurs et son projet se monte en quelques mois.

– Et ça ressemble à quoi ?

– Il partira sur un trimaran, ce qui est déjà curieux : dans les années 60, la plupart des navigateurs considèrent que c’est le pire choix possible pour une course en solitaire parce que piloter ce genre de bateau réclame une attention de tous les instants – c’est épuisant physiquement et moralement. Qu’à cela ne tienne, réplique Crawhurst qui parie sur la technologie, ses technologies, tous ces systèmes électroniques qu’il bricole depuis des années.

– Et dont il s’imagine faire la promotion en navigant à l’aide de ses bousins qui font bip-bip, j’imagine ?

– Exactement. Il a suffisamment de force de conviction pour convaincre quelques sponsors et pour se trouver un attaché de presse qui fait d’ailleurs très bien, trop bien, son travail. On commence à parler de ce doux dingue un peu partout et en quelques mois à peine, il construit un trimaran de douze bons mètres, le Teignmouth Electron.

– C’est court, non ?

– Le trimaran ? Ah non, c’est déjà pas mal.

– Les délais, patate.

– Très. Les derniers tests sont d’ailleurs un désastre : rien ne fonctionne à bord, à commencer par ses systèmes électroniques.

– Ah c’est dommage.

– Et on ne peut pas dire que le sort ne l’aura pas prévenu : lorsque sa femme lâche la traditionnelle bouteille de champagne pour baptiser le bateau, le verre ne se brise pas… On ne fait pas plus funeste comme présage, mais il est trop tard pour renoncer, d’autant qu’il a rameuté toute la presse et qu’il fait bel et bien partie des neuf navigateurs retenus. D’après sa femme Claire, il a passé la nuit à pleurer la veille de son départ.

« Une bouteille à 60 balles putain ».

– Faudra qu’on parle du comité de sélection.

– Oui, hein ? Bref : le 31 octobre 1968, il est le dernier à s’élancer et très vite, tout va de travers. Un de ses flotteurs prend l’eau, son gouvernail automatique fonctionne mal et sa radio bat de l’aile.

– C’est le moment où n’importe qui d’un peu sensé renonce.

– Ce n’est pas tout à fait aussi simple, Sam. Tu peux bien crier « pouce j’ai compris j’arrête je veux rentrer à ma maison », si tu te décides au milieu de l’océan…

– Poséidon n’a pas fini de rigoler.

– Voilà. Seul en haute mer, l’angoisse monte vite : à en croire son journal, il ne se donne déjà plus qu’une chance sur deux de survie après deux semaines en mer. Mais à l’extérieur, l’homme ne laisse rien filtrer. Dans ses rares messages radio, il continue d’exprimer un enthousiasme intact.

– Belle dissonance cognitive.

– Qui se fait chaque jour plus béante. Crawhurst, qui se traîne trois fois moins vite que prévu au large des côtes portugaises, comprend rapidement que la course est perdue et qu’il n’a aucune chance de sauver son entreprise, l’hypothèque sur sa maison et sa vie de famille. Et c’est là, alors qu’il est au fond du trou, que lui vient une idée disons… Hasardeuse.

– Laquelle ?

– Tricher.

– Mais enfin comment tu triches sur une foutue course ? Sur un cent mètres, encore, je comprends, on peut se doper, mais sur une course à la voile ? Ça se voit un peu, quand tu n’arrives pas en première position.

– Tu te rappelles le principe du Golden Globe Challenge ?

– Ben c’est un tour du monde à la v…

– Exactement. Un tour du monde.

– Oh putain. J’ai compris.

– Bravo. Après tout, on est en 1968. Aucun navire n’embarque de GPS qui rendrait l’idée impossible, mais techniquement, il lui suffit de rôder dans l’Atlantique pendant que ses concurrents font le tour du monde et patienter quatre ou cinq mois avant de leur griller la politesse sur la route du retour.

– Mais… Il faut bien transmettre des relevés, des cartes, un parcours, enfin ! Expliquer quelle route tu suis !

– Oh oui, et ?

– Mais ça revient à imaginer une route entière pendant des mois ! Une navigation qui n’existe pas !

–  Un peu comme dans la version virtuelle du Vendée Globe aujourd’hui, tu veux dire ?

– Je… Oui, mais ce n’est pas pareil !

– Je t’accorde que sur le papier, une tricherie de cette envergure semble improbable. Mais il se trouve que Crawhurst est un excellent mathématicien, doublé d’un très bon cartographe. Il parvient à donner de la consistance à une arnaque dont il consigne le moindre détail dans son journal de bord.

– … Non mais le culot…

– Oh c’est encore plus beau : il donne régulièrement des nouvelles enthousiastes à la radio. Alors qu’il se laisse gentiment dériver dans l’Atlantique Sud, le monde le croit dans les Quarantièmes Rugissants le soir du réveillon. Un peu plus tard, il se paye le luxe d’annoncer qu’il approche du Cap Horn par le Pacifique, alors qu’il n’a jamais quitté l’Atlantique… Pour tous les amateurs de voile, l’impossible est en train de se produire : un amateur est en train de damer le pion à des navigateurs chevronnés.

– Et personne ne tique ?

– Pourquoi ? Si un club de douzième division arrive à taper une équipe de Ligue 1 en coup de France de temps en temps, un marin d’eau douce peut bien avoir de la chance et tu sais comme moi que tout le monde aime une belle histoire.

– Enfin quand même…

– Non mais pour être franc, j’exagère et tu as raison. Plus le temps passe, plus le principe de réalité rattrape Crawhurst qui réalise que même s’il franchit la ligne en premier, sa tricherie ne résistera pas à un examen rigoureux. Les commissaires de la course ne sont pas naïfs et ni son journal de bord, ni ses relevés ne résisteraient à un examen attentif.

– Et il sera ruiné.

– Et déshonoré. Au printemps 1969, six mois après son départ, Crawhurst s’enfonce dans une dépression profonde et tente alors un pari désespéré, à un moment où ses propres relevés en font un inévitable vainqueur. Cette fois-ci, il fait tout… pour perdre.

– Hein ?

– Il sait qu’il est ruiné. Tout ce qu’il peut faire, c’est éviter la honte d’un flagrant délit de tricherie. Et il se dit que s’il ne « gagne » pas, peut-être que personne ne regardera ses registres de trop près…

– Mouais.

– De toute façon, le sort s’acharne : convaincu qu’il est talonné par Crawhurst, son rival le plus proche, le navigateur Nigel Tetley, pousse tellement son bateau qu’il finir par briser sa coque. Il s’en sort, mais ça ne laisse plus grand monde en course : des neuf concurrents de départ, il n’en reste plus que deux : Crawhurst et Knox-Johnston. Tous les autres ont abandonné…

– Ah oui, ça risque d’être délicat pour échapper à la patrouille.

– Imagine un peu Crawhurst, seul sur son catamaran, perdu en mer, désespéré à l’idée de rester dans les mémoires comme le plus grand tricheur de l’histoire de la voile.

– Il y a de quoi cogiter, oui.

– Plus que ça. Crawhurst plonge dans une dépression qui s’aggrave de jour en jour. Petit à petit, il s’enfonce dans une sorte de délire dont son journal de bord a conservé chaque étape. Finis les formules mathématiques ou les relevés compliqués. Tandis qu’il tourne en rond dans l’Atlantique nord, acculé par ses mensonges, Crawhurst se perd de réflexions philosophiques en délires mystiques.

– Pas bon.

– Non, pas bon. Quelque part entre le 1er et le 10 juillet, il passe par-dessus bord. Qu’il soit tombé par accident ou qu’il se soit suicidé ne change finalement pas grand-chose, même si tout pousse vers la deuxième solution.

– On n’a jamais retrouvé le corps ?

– Non, mais on a retrouvé le compte-rendu minutieux de ses mensonges. On a aussi retrouvé sa caméra, ses films… L’histoire est tragique de bout en bout, à un détail près, tout de même. Le vainqueur final de la course, Robin Knox-Johnston, choisit finalement d’abandonner son prix de 5000 livres sterling pour le remettre à Claire Crawhurst, sa veuve.

– Propre.

– Classe, oui.

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