Oooooh momie, oh momie momie blues…

Oooooh momie, oh momie momie blues…

– Tu sais qu’il paraît qu’on fait un peu trop dans le macabre ?

– Non ?

– Si si, j’ai eu des remarques.

– Ah.

– Bon, essentiellement de ma maman. Je crois que les nonnes lui sont restées en travers du corgnolon. Mais tout de même, il faut peut-être rétablir un peu l’équilibre dans les sujets, tu vois, faire moins glauque, moins morbide.

– Je te fais une confiance aveugle, tu sais.

– Pauvre fou. En tous les cas, je tenais à te le dire, voilà : pour la nouvelle ligne éditoriale, on va faire dans les petites fleurs de printemps, Heidi, les cabrioles dans les prés et les gros chiens mignons pleins de poils.

« En route vers de nouvelles aventures bien dégueus ! »

– Très bien.

– Et la poudre de momie.

– Alors ça ne m’a pas l’air tellement printani…

– On s’en fout, c’est alléchant et on mettra des brassées de petites fleurs des champs dans d’autres billets. Plus tard. Bientôt. Bon : les momies. Tu vois à peu près à quoi ça ressemble, une momie ?

– Ben à une dame ou à un monsieur à qui on a enlevé le cerveau par le nez avant de le ou de la plonger dans du natron. On laisse sécher 3 ou 4 000 ans et on se retrouve avec un truc tout sec avec des bandelettes autour. Et quand Indiana Jones met un pied dessus dans un couloir, ça fait comme si on marchait sur des chips.

– C’est … synthétique mais pas complètement faux en ce qui concerne les momies égyptiennes. Et ça tombe bien : c’est de celles-ci que je voulais te parler. Ou plus exactement d’une des utilisations qu’on a pu en faire.

– Comment ça, une utilisation ? A la rigueur, la momie qui sert de décoration dans le repaire d’un savant complètement cinglé je veux bien, m’enfin la plupart des gens n’auraient jamais l’idée de transformer Pépé Toutankhamon en pied de lampe, quoi.

– Ah non, bien entendu. Jamais de la vie.  

– Tu me rassures.

– Non, on en a plutôt fait des médicaments.

« Pipi, momie, les dents et au lit »

– Pardon ?

– Jusqu’au tout début du 20e siècle.

– Le 20e siècle.

– Oui.

– Notre 20e siècle.

– Oui.

– Notre 20e siècle après Jésus-Christ, tu veux dire.

– Oui.

– On a fait des médicaments à base de momie au 20e siècle.

– En 1908, la compagnie pharmaceutique allemande Merck en proposait encore au catalogue. Elle ne faisait là qu’entretenir – certes tardivement – une vieille tradition qui date du Moyen Age : réduire des momies en poudre pour en tirer toute une pharmacopée censée soigner à peu près tous les maux, des fractures ouvertes aux piqûres de scorpions en passant par les abcès dentaires.

– Mais quelle idée doux Jésus.

« Oui alors en vérité je vous le dis, je n’ai rien à voir là-dedans même si je m’y connais un peu en histoires de tombeaux cheloues »

– Réfléchis un peu, ce n’est pas si idiot, sur le papier. Quelle est la principale qualité d’une momie, Sam ?

– Je ne sais pas, sa conversation ?

– Andouille. Pas loin, ceci dit : sa conservation. La première caractéristique d’une momie, c’est qu’il s’agit d’un corps certes desséché mais pas tout roupi. Assez logiquement, on en tire la conclusion que les substances utilisées au cours du processus de momification sont efficaces sur les vivants, puisqu’elles parviennent même à casser le processus de décomposition ! De là à penser que la momie ou l’espèce d’huile bitumée qui les imbibe parfois encore est douée de propriétés phénoménales pour conserver les chairs, soigner un organe ou guérir une maladie, il n’y a qu’un pas.

– OUI BEN UN GRAND PAS QUAND MÊME TU M’EXCUSERAS.

– Fais pas ton délicat. En tout cas, voilà comment les momies se sont retrouvées sur les étagères des apothicaires européens pendant quelques centaines d’années, à côté d’autres substances plus ou moins sympathiques comme le lapis lazuli, le poumon de renard ou le crâne d’homme décédé de mort violente. Petit à petit, le mot momie (mumia medica) désigne non seulement le corps lui-même (mumia aegyptiaca vera) mais aussi la substance qu’on en tire sous forme de poudre ou de liquide, mélangé à de la myrrhe, de l’encens, de la poix… Ça se vend en poudre ou en jus.

– Du jus de cadavre.  

– Oui. Enfin du liquamen quod effluit ex cadaveribus.

– On s’est soigné pendant des siècles avec du jus de cadavre.

– Oui – enfin dans la bonne société parce qu’il fallait avoir de la caillasse, vu les tarifs. C’est typiquement le présent qu’on se fait de prince à prince : Louis XIV ou Catherine II en ont reçu en cadeau de la part d’ambassadeurs étrangers et apparemment, François 1er avait toujours un morceau de momie pas loin et s’en servait à la première occasion, en général mélangé à de la rhubarbe ou à du vin. Bref : ce n’est pas du tout un truc de sorcières ou de vieux rebouteux dans leurs cabanes au fond des bois. D’abord parce qu’ils n’auraient certainement pas les moyens de se payer une momie égyptienne vu le prix auquel ça se négociait, ensuite parce que les premiers à prescrire ce genre de choses sont les médecins de cour. Tu croises aussi des figures comme Paracelse pour vanter l’extrait de momie ou plutôt des cadavres en général : « si les médecins connaissaient la puissance de cette substance, aucun cadavre ne resterait sur le gibet plus de trois jours… »

– Oui enfin tes médecins médiévaux, pardon, mais la différence avec des charcutiers, c’est que les charcutiers nettoient plus souvent leurs couteaux.

– En Europe peut-être et encore, mais pas dans le monde arabe où les savoirs grecs et romains de Celse ou de Galien ne se sont pas perdus. Je t’accorde qu’on n’est pas tout à fait dans la médecine de pointe, mais ils savent tripatouiller des corps humains et ils s’ingénient à trouver de nouveaux traitements. En 2010, la physiologiste Anne de Becker s’est penchée sur l’histoire de la momie médicinale et honnêtement, il faut lire son travail, c’est un grand moment de la vie. Enfin de la mort. Elle a déniché toute une série de documents plus… pittoresques les uns que les autres disons. Dont un texte du début du 13e siècle d’un savant arabe, Abd Al-Latîf, qui raconte ceci dans son récit d’un voyage en Égypte : « on trouve aussi dans le ventre et dans le cerveau des cadavres de cette substance que l’on nomme momie, en très grande abondance. Les habitants de la campagne la transportent à la ville, où on la vend pour peu de chose : j’ai acheté pour la moitié d’un dirham d’Égypte trois têtes remplies de cette substance… »… Tu veux faire une petite pause ?

– Je vais juste aller me chercher un seau par pure précaution et poser la tête sur le bord à toutes fins utiles, mais je t’en prie, continue, c’est très gai et j’avais tout à fait envie d’entendre ça avant de passer à table.

– Évidemment, il y avait des momies de différentes qualités, chacune avec ses propriétés propres.

– Ben voyons, cela va de soi.

– Les momies d’enfants et de nourrissons avaient par exemple la réputation d’être plus efficaces que les autres. Du coup, la demande a salement augmenté et les prix avec : en 1791, le prix d’une once, soit dans les trente grammes, se négociait autour de 1 000 thalers, ce qui est beaucoup. En Égypte, des petits malins trafiquaient avec des pilleurs de tombe qui n’avaient pas froid aux yeux et on coulait ça partout en Europe, en faisant transiter les momies par la mer depuis d’Alexandrie vers Venise, Gênes, et de là Lyon, Trêves, Liège… avant d’être vendues dans toute l’Europe.

– Sympas, les convois. Pas hantés du tout.

– Et devine ce qu’il se passe quand un produit comme ça se répand un peu partout et que la demande dépasse l’offre ?

–  … Oh non…  

Oh si.

– Si si : on a commencé à voir apparaître un trafic de fausses momies parce que l’homme est une espèce industrieuse qui a le goût du commerce, Sam. Et là, tu as eu de tout… Des petits malins ont commencé par faire passer des momies de chats, bien moins chères, pour des momies d’enfants grâce à quelques bandelettes et à deux ou trois heures d’un petit bricolage qu’on devine tout à fait plaisant. Tu veux un deuxième seau ?

– … ça ireuurgh.

– Et puis évidemment, tôt ou tard, de jeunes entrepreneurs décidés passent à l’étape du dessus. Plutôt que de s’emmerder à payer hors de prix de véritables momies, décident de les fabriquer eux-mêmes.

– C’EST-À-DIRE.

– C’est-à-dire qu’on se met à récupérer des corps là où peut en trouver : près des gibets, dans les fosses communes… Ensuite, plus qu’à les faire tremper un peu dans du bitume, à les faire sécher dans un endroit bien sec et pouf, magie : tu te retrouves avec une horreur abominable surgie de tes pires cauchemars. Horreur qui se vend très bien auprès des acheteurs pas trop regardants, surtout bien écrasé et rangé dans des petites boîtes en bois verni pour faire sérieux.

– Attends, mais personne, vraiment personne ne hurle contre ce genre de prescriptions ?  

– Oh si. Avec le développement de la médecine de l’époque moderne, on commence à voir des médecins s’élever contre la poudre de momie. Mais c’est un peu comme avec l’homéopathie : la pression des patients fait qu’on rechigne à ne plus les satisfaire, même si c’est pour leur refiler une cochonnerie qui s’avère inoffensive dans le meilleur des cas. T’en as quand même un qui râle comme un putois : Ambroise Paré.

– Ah voilà, le rationalisme, la science cartésienne, le…

– Détends-toi un peu, le même Ambroise Paré traitait certains de ses patients à l’huile de petit chien. Mais effectivement, il proteste et pas qu’un peu : il publie en 1582 un livre entier sur la question du jus de momie. Et il n’y va pas de main morte.

– Si tu pouvais éviter ce genre d’expressions dans ce genre de contexte…

– Pardon. Bref, il s’élève contre la faiblesse de ses confrères face aux superstitions de leurs patients et ironise sur « cette bonne viande ! », ou plutôt sur « cette méchante drogue » qui « cause grande douleur à l’estomac, avec puanteur de bouche, grand vomissement » et est « plutôt cause d’émouvoir le sang, et le faire d’avantage sortir hors de ses vaisseaux, que de l’arrêter ».  Conclusion sans appel : il termine son traité, qui se fout également de la gueule des gens qui croient réellement consommer des extraits de licorne, en assénant que la mumia « peut beaucoup plus nuire qu’aider. À cette cause, je proteste de jamais n’en ordonner ni permettre à aucun d’en prendre, s’il m’est possible ».

– Et ça a fonctionné ?

– Des quetsches. C’est à peu près comme si Paré avait pissé dans un violon. Authentique ou fausse, la momie médicinale est restée quelques siècles de plus sur les rayons. Mais attention : par souci de traçabilité, les pharmaciens sérieux prennent bien soin de faire figurer la mention « Momie d’Égypte » sur leurs bocaux pour encore trois petits siècles : le Collège anglais de médecine a continué de mentionner la substance dans la pharmacopée jusqu’en 1747 au moins et en 1908, la compagnie Merck continuait de proposer de la momie égyptienne authentique à 17,5 marks le kilo.

– QUOI MAIS ENFIN ?  

– Je suis d’accord, c’est hors de prix.

– C’EST PAS DU TOUT CE QUE JE VOULAIS DIRE.

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