Panama drama
Rappel de l’épisode 1 : George Lucas fait n’importe quoi et pond une grosse b ce serait bien de creuser un canal à travers l’isthme de Panama, mais c’est compliqué parce que c’est pas un désert tout plat. Ferdinand de Lesseps s’y colle, mais c’est un échec complet.
– Bon, alors, le projet français est tombé à l’eau, mais l’idée du canal de Panama demeure.
– Un peu, oui. En 1894 apparaît la Compagnie Nouvelle du Canal de Panama. Tu noteras qu’elle n’est plus universelle, ils ont un peu revu les ambitions à la baisse.
– Ca semble la moindre des choses.
– Effectivement. Elle est dirigée par Philippe-Jean Bunau-Varilla, qui est à la fois ingénieur et soldat. L’objet de la Compagnie est double. Elle doit opérer le chemin de fer, qui lui a continué à tourner comme il faut pendant que le projet de canal patinait dans la gadoue, et entretenir les équipements de chantier ainsi que les travaux réalisés, tout en essayant de les vendre.
– Mais à qui ?
– A qui voudra reprendre le flambeau de la construction du canal. L’échec de Lesseps est celui d’un projet mal ficelé de canal à niveau, c’est tout. Bunau-Varilla demande ainsi 100 millions de francs pour récupérer le chantier en l’état.
– Ah oui, quand même.
– Après l’échec français, les Etats-Unis (d’Amérique) (du Nord) recommencent à réfléchir sérieusement à l’idée d’un canal. Sachant que deux pistes sont envisagées : celle du Panama, c’est-à-dire la reprise du tracé français, et celle du Nicaragua.
– Mais que vient faire le Nicaragua là-dedans ?
– L’idée c’est d’ouvrir une voie d’eau à travers l’Amérique centrale. Le Panama c’est une possibilité, mais de toute évidence pas la plus simple. Le terrain est plus favorable au Nicaragua, au point qu’il n’est peut-être pas plus bête de recommencer à zéro là-bas plutôt que de s’acharner au Panama.
– Je vois.
– En plus, l’hypothèse nicaraguayenne fournit un argument commercial utile pour inviter Bunau-Varilla à revoir ses exigences à la baisse.
– Aaaah.
– Ah ben oui, on parle de négociations dans le btp, je te rappelle. En juin 1902, les Etats-Unis adoptent le Spooner Act.
– Ils veulent creuser le canal avec une cuillère ?
– Non. Ca veut dire qu’ils privilégient officiellement l’option du Panama, mais sous réserve d’obtenir tous les droits et autorisations nécessaires. Et c’est ainsi que le 22 janvier 1903 un accord est signé entre les Etats-Unis et la Colombie. Il accorde à Washington une concession perpétuelle sur la zone prévue pour construire le canal, contre un paiement de 10 millions de dollars par an. Mais au moment de le ratifier, le parlement colombien renâcle. Il n’est pas très fan de l’idée de concession perpétuelle. C’est alors que Bunau-Varilla passe un coup de fil à Théodore Roosevelt, le président, pour l’informer des velléités de séparatisme panaméennes. Qui sait, si les Etats-Unis les soutenaient, peut-être que le Panama irait jusqu’à faire sécession, et il ne manquerait pas par la suite d’être plus arrangeant avec le pays qui l’aurait soutenu dans son indépendance…
– Quelque chose me dit que Teddy a été réceptif.
– Ah ben, il s’agit de la volonté d’un peuple de gagner son indépendance…
« Tiens, on dirait que le Panama a envie de liberté. On va leur en envoyer un peu. »
Les Etats-Unis déclarent alors qu’ils soutiennent les séparatistes. Le 2 novembre 1903, quand Bogota envoie des soldats pour ramener les autorités de la province de Panama à la raison, les navires américains bloquent les débarquements des troupes colombiennes, pour « protéger la neutralité du chemin de fer ». Dès le 3 novembre, le Panama déclare son indépendance, qui est immédiatement reconnue par les Etats-Unis. Et désigne Bunau-Varilla comme ambassadeur à Washington.
– Ca tombe bien, tiens.
– Mauvaise langue. Bunau-Varilla est de toute évidence l’homme de la situation et un diplomate hors-pair, puisque dès le 6 novembre, il signe au nom du nouvel état un traité avec les Etats-Unis. Traité qui leur accorde les droits pour construire et administrer indéfiniment le canal et ses défenses.
– En gros ils peuvent non seulement creuser le canal, mais aussi y installer des bases pour aussi longtemps qu’ils veulent.
– Il faudra le protéger. C’est instable l’Amérique latine, y’a des coups tordus et des gouvernements qui tombent tout le temps, la preuve. Autant dire que de nombreux Panaméens y voient, à peine le pays créé, une atteinte à leur souveraineté nationale. Et cette histoire va devenir un sujet de tension diplomatique aussi bien avec la Colombie que le Panama. Mais en attendant, les Etats-Unis peuvent envisager de se lancer dans la construction du canal. En 1904, ils rachètent les équipements et la voie de chemin de fer de la Nouvelle Compagnie du Canal de Panama, pour 40 millions de dollars. Soit sensiblement moins que ce qui était demandé.
– Bon, eh ben on va pouvoir creuser maintenant.
– Voilà. Le chantier est donc lancé en 1904, pour une durée estimée de 12 ans. Plus de 20 ans se sont écoulés depuis le lancement du projet Lesseps, et pendant ce temps les outils et techniques se sont développés et modernisés. John Franck Stevens, le responsable du projet prend donc deux décisions. D’une, il développe des entrepôts et infrastructures pour héberger et nourrir la main d’œuvre, et fait élargir la voie de chemin de fer pour faire venir de plus gros engins et évacuer les matériaux excavés. Depuis la tentative française, des travaux médicaux ont prouvé que la fièvre jaune et la malaria étaient transmises par les moustiques. Le colonel William Gorgas est désigné responsable de l’assainissement, et met en place toute une série de mesures prophylactiques : construction d’un réseau d’eau sain, fumigations régulières des installations, épandages d’insecticide, mise en place de moustiquaires, et évacuation de l’eau stagnante. Il réussit ainsi à quasiment éliminer les maladies propagées par les moustiques au sein des travailleurs.
– Bonne chose de faite, merci mon colonel.
– La deuxième décision de Stevens est d’abandonner définitivement l’idée d’un canal à niveau, qu’il juge totalement inconcevable. Il faut des écluses, et un aménagement majeur sur lequel on reviendra dans un instant, à savoir un lac. En l’espace de 8 ans, le projet français avait excavé quelques 23 millions de mètres cubes de terrain.
– Ca paraît beaucoup.
– Parce que c’est beaucoup. Bon ben le projet américain propose d’en rajouter 130.
– Mètres cubes ? Ca va, c’est pas si…
– Millions de mètres cubes, plus de 5 fois plus. Pour ça, le projet va mobiliser les gros moyens. Il est placé sous l’autorité du ministère de la Guerre, parce que permettre aux navires américains de passer d’un océan à l’autre rapidement constitue une question de sécurité nationale. Donc y’a du budget. Débarquent ainsi des grues à vapeur, des broyeurs électriques, des bétonneuses, autant de technologies dernier cri. Et aussi beaucoup, beaucoup de dynamite.
Et bien sûr, on en fait des cartes postales.
Pour autant, ce qui va vraiment faire le succès de ce projet, c’est une idée, celle du lac. Le système des écluses permet de faire monter par étapes les bateaux jusqu’à une vingtaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais là, tu as un plateau de forêt tropicale à traverser sur plusieurs dizaines de kilomètres avant d’entamer la redescente vers l’autre rive. Il faudrait donc creuser toute cette partie pour permettre le trajet. Ce plateau est parcouru par la rivière Chagres, dont on a déjà parlé. Stevens imagine donc de construire un barrage sur cette dernière, et de créer un grand lac artificiel sur le plateau. Plus besoin d’y creuser un canal.
– C’est pas con. J’imagine que ça implique de noyer quelques hectares de forêt, mais sur le principe c’est pas con.
– Quelques hectares, oui. Le lac Gatun fait 425 kilomètres carrés, sur 33 kilomètres de longueur.
– C’est un gros lac.
– C’est le plus gros lac artificiel du monde, à l’époque. Grâce au plus important barrage du monde, à l’époque. C’est colossal, mais la traversée du lac représente près de 33 km sur le parcours du canal, qui en totalise 75. Une partie significative du trajet, qu’il aurait fallu sinon creuser.
– Je reconnais que c’est malin.
– Et c’est maintenant le moment de faire un petit point mode et couvre-chef.
– Ah bon ?
– Oui. En 1906, Teddy Roosevelt vient visiter le chantier. Histoire de vérifier que ça valait le coup d’envoyer quelques cuirassés. A cette occasion, il arbore un chapeau clair avec bandeau noir en fibres de palmier.
« Y’a encore des trucs à faire sauter ? »
C’est le fameux chapeau dit Panama, et les images du président des Etats-Unis ainsi apprêté vont avoir un certain effet de mode. Pour autant, les Panamas se vendaient déjà à travers le monde avant, même si l’engouement était moindre. En effet, ce modèle est plutôt originaire de l’Equateur et existe depuis longtemps. Très longtemps.
– Longtemps comment ?
– On a retrouvé des chapeaux tressées en fibres de palme à l’occasion de fouilles archéologiques, vieux de quelques 6 000 ans. Ils commencent à s’exporter à partir du milieu du 19ème siècle, depuis la ville de Panama qui constitue un relais commercial majeur de l’Amérique latine. Certains considèrent d’ailleurs que c’est la raison première pour laquelle on parle de chapeaux de Panama, et ultérieurement de Panama tout court. Pour autant, le fait est que les ouvriers qui travaillent sur le chantier du canal l’utilisent beaucoup, et que la visite de Roosevelt lui donne une visibilité internationale tout en associant définitivement ce modèle de chapeau de paille fine avec le Panama.
– L’alliance réussie de l’élégance estivale avec une décontraction de bon aloi.
– Exactement. En tout état de cause, les travaux avancent bien, et la création du lac Gatun permet même de prendre de l’avance sur le planning. Ce dernier prévoyait la fin du chantier en 1916, mais la jonction entre l’Atlantique et le Pacifique est réalisée le 7 janvier 1914. Le canal est composé de deux séries de trois écluses, avec le lac Gatun au milieu.
Finalement, c’était pas du gatun.
Le temps de tout mettre au propre, la première traversée d’un cargo, le Cristobal, intervient quelques mois plus tard. Et tout le monde s’en fout.
– Pardon ? C’était bien la peine.
– C’est-à-dire que la traversée se fait le 3 août 1914, pour une ouverture formelle du canal le 15. Or le 3 août, c’est exactement le jour où l’attention est retenue par une autre actualité.
Bon, la bonne nouvelle, c’est que ça devrait être rapidement réglé. Quelques semaines, au plus.
Pour autant, le canal du Panama est enfin terminé et fonctionnel, et c’est quand même une sacrée nouvelle. C’est la concrétisation d’une idée qui a maintenant plus d’un siècle, et la fin d’un projet titanesque. La facture finale du projet américain s’élève à 500 millions de dollars, soit plus de 9 milliards actuels. Mais une fois encore, il faut insister sur le bilan humain. En dépit des réels progrès réalisés pour protéger la santé des ouvriers, le chantier de 1904-1914 compte encore 5 600 morts, ça fait plus d’un par jour. Au total, le bilan est proche de 30 000 morts pour ouvrir une voie de 75 km. Un mort tous les 2,5 mètres, ce qui conduit certains commentateurs à présenter l’isthme de Panama comme l’une des bandes de terre les plus mortelles au monde.
– Ca se défend.
– Pour autant, le canal change la face du monde. Le trafic maritime est foncièrement modifié, conformément à ce qui était attendu. En 1921, les Etats-Unis et la Colombie concluent un traité. Elle reconnaît le Panama comme Etat indépendant, en échange de quoi elle reçoit 25 millions de dollars et des droits spéciaux dans la zone du canal. Puis en 1939, la République du Panama devient un protectorat américain.
– C’est pour leur bien.
– Mais bien évidemment. Ce qui n’empêche pas les Panaméens d’être toujours un peu aigris de ne pas avoir la souveraineté sur le canal. Une revendication qui se fait d’autant plus forte après 1956.
– Pourquoi 1956 ?
– Parce qu’en 1956 les Etats-Unis trouvent tout à fait légitime que l’Egypte reprenne la souveraineté sur le canal de Suez géré jusque-là par la France et le Royaume-Uni. Mais pas le Panama.
« C’est pas pareil, ok ? »
En 1964, des manifestations pour demander le transfert du canal au Panama font des victimes parmi les civils panaméens et les soldats américains. Finalement, en 1977, un accord prévoit le transfert du contrôle effectif du canal au Panama pour le 31 décembre 1999, sous réserve qu’il en garantisse la neutralité. La protection du canal sera d’ailleurs l’un des arguments de l’intervention militaire américaine de 1989 pour renverser Manuel Noriega.
– Ah oui, quand ils l’ont fait craquer à coup de Van Halen.
– Exactement. Cela dit, le Panama a bien récupéré son canal fin 1999. Avant de lancer des travaux pour son élargissement en 2006.
– Son élargissement ?
– Eh oui. Parce que le canal de Panama constitue la référence pour la taille des porte-containers dans le monde.
– Comment ça ?
– Les écluses construites en 1904 font 320 mètres de long. La taille maximale des bateaux de transport est donc déterminée par leur capacité à pouvoir emprunter le canal.
– Parce que ça ne sert à rien de faire plus gros si le navire ne peut pas passer.
– Exactement. Ce qui conduit à l’apparition de la classe de navire dite Panamax, des mastodontes de très exactement 294 mètres de long, pour 32,3 mètres de large, 57,9 mètres de haut, et, très important aussi, 12,04 mètres de tirant d’eau (partie immergée de la coque). On peut mettre beaucoup de marchandises sur un truc pareil, mais avec le temps les armateurs trouvent que beaucoup ce n’est pas assez, et souhaitent un élargissement du canal. Entre 2006 et 2016, c’est donc en fait un deuxième canal qui est creusé, parallèle au premier, et qui permet le passage de navires encore plus gros. Ce sont les New Panamax : 366 mètres de long, 51,25 mètres de large, 58 mètres de haut, et 15,2 mètres de tirant d’eau.
Les armateurs aussi ont des complexes.
A la fin 2011, 1,015 million de navires avaient emprunté le canal. Après un pic à plus de 15 000 par an en 1970, la moyenne était de 14 000 au début des années 2000, pour plus de 200 millions de tonnes de cargaison. Depuis le chiffre a diminué, autour de 11 500 par an. Le péage du canal constitue une des principales sources de revenus du Panama. Et l’histoire pourrait ne pas s’arrêter là.
– Ils veulent encore l’agrandir ?
– Non, mais tu te souviens de l’idée d’un autre canal au Nicaragua ? Elle a été relancée. En juillet 2014, un projet chinois de ce type a été annoncé, approuvé par le gouvernement et le parlement local. Le chantier devait commencer dès 2014, et courir sur 5 ans. De toute évidence il a été reporté, mais ça ne veut pas dire que l’idée est abandonnée pour autant. Enfin, il faut mentionner le problème de l’eau.
– Comment ça, le canal risque d’être à sec ?
– Eh ben…oui. Le canal n’est pas vraiment un système clos. A chaque fois qu’un bateau le traverse, il relâche un peu d’eau dans les océans. En 1935, un deuxième barrage a été construit pour renforcer la capacité du lac Gatun et éviter un éventuel manque, mais aujourd’hui, entre l’ouverture des nouvelles écluses et le changement climatique, le canal pourrait se retrouver en situation de stress hydrique, comme on dit. Sachant que le lac Gatun est la principale source d’eau potable du pays.
– On n’a peut-être pas fini d’entendre parler du canal de Panama, quoi.
– Peut-être. Mais nous on va s’arrêter là.
One thought on “Panama drama”