« Paris vaut bien une messe ! »
[Message de service]
En raison d’un agenda saturé par un ouragan de boulot de force 9, pas de texte classique aujourd’hui mais une réédition d’un texte publié il y a deux ans sur Mediapart, cette fois en libre accès. Désolé, on rame de plus belle et on revient avec des nouveautés !]
Sommet de pragmatisme politique, sinon de cynisme, le mot prêté à Henri IV est étroitement lié à la légende du Béarnais au même titre que le panache blanc et la poule au pot. Mais on ne prête qu’aux riches : si personne ne pourra reprocher au Vert Galant – il n’a jamais prononcé une formule ciselée plus tard, bien après sa conversion au catholicisme.
Le 1er août 1589 vers huit heures du matin, Henri III commence sa journée en recevant un moine, Jacques Clément. Malheureusement pour le roi, Clément, partisan fidèle du duc de Guise, ne lui a pas pardonné le meurtre du Balafré, six mois plus tôt. Sortant un poignard de sous sa robe, le dominicain frappe Henri III et le blesse aux intestins. L’infection qui se déclare dans les heures qui suivent ne pardonne pas. Le 2 août, vers trois heures du matin, Henri III s’éteint.
Son décès précipite le royaume dans une situation relativement surréaliste. Depuis que son frère cadet François est mort en 1584, Henri III n’a pas d’héritier direct. Dernier des Valois, le roi assassiné a le temps sur son lit de mort de reconnaître son héritier légitime : son cousin et beau-frère Henri, dit le Béarnais. Un Bourbon, déjà roi de Navarre et… chef incontesté du pari protestant.
Compliqué dans une France qui se targue d’être la fille aînée de l’Église catholique.
Souverain d’un royaume déchiré
Pour le tout nouveau Henri IV, la situation est politiquement complexe. Depuis 1562, les guerres de religion n’ont pas cessé de déchirer le pays, partagé entre catholiques et huguenots. A 33 ans, le Béarnais est bien placé pour en témoigner : depuis son plus jeune âge, il s’est trouvé à plusieurs reprises aux premières loges d’une série de guerres civiles et religieuses où alternent crises aigues et accalmies plus ou moins tendues.
Né catholique, Henri a bien été baptisé en bonne et due forme, avant d’être élevé dans la foi protestante suite à la conversion de sa mère. Lors d’une trêve destinée à réconcilier tout ce beau monde, Henri est d’ailleurs revenu une première fois au catholicisme suite à son union avec la sœur du roi, Marguerite de Valois – la reine Margot.
Pour la réconciliation, on repassera : six jours après les noces, la Saint Barthélémy se solde par le massacre de 3 000 protestants parisiens au bas mot. Protégé par son statut de prince de sang, Henri s’en tire alors in extremis avant de fuir Paris quatre ans plus tard pour prendre la tête du parti protestant et se lancer dans une série de guerres qui l’oppose à la fois à… Henri III et aux plus acharnés des catholiques, les Ligueurs.
En reconnaissant Henri de Navarre comme son successeur, Henri III place la couronne sur la tête d’un homme qu’il a souvent combattu, non sans le conjurer de se convertir à nouveau à la foi catholique pour apaiser enfin un royaume déchiré.
Entre deux feux
De fait, Henri IV est écartelé[1] entre plusieurs choix. Se convertir, c’est abandonner son propre camp au risque de sérieusement s’affaiblir alors que la Ligue n’a pas la moindre intention de le reconnaître comme souverain légitime. Rester huguenot, c’est risquer de prolonger des années encore un conflit qui s’éternise depuis près de 40 ans déjà.
Dans les premiers temps de son règne, Henri IV aligne une série de succès contre la Ligue, succès qui renforcent sa position. Attentif à ne jamais souffler sur les braises, veillant à ce que jamais les catholiques ne soient menacés tandis qu’il progresse à la tête des troupes huguenotes, il parvient à réduire l’influence de la Ligue – sauf à Paris, capitale du royaume et siège du pouvoir.
Et là, rien à faire : la ville refuse de s’ouvrir au nouveau roi. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer, soit par les armes, avec le siège de 1590, soit par la ruse, lorsque Henri IV tente de refaire le coup du cheval de Troie en déguisant ses hommes en marchands de farine pour tenter de franchir les portes, en janvier 1591. Deux bides.
Reste une solution, la plus pragmatique : abjurer la foi protestante. Un bel exercice d’équilibriste : il s’agit à la fois d’être crédible, de faire accepter son choix aux hommes qui se battent à ses côtés depuis des années, et d’accorder certaines garanties aux protestants pour ne pas déclencher de nouveaux massacres. Mais pour Henri IV, le pari se tient : abjurer, c’est organiser la première étape de sa réconciliation avec un royaume majoritairement catholique.
D’où la fameuse formule qu’on lui prête : ce « Paris vaut bien une messe ! » presque négligent, devenu proverbial dès qu’il s’agit de consentir à un sacrifice bien léger au regard du bénéfice espéré.
Sur le plan des convictions pures, le roi ne fait pas un immense effort. Partisan de longue date d’une voie moyenne, il fait partie de deux qui pensent que chacun peut faire son salut quel que soit sa confession. Croyant sincère, il semble juger que la fracture de la Réforme est moins profonde que prévu et que les extrémistes des deux camps l’attisent pour des raisons politiques plus que par conviction.
Sur un plan plus politique, le Béarnais sait pertinemment que pour réussir, sa conversion doit aussi tenir d’une opération de communication politique réglée au plus près.
Une messe ou plutôt trois
Engagée sur des mois, savamment négociée, la conversion du roi est annoncée par l’archevêque de Bourges, le 17 mai 1593. Le 22 juillet, il assiste au service protestant pour la dernière fois. Deux jours plus tard, à Saint-Denis, le roi passe des heures à discuter des dogmes de la foi romaine avec quatre docteurs en théologie, discutant longtemps de l’existence du purgatoire – inexistant pour les protestants – ou de la nature symbolique ou non de l’Eucharistie.
Le 25 juillet, alors que ses troupes stationnent non loin de Paris, toujours fermée, Henri IV rejoint la basilique de Saint-Denis, richement décorée, au milieu d’une foule de grands personnages. A l’archevêque de Bourges, il déclare : « Je demande à être reçu au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine » et poursuit : « Je proteste et jure devant la face du Tout-Puissant de vivre et mourir en la religion catholique et romaine, de la protéger et défendre envers tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à icelle » avant d’assister à cette fameuse messe qui doit lui gagner Paris.
A Paris, justement, les Ligueurs s’étouffent et hurlent à l’imposture, multipliant les pamphlets comme celui-ci, anonyme : « Tu fais le catholique / Mais c’est pour nous piper / Et comme un hypocrite / Tâche à nous attraper / Puis, sous bonne mine / Nous mettre en ruine. » Mais le mouvement est lancé et se poursuit dans les années qui suivent.
Après l’abjuration vient le temps du sacre. Reims, tenu par la Ligue, n’est pas envisageable ? Qu’à cela ne tienne, Henri se rabat sur Chartres où la cérémonie se déroule le 27 février 1594. Dernière étape enfin de l’opération de légitimation : septembre 1595, lorsque le roi Henri IV obtient l’absolution pontificale.
Trois messes donc, et pas une seule. Mais d’où vient la fameuse phrase ?
Un mot de Sully ?
Aucune source contemporaine ne la mentionne, alors qu’on a peu d’événements aussi documentés que cette journée où tous les regards se sont portés sur le roi. Il est notamment frappant qu’aucun texte de ses ennemis de la Ligue ne l’évoque : si elle avait été prononcée, les Ligueurs se seraient sans doute fait une joie de l’exploiter pour remettre en question la sincérité de la conversion du roi.
L’expression n’émerge en réalité que bien plus tard, en 1622, trente ans après la conversion du roi, plus de douze après son assassinat. Elle apparaît dans un texte satirique et anonyme les Caquets de l’accouchée – autrement dit les commérages, les ragots. La formule y est un peu différente. Moins ramassée et moins percutante, certes, mais l’idée y est bel et bien, attribuée non au roi mais au duc de Rosny – autrement dit à Sully, fidèle ministre et conseiller du Vert Galant :
« Comme disoit un jour le duc de Rosny au feu roy Henry le Grand, que Dieu absolve, lors qu’il luy demandoit pourquoy il n’alloit pas à la messe aussi bien que lui : Sire, sire, la couronne vaut bien une messe ; aussi une espée de connestable donnée à un vieil routier de guerre merite bien de desguiser pour un temps sa conscience et de feindre d’estre grand catholique. »
Encore un mot trop beau pour être vrai et jamais prononcé, donc. Ce qui est d’autant plus curieux qu’Henri IV n’avait pas besoin d’aide pour décrire cette messe un peu particulière avec ses propres mots, d’une formule peut-être aussi frappante et d’autant plus attestée qu’elle est écrite de sa propre main, cette fois-ci. Dans une lettre du 23 juillet 1593 à sa maîtresse, Gabrielle d’Estrée, Henri IV écrit : « Je commence ce matin à parler aux évêques (…) Ce sera dimanche que je ferai le saut périlleux. »
Périlleux, c’est le moins qu’on puisse dire. Si sa conversion lui gagna Paris, elle agita le camp huguenot. Et si Henri IV avait pu espérer que d’autres suivraient son exemple, il fut déçu. Les conversions furent rares et les huguenots ne renoncèrent à rien, en commençant par une vieille exigence : la garantie d’une liberté de culte, obtenue le 2 mai 1598 par une série de textes célèbres. « Perpétuel et irrévocable », l’édit de Nantes garantissait aux protestants liberté de culte et égalité civile. Pour un temps : Louis XIV s’assiéra joyeusement sur le caractère irrévocable du texte de son grand-père en révoquant l’édit en 1685.
[1] Moins que Ravaillac vingt ans plus tard, ceci dit.