Photos interdites
– Hop hop hop, qu’est-ce que tu fais là ?
– Oh, ça va, je ne fais que passer.
– Y’a pas de je ne fais que passer. J’ai dit entrée interdite, dehors !
– Non mais attends, qu’est-ce que tu veux que…
– Je cuisine.
– Ce qui induit des risques de coupure et brûlure divers, certes, mais je garde mes distances.
– Ca représente surtout le risque que tu perces mes secrets. Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu, espèce de truand ? Tu viens là mine de rien pour découvrir mon ingrédient secret.
– Ton ingrédient secret ?
– Mais oui.
– Ecoute, je ne veux pas te vexer, mais le mystère est un peu éventé. Tu crois que je ne suis pas capable de reconnaître le bruit d’un tire-bouchon à 10 mètres ?
– Oh si, et même sans doute de beaucoup plus loin.
– Mais, qu’est-ce que ça apporte au goût ?
– Au goût ?
– Bon ben alors, où est le problème ?
– Le problème c’est que ça ne se fait pas. C’est de l’espionnage. Et on ne s’espionne pas entre amis.
– Mon pauvre, comme tu es naïf parfois.
– Quoi ? Quand même…pas entre potes. Entre époux je ne dis pas, mais pas avec les potes.
– Oh que si. Tu sais, parmi les entités susceptibles de pratiquer l’espionnage, le concept d’ami c’est une aimable plaisanterie. On a au mieux des alliés, une notion à la fois relative et jamais définitive.
– Tu vois le mal partout, c’est d’un cynisme.
– Parce que la conduite des affaires d’un Etat est notoirement dépourvue de toute forme de cynisme, c’est bien connu.
– Gnagnagna.
-Je suis convaincu par ton argument. Vois les choses du bon côté, ça…
– Fournit des prétextes pour des films ?
– Non. Enfin c’est possible, mais le vrai espionnage c’est quand même rarement spectaculaire.
– Tu as vraiment décidé de me gâcher ma journée.
Bon, allez, parce que c’est vous hein.
– Mais non. Y’a des exceptions qui sont a minima amusantes. Par exemple quand les Etats-Unis se font gauler en pleine séance photo dans le ciel de la Drôme.
– De la Drôme ? Celle de chez nous ?
– Je n’en connais pas d’autres, mais je ne prétends pas à l’exhaustivité.
– Mais comment ?
– Oh, ça nous renvoie à la grande affaire internationale de l’après-guerre : l’atome.
– Je voyais plus ça en Savoie.
– Je te comparerais bien à un produit charcutier mais tu vas te sentir obligé de me sortir une AOC. Bref, dès la fin de la Seconde Guerre, la France se dit qu’elle devrait se pencher sérieusement sur le truc qui a mis le Japon à genou en deux coups. Elle n’est certainement pas la seule, mais elle dispose de quelques atouts. Après tout, c’est à la recherche nationale que l’on doit la mise en évidence de la radioactivité et l’indentification des premiers éléments radioactifs connus.
– Becquerel, les Curie, tout ça.
– Exactement. D’ailleurs quand de Gaulle met en place le Commissariat à l’Energie Atomique pour développer et chapeauter la recherche sur ce sujet, il y place Frédéric Joliot-Curie, le gendre de Pierre et Marie, qui pour perpétuer la tradition familiale a obtenu le prix Nobel conjointement avec son épouse Irène.
« Alors les enfants, vous avez des projets ? C’est pas pour vous mettre la pression, mais quand est-ce que vous comptez nous faire un Nobel ? »
– Loin de moi l’idée de déprécier la recherche française, mais il va falloir plus qu’une carte de visite, même très bien remplie.
– Quelle médisance. Les équipes du CEA se mettent à la construction d’une pile atomique, c’est-à-dire un petit réacteur nucléaire, baptisée Zoé. Leurs efforts sont rapidement récompensés, puisque le 15 décembre 1948, Zoé diverge.
– Mais enfin, c’est quoi ce vocabulaire ?!
– C’est l’expression consacrée pour dire qu’elle fonctionne.
« Excellent, lancez un programme industriel ! »
C’est la première pile en activité dans un pays non anglo-saxon, enfin officiellement puisque les Soviétiques font des cachotteries, ce qui en fait un motif de fierté nationale et aussi un peu de surprise pour les Américains qui ne voyaient pas la chose arriver si vite.
– J’imagine qu’ils ne sont que moyennement ravis.
– Tu imagines bien. D’autant que la personnalité de Joliot-Curie les préoccupe.
– Pourquoi donc ?
– Il est membre du Parti communiste.
– Ah, oui. Déjà qu’ils commencent à s’inquiéter quand des acteurs sont peu rouges…
– Note que les convictions personnelles de Joliot-Curie ne sont pas populaires non plus au sein du gouvernement français. Non seulement il est communiste donc susceptible de sympathie pour Moscou, mais c’est également un pacifiste convaincu. Il est favorable au développement de l’atome, mais uniquement à des fins civiles. Une position qu’il promeut auprès de bon nombre de ses collègues. Les autorités n’apprécient pas.
– Le CEA ne travaille pas sur des applications civiles et énergétiques ?
– Bien sûr que si, c’est tout à fait sa vocation officielle et la doctrine de la République en matière nucléaire à l’époque. Une position d’autant plus facile à affirmer que la route vers la mise au point d’hypothétiques bombes est encore longue et compliquée. Mais bon, ce serait quand même pas mal d’en avoir, à terme. Donc si le CEA pouvait se pencher sur la question, discrètement…
– Ca va être difficile avec un haut-commissaire à l‘énergie atomique pacifiste.
– Exactement. Il est donc promptement foutu dehors après avoir été un des principaux signataires de l’appel de Stockholm le 19 mars 1950. C’est un manifeste pacifiste rédigé par le Conseil mondial de la Paix, d’inspiration communiste, qui demande l’interdiction absolue des armes atomiques. D’autant que Joliot-Curie en rajoute une couche un mois plus tard en déclarant que jamais des scientifiques communistes ne permettront que leurs recherches soient utilisées pour faire la guerre à l’URSS.
– Merci de passer à la compta Frédéric.
– C’est ça. En 1952, la France lance son premier plan quinquennal de l’énergie nucléaire.
– Uniquement à des fins civiles, bien entendu.
– Evidemment. De toute façon, on n’a pas trop le choix. Pour faire des bombes, il faut du plutonium, et la France n’en a pas plus que du pétrole. Le premier plan quinquennal prévoit la construction de deux, puis trois réacteurs. Qui produisent un peu d’électricité, de quoi envisager le développement d’une filière, mais aussi du plutonium.
– On va pouvoir faire péter des trucs.
– En effet, le gouvernement prend en 1954 la décision de mettre au pont une bombe A tricolore. Décision qui n’est officialisée qu’en 1958, et qui aboutit avec l’explosion de « Gerboise bleue », c’est vraiment le nom donnée à la bombe, dans le désert algérien en février 1960.
– Des années de recherches et d’efforts, et des investissements colossaux, pour faire péter un rongeur.
Oui, ça a l’air tout mignon comme ça, mais en chakobsa ça se dit Muad’Dib, alors hein.
La France est la 4e puissance nucléaire au monde.
– Youpi, j’imagine.
– Mauvais citoyen. Cela dit, pour incontestable qu’elle soit, cette réussite technologique commence néanmoins à sentir un peu le démodé.
– Pourquoi donc ?
– Ben en matière militaire, la bombe A c’est bien mais la bombe H c’est mieux. Or pour les bombes H comme pour les nouveaux modèles de réacteurs de production d’électricité qui sont imaginés et conçus pendant les années 50, il faut de l’uranium enrichi.
– Attends, rappelle-moi comment on fait une bombe H.
– Eh bien c’est très simple, tu prends…
[Passage expurgé à demande expresse du ministère de la Défense, de l’OTAN, de l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique, et de la Ligue de Justice]
…tu peux trouver la grande majorité de ces composants dans la supérette du coin.
– D’accord, c’est plus clair. Donc il faut enrichir de l’uranium. Et si j’ai bien suivi c’est pas le truc le plus simple qui soit.
– Non, quand on parle de centrifugeuses ce ne sont pas de simples paniers à salade ou des essoreuses survitaminées. La France invite ses partenaires européens l’Allemagne (fédérale, à l’époque) et l’Italie à envisager la construction d’usine commune d’enrichissement de l’uranium. Les Etats-Unis ne sont pas emballés, et propose plutôt un accord pour fournir aux Européens des réacteurs civils et l’uranium enrichi qui va dedans.
– Comme ça ils n’ont pas besoin de se doter de leur propre filière.
– C’est ça. Il y a donc un projet établi en 1958 entre les Etats-Unis et la toute nouvelle Communauté européenne de l’énergie atomique, dite Euratom. Mais la même année un certain Charles de Gaulle revient au pouvoir en France, et le moins qu’on puisse dire c’est que l’idée qu’un sujet aussi important en termes d’indépendance énergétique, technologique, et militaire relève de la coopération avec d’autres pays européens voire les Etats-Unis ne l’enchante guère. En fait il est totalement hostile, et veut que a France se dote toute seule de tout ce dont elle a besoin.
– Ca colle assez bien au personnage.
– Nous allons donc avoir une usine d’enrichissement de l’uranium, et elle sera construite à Pierrelatte. Le temps de tout préparer, le chantier est lancé en 1963.
On peut dire ce qu’on veut, la Paris Fashion Week c’était quand même autre chose à l’époque.
En fait, je parle d’une usine par commodité, mais en fait c’est un site de grande taille qui regroupe quatre usines distinctes pour traiter l’uranium à ses différents stades d’enrichissement. Elles sont construites et rentrent en activité progressivement. C’est ainsi qu’à l’été 1965 la moitié des unités tourne déjà, tandis que le reste est encore en construction. Et il est évident que ce site est un aimant à espions. On parle de technologies nucléaires de pointe pour fabriquer des réacteurs de production électrique ou les armes les plus puissantes qui soient. Les autorités françaises n’ont aucun doute que les Etats-Unis, entre autres, s’intéressent beaucoup à Pierrelatte. Mais elles n’ont jamais pu les prendre sur le fait. Ce qui nous amène au 17 juillet.
– Mouais, en général l’actu entre le 14 juillet et le 15 août… En plus le Tour de France était fini.
– C’est la période pendant laquelle la Drôme accueille de nombreux visiteurs. A 16h00, le capitaine Joseph Smith, de l’armée de l’air des Etats-Unis, décolle de la base de l’OTAN de Ramstein, en Allemagne.
Ramstein avec un seul m. Avec deux c’est un centre de recherche sur les explosifs.
Il doit effectuer un vol d’entraînement entre l’Allemagne et la Vallée du Rhône, et retour, à bord de son F-101 Voodoo. Une mission comme il y en a des centaines par jour. Le plan de vol a été communiqué aux autorités françaises en début d’après-midi, sans aucune demande d’autorisation particulière pour des prises de vue.
– Il vient faire un peu tourisme, quoi.
– A 17h45, le Voodoo est identifié sur les radars de Lyon, et il effectue alors une descente rapide, avant de disparaître des écrans. Un chasseur Vautour de la base de Nîmes est donc immédiatement dépêché pour voir ce qu’il se passe. Arrivé au-dessus de Pierrelatte, il repère un appareil non identifié, non signalé sur les radars, qui effectue manifestement des allers-retours à basse altitude (environ 700 mètres) au-dessus de l’usine d’enrichissement. Soit une zone interdite de vol. Dont les toits portent une signalisation bien visible pour signifier que les photos sont prohibées. En plus on dirait bien que le nez de l’appareil a été équipé pour des prises de vue.
« Ca va, j’ai cru que c’était une usine de nougats. »
Le Vautour se porte à ses côtés, ce qui provoque la « stupéfaction visible » de l’Américain. Les deux pilotes se font des saluts de la main.
Le Voodoo met les gaz vers le nord à plus de 1 000 km/h. Puis revient comme une fleur une minute plus tard, pensant sans doute avoir semé l’intercepteur. Qui se recolle à ses basques et relève ses identifiants, ce qui provoque le départ définitif du visiteur.
– Les Français ne sont définitivement pas accueillants.
– Ca doit être ça. Le pilote du Vautour a cependant transmis les numéros d’identification du visiteur à sa base. La défense aérienne française contacte le commandement de l’OTAN en Europe, qui précise que l’appareil US est stationné à Ramstein. L’Elysée donne l’ordre de récupérer les photos, et la consigne est transmise au commandant américain de la base. Ce dernier accepte et s’engage à remettre les pellicules dès l’atterrissage, sans les développer. Le commandement de Ramstein en réfère à celui des forces américaines à Wiesbaden, qui donne son accord et le confirme auprès des services français. Quand le capitaine Smith atterrit, un officier français est effectivement présent. Il se fait remettre les pellicules, qui correspondent à 175 clichés de grande qualité, ainsi qu’une attestation que les Américains n’en ont pas fait de tirage.
– C’est vrai ?
– C’est un gros mensonge.
– En attendant les Américains ont été pris les mains dans le pot de nougat.
– Oui, mais les autorités françaises jouent finement pour éviter d’être accusés de dégrader les relations avec les Etats-Unis. Le ministre des Affaires étrangères Maurice Couve de Murville ne convoque pas l’ambassadeur des Etats-Unis, qui est bien marri parce qu’il aurait apprécié une réception et quelques confiseries.
– Privé de chocolat, c’est une forme de sanction.
– Une forme terrible, oui. Pas de réaction officielle, donc, mais des fuites sont organisées auprès de la presse, dans les radios « périphériques », et auprès de l’AFP. Les autorités ne disent rien, mais les Américains se sentent obligés de répondre aux informations. Le commandement de l’Air Force en Europe publie un communiqué, pour expliquer que le Vooddo a dû se détourner pour éviter un orage, et n’a pas vraiment survolé Pierrelatte.
– On doit pouvoir retrouver un bulletin météo.
– On trouve, ce qui confirme qu’il n’y a eu aucun orage en vallée du Rhône ce jour-là.
– Le pilote a peut-être entendu des restes de pétards du 14 juillet.
-Les Américains expliquent aussi que l’installation de Pierrelatte est signalée comme interdite de survol sur les cartes aériennes de l’OTAN, mais pas celles de l’armée US.
– Oui, pis le gars a fait 4 passages pour être bien sûr que la signalisation disait survol interdit.
– Vaut mieux vérifier, tu comprends. Le 19 juillet, devant tout ça, le ministère des Affaires étrangères adresse une protestation verbale à l’ambassade. Le Département d’Etat plaide le malentendu et annonce l’ouverture d’une enquête. Elle conclut à une violation de l’espace aérien interdit « par inadvertance », et annonce que des mesures sont en place pour empêcher que cela se reproduise.
– Attends, j’ai une question : en 1965, les Etats-Unis avaient vraiment besoin d’un chasseur à basse altitude pour prendre des photos d’un site industriel ?
– Non et oui. En l’occurrence, il leur fallait des clichés précis pour vérifier certains détails des installations. Les photos prises en obliques par les avions de reconnaissance empruntant les voies aériennes classiques ne permettaient pas d’en disposer, pas plus que les satellites et U2. Ils se font donc prendre pour cette fois.
– Et il y a des conséquences ?
– Déjà, c’est un peu gênant diplomatiquement pour Washington. Les relations avec de Gaulle ne sont déjà pas super-simples. En plus les Soviétiques et les Chinois ne manquent pas d’en parler et de se moquer. Le président Johnson rédige une directive secrète pour interdire toute activité sur le sol français susceptible de de dégrader les relations avec la France. C’est cependant un peu tard, de Gaulle est évidemment un peu monté sur ses grands chevaux, et 9 mois plus tard, en mars 66, la France quitte le commandement intégré de l’OTAN. Evidemment, l’incident de Pierrelatte n’est pas la raison de cette décision, mais ça n’a certainement pas aidé.
– Ca n’était pas le moment.
– La construction de l’usine se termine en 1967. De Gaulle l’inaugure et reçoit à cette occasion comme cadeau un lingot d’uranium enrichi.
– Euh…c’est un cadeau ?
– Faut croire.
« Je sais, je vais l’offrir à Johnson. »
Et bien entendu, les Etats-Unis n’ont pas cessé pour autant de « suivre » le développement de l’arsenal nucléaire français.
– Mais ils n’ont pas eu le nougat. Vive la France !
5 réflexions sur « Photos interdites »
Bonjour,
Vous êtes sûr que le Vautour venait de Nîmes ?
Nîmes-Garons était une base de l’Aéronautique Navale, et les rameurs n’avaient pas de Vautour.
Je verrais bien Orange comme origine.
Merci pour l’histoire !
Merci.
C’est ce qu’on a trouvé, mais on n’y était pas.
Et désolé pour l’erreur de manip’, la publication était prévue demain matin. C’est un secret pour l’instant.
bonjour,
vous trouverez sous ce lien cette histoire raconté par le pilote :
http://aviateurs.e-monsite.com/pages/1946-et-annees-suivantes/voodoo.html
ils sont bien parti de Nimes
Hébin j’ai écrit une ânerie.
Mes excuses à l’auteur, et merci à Jean-François.
Huh ? Vous êtes surs pour l’uranium enrichi dans une bombe H ? Pour une bombe A de type Hiroshima, oui, mais ce modèle n’est pas utilisable comme « allumette » de bombe H. Et ensuite c’est de l’uranium appauvri qui sert de « combustible » complémentaire.
Selon Nicolas Chevassus-au-Louis, les premiers essais de fission en réacteur allemand datent de 1942, et le premier accident aussi… Nouveaux essais plus performants vers 1944, et un autre accident aussi.
Je me rappelle d’une vieille BD de « Tanguy et Laverdure », ce semble être le N°3, « Danger dans le ciel », 1961, où nos héros pourchassent déjà un avion espion venu photographier un prototype secret d’avion français VTOL après avoir distrait les patrouilles locales à l’aide d’un drone… Il y avait de l’idée !