Retour de flammes

Retour de flammes

– Non.

– Quoi, non ?

– Ben non. Bis repetita placent je veux bien, mais juré, on a tout dit de Jeanne d’Arc.

– Alors…

– Tu y as littéralement consacré trois épisodes.

– Oui mais…

– Mais rien du tout. C’est un bon filon d’accord, mais il faut arrêter de vouloir remettre Jeanne sur le tapis toutes les trois minutes. Enfin si je peux me permettre.

– Je te jure qu’on peut ranimer la flamme.

– Ah très bien j’ai compris. Tu t’es dit « HEY j’avais oublié un calembour lamentable ! » et tu fais tout pouvoir le replacer, c’est ça ?

– Alors déjà, oui, mais j’avais surtout envie de te parler du retour de Jeanne.

– Du pardon ?

– Du retour de Jeanne en 1436, cinq ans après la flambée de Rouen.

– Oh pas ça Jean-Christophe, pas ça pas ça, pas ça, non pas ça, pas aujourd’hui, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait. Tu ne vas pas nous faire le coup de la survie miraculeuse de Jeanne d’Arc comme un vulgaire Frank Ferrand ?

– Ben non. Mais je vais te parler du retour de Jeanne quand même.

– Laisse-moi le temps de m’asseoir, je suis déjà épuisé.

– Je vais commencer par le rappel des épisodes précédents, alors. Le 30 mai 1431 à Rouen vers neuf heures, Jeanne d’Arc est conduite au bûcher, vêtue d’une tunique de toile enduite de soufre, coiffée d’une mitre qui dresse la liste de ses crimes. Le panneau de bois posé au pied du gros tas de bois reprend le résumé du jugement : « Jehanne qui s’est fait nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse, devineresse, superstitieuse, blasphémeresse de Dieu, mécréante de la foy de Jésus Christ, idolâtre, cruelle, invocatrice du diable, apostate, schismatique et hérétique ».

– Tu mets ça au masculin et c’est exactement ce que j’entends quand je pique la dernière bière du frigo.  

– Faut pas toucher aux Chimay. La suite est un bel exemple de dégradation visible d’un corps par réaction chimique exothermique d’oxydo-réduction.

– Elle crame, quoi.

-Voilà. Trois fois, même, histoire d’être bien sûr et de pouvoir disperser les derniers débris de sa dépouille à la Seine. Hors de question qu’on puisse fouiller au pied du bûcher pour y trouver un fragment d’os qui aurait toutes les chances d’être élevé au rang de relique. Même morte, Jeanne et surtout ce qu’elle symbolise continue de flanquer les foies aux rosbeefs.

– … C’est une drôle d’expression, ça, foutre les foies aux rosb…

– Tu ne peux pas dire que ce n’est pas bon si tu n’y a pas goûté. Et maintenant, avance rapide jusqu’en 1436, soit cinq ans plus tard, et presque au jour près, d’ailleurs. D’Orléans, on passe à Metz – la Grange aux Hormes exactement. D’après la Chronique du doyen de la collégiale de Saint-Thibault, une femme débarque dans le secteur le 20 mai 1436 et se présente comme « la Pucelle Jeanne qui avait été en France ». L’homme d’église ajoute qu’elle « se fait appeler Claude » et qu’elle affirme avoir échappé au bûcher de Rouen.

– Mais enfin.

– Attends, le plus beau est à venir. On est à bien 25 lieues du village natal de Jeanne, Domrémy, mais la rumeur se répand rapidement et deux des frangins de la Bonne Lorraine rappliquent ventre à terre à Metz.

– Et ils la déboîtent.

– Pas du tout. Ils confirment qu’il s’agit bien de leur sœur.

– Hein ?

– Le lendemain, c’est au tour de la haute société messine d’identifier Jeanne/Claude comme la Pucelle, à qui on fait un excellent accueil. Un chevalier du coin Nicole Louvel, qui était présent avec Jeanne d’Arc au sacre de Charles VII à Reims en 1429, lui offre un cheval et des jambières. Un autre lui fait don d’une épée. Des habitants font la queue devant la demeure où elle loge pour y laisser des présents, etc.

– Mais je qu ?

– Oh ce n’est pas fini. On retrouve Jeanne quelques mois plus tard au Luxembourg, cette fois – et mariée.

– Pardon ?

– Parfaitement, unie dans les règles de l’art à un certain Robert des Armoises, un chevalier désargenté déjà âgé de 50 ans, qui a rejoint le duché pour échapper au procès en félonie que lui intente son suzerain René d’Anjou. Jeanne d’Arc devient Jeanne des Armoises.

– Il n’aurait pas un peu abusé du vin de messe, non, ton curé de la collégiale, là ?

– Si la chronique messine était un cas isolé, ça serait une hypothèse comme une autre. Mais une deuxième source contemporaine atteste donne du corps à cette histoire du retour de Jeanne. Huit ans après sa mort elle revient à Orléans, lieu emblématique entre tous. C’est cette cité qu’elle et les troupes du Dauphin ont sauvé dix ans plus tôt de la menace anglaise en la libérant du siège anglais.

– MAIS ENFIN.

– Et tout ça est parfaitement établi dans les livres de compte de la ville d’Orléans. À l’été 1439, les échevins d’Orléans ont bel et bien cru reconnaître celle qu’ils considèrent comme leur sauveuse. Et ils n’ont pas oublié, d’ailleurs. Outre une somme non négligeable de 210 livres tournois, soit l’équivalent de trois ans de salaire d’un bon artisan, la bonne ville d’Orléans offre à Jeanne des Armoise un grand nombre de tonneaux de vin « pour le bien qu’elle avait fait à la ville pendant le siège ».

– Elle picole, Jeanne ?

– Impossible de savoir, parce que la série de fêtes et de banquets s’interrompt brutalement le 1er août lorsque Jeanne « se partit plutôt que ledit vin fut venu ».

– Tiens donc.

– Oui, tu sens venir le truc ?

– Ben une arnaqueuse ?

– Évidemment. Aucun médiéviste sérieux n’accorde le moindre crédit à l’idée que la Pucelle ait réellement pu échapper au bûcher. Sauf à verser dans les théories les plus farfelues, on voit d’ailleurs mal comment la prisonnière la plus surveillée de son temps aurait pu échapper à ses geôliers. Mieux : les Anglais voulaient la tête de Jeanne et tenaient à ce qu’il n’y ait aucun doute au sujet de sa mort, au point de s’assurer que le public qui se pressait le jour de son exécution puisse en témoigner : présent sur place, le curé d’Heudicourt Jean Riquier rapporta que « les Anglais, redoutant qu’on ne fît courir le bruit qu’elle s’était échappée, ordonnèrent au bourreau d’écarter un peu les flammes pour que les assistants la pussent voir morte. »

– Mais c’est qui, cette Jeanne ? Et pourquoi tout le monde la reconnaît ?

– Déjà, les fausses Jeanne, c’est comme les trains.

– Quoi ? On ne capte pas le Wi-Fi ?

– Mais non, andouille : une Jeanne peut en cacher une autre. Celle des Armoises est loin d’être la seule arnaqueuse à tenter le coup. Dans les quinze ans qui ont suivi sa mort, trois autres femmes au moins ont tenté de se faire passer pour elle en tablant sur une vague ressemblance, sur la naïveté de leurs contemporains, ou plus simplement sur la manière dont l’information circule à la fin du Moyen Age. Comme dit Colette Beaune dans Jeanne d’Arc : vérités et légendes, (2008) : « Là où nous sommes inscrits sur un registre d’état civil, là où nous sommes pourvus de papiers, de photos, d’empreintes digitales, le Moyen Age recourt tout simplement au témoignage ». Et puis on change vite, au Moyen Age. Il suffit de quelques années pour que le souvenir devienne flou et que la substitution soit possible. Une candidate à l’usurpation n’a pas besoin de plus qu’une vague ressemblance pour duper ses contemporains.

– Enfin ses frères, quand même !

– Même chose. En 1436, ça fait des années qu’ils ne l’ont pas vue. Et puis surtout, Jeanne de Armoises avait manifestement un certain talent pour l’arnaque. Le fait de passer par Metz avant de se risquer à Orléans, c’est peut-être une manière de « tester » son personnage.

– Mais enfin comment on peut avaler ça ? Elle est quand même censée s’être échappée d’une des prisons les mieux gardées du pays avant une exécution qui est celle du siècle pour les Anglais. Elle explique ça comment ?

– Aucune idée. J’imagine qu’elle avait une explication toute prête, romanesque ou miraculeuse – n’oublie pas que Jeanne s’est placée tout au cours de son épopée sous la protection du « Roi du Ciel ». Quand Dieu lui-même est de ton côté…

– Mais il n’y avait pas des sceptiques ?

– Si, probablement. Son départ précipité d’Orléans en témoigne, comme le fait que la ville qui l’accueille à bras ouverts continue dans le même temps de… célébrer des services funèbres à la mémoire de Jeanne d’Arc.

– Ah oui. Tu sens comme un débat.

– Ce qui explique aussi qu’elle se barre en catastrophe, c’est qu’elle a probablement appris l’arrivée imminente de Charles VII. Et là, ce n’est pas la même mayonnaise. Entuber des notables locaux, passe encore. Tromper le roi en personne, ça commence à être un poil plus risqué.

– Il s’est penché sur cette histoire, Charles VII ?

– C’est possible. Il existe même un document qui semble établir que c’est grâce à lui que l’imposture aurait éclaté au grand jour. A en croire les souvenirs du seigneur de Boissy, garde du corps du roi, une entrevue aurait eu lieu entre la fausse Jeanne et le souverain. Pour vérifier l’identité de la Lorraine, celui-ci aurait alors piégé la dame des Armoises en l’accueillant d’un mot habile : « pucelle ma mie, soyez la très bien revenue, au nom du secret qui est entre vous et nous. »

– Bien joué.

– Oui. Évidemment incapable de saisir à quelle confidence Charles VII fait allusion, la fausse Pucelle se serait alors jetée aux pieds du roi pour avouer la supercherie.

– C’est beau.

– Un peu trop peut-être. L’anecdote est a minima douteuse : elle provient d’un texte écrit bien des années plus tard, au début du 16e siècle par l’humaniste lyonnais Pierre Sala qui affirme avoir appris l’histoire de la bouche même du seigneur de Boissy, en 1480. Trop flou et trop indirect pour être établi.

– Et Pouf, Jeanne disparaît ?

– Oh non. On la retrouve encore dans les archives judiciaires.

– Qu’est-ce qu’elle a encore fait ?

– La java, pour commencer. En juin 1436, quelque part entre sa réapparition et son mariage, Jeanne/Claude a fait un tour du côté de Cologne où elle n’a pas tardé pas à faire parler d’elle. Toujours habillée en homme, elle picole et danse jusqu’à pas d’heure dans les auberges en compagnie des soldats. Elle se risque même à tenter quelques tours de magie qui ne tardent pas à attirer l’attention de l’inquisiteur local, Henri de Kalteisen, qui décide de la poursuivre pour hérésie. Déjà, l’affaire se solde par un départ précipité de l’aventurière.

– C’est une manie.

– Et ça va passer encore plus près. En 1440, l’auteur anonyme du célèbre « Journal d’un Bourgeois de Paris » évoque le fait que circulent dans le royaume « de très grandes nouvelles la Pucelle qui fut arse [brûlée] à Rouen pour ses démérites ». Le chroniqueur ajoute : « quand elle fut près de Paris, la grande erreur commença de croire fortement que c’estoit la Pucelle ».

– Donc pour lui, c’est clairement une arnaqueuse.

– Manifestement. Cette fois, Jeanne des Armoises a visé un peu trop haut : le Parlement de Paris ouvre une enquête contre elle et la condamne au pilori en septembre 1440. On l’attache et on la livre à l’opprobre de la foule dans la grande cour du Palais du Parlement, sur l’île de la Cité.

– Elle a dû passer un sale moment.

– Elle s’en tire franchement bien au vu de son parcours. A en croire ce qu’elle a déclaré à ses juges, Claude des Armoises venait de Rome quand elle a débarqué à Metz. Elle s’y était rendue en 1433 pour y faire pénitence auprès du pape, après avoir frappé sa mère. Elle se serait alors engagée en tant que mercenaire auprès du pape Eugène IV.

– Pardon ?

– Si si, c’est crédible. Il existait bien quelques rares femmes de guerre en Italie. Le cas de la napolitaine Maria de Pozzuoli en est un exemple célèbre.

– Et ensuite ?

– Mystère. Après cette « amende honorable » qui tient de l’humiliation publique, la dame des Armoises disparaît à nouveau, pour de bon cette fois – le Bourgeois de Paris conclut d’un lapidaire « elle retourna encore à la guerre et s’en alla », sans qu’on sache si on la bannit ou si elle quitte Paris de son plein gré. Dans les années suivantes, on retrouve bien la trace de deux autres femmes qui tentent de se faire passer pour la Bonne Lorraine, dont une certaine « Jeanne de Sermaises », emprisonnée à Saumur en 1456 et, accusée de se faire appeler Jeanne la Pucelle.

– Ce ne serait pas la même, des fois ?

– Impossible de trancher dans un sens ou dans l’autre. En revanche, une chose est certaine : 1456, c’est l’année du deuxième procès de Jeanne.

– Alors je ne veux gâcher le plaisir de personne, mais elle est déjà morte une fois, en fait.

– C’est le procès en réhabilitation, celui-ci. Il se tient à nouveau à Rouen, 25 ans après la condamnation de 1431. Beaucoup de ses proches sont morts, mais des centaines de compagnons d’arme de Jeanne sont encore là pour défiler à la barre, sans compter plusieurs témoins directs de son exécution. Le 17 juillet 1456, le procès de 1431 est déclaré nul et non avenu, « entaché de vol, calomnie et iniquité ». Jeanne est innocente.

– Et du coup…

– Et du coup, il devient presque impossible de soutenir qu’elle a survécu au bûcher. Après cette date d’ailleurs, aucune fausse Jeanne d’Arc ne sera plus signalée.

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