Plan à Troie

Plan à Troie

– Franchement, j’ai trouvé ça pas mal, The Dig.

– Le film sur les fouilles de Sutton Hoo ?

« A mon avis, ce sont soit les restes d’un bateau, soit d’une endive géante »

– Celui-là même, avec Carey Mulligan. Et Ralph Fiennes, lancé sur les traces de mystérieux artefacts disparus depuis longtemps.

– Ses cheveux ?

– HEY.

– Oh pardon. Sujet sensible.

–  Ce n’est pas parce que certaines personnes ont eu de la chance au tirage génético-capillaire que ça les autorise à se moquer de leurs camarades moins bien lotis, tu sais. Et puis y a des chauves très beaux. Regarde Sean Connery.

– En dehors du fait qu’il est aussi très décédé, c’est vrai que ça vous fait un point commun.

– Merci.

– Unique.

Alors que non, en plus, on a aussi un goût partagé pour les costumes originaux.

– On peut y aller, oui ? La bonne nouvelle avec The Dig, c’est que le film casse un brin la mythologie de l’archéologie façon Indiana Jones, dont la série de trois films* se déroule sensiblement à la même époque que la découverte du bateau-tombe de Sutton Hoo.

– Pas de fouet, c’est ça ?

– Non, c’est rarement utilisé au cours de fouilles.

– C’est dommage, ça pourrait être un accessoire intéressant s’il s’agit d’observer des fouilles dans des côteaux.

– … Tu vas être insupportable tout le long, c’est ça ?

– Non, promis. Plus de contrepet.

– Bon. En 1938, quand Basil Brown commence à dégager les trois premiers tumulus du site de Sutton Hoo, dan le Suffolk, l’archéologie a déjà fait de sacrés progrès et le film monte relativement bien la manière dont tu mènes ce genre de recherches à l’époque. Et crois-moi, on vient de loin, comparé aux temps héroïques de l’archéologie dans sa période YODO.

– YODO ?

– You Only Dig Once.

– Oh. Un exemple ?

– Le nom de Schliemann t’évoque quelque chose ?

– Oh oui.

– Sans blague ?

– Absolument : c’est allemand.

– … merci Sam. Heinrich Schliemann, pour être exact.

« Appelez-moi Heinie »

Papier, bitte.

– Heinrich Schliemann, né en 1822 au nord de la future Allemagne, sur les bords de la Baltique, dans le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin. Un gosse de pasteur qui baigne dans la culture classique et contemporaine**, mais pas franchement dans l’opulence : à 14 ans, il doit lâcher ses études pour vendre des harengs dans l’épicerie du coin pour contribuer aux dépenses de la famille, ce qui lui va moyennement. Il a d’autres rêves et des ambitions nettement plus élevées, le jeune Heinrich. En 1841, un bête accident de travail le décide à changer de vie.

– C’est piégeux, le hareng.

– Je n’ai pas les détails, mais ça décide en tout cas le jeune Heinrich à partir chercher fortune loin de sa terre natale. Le voilà sur un bateau, direction le Venezuela. Qui coule.

– Le Venezuela ? Ecoute ça m’étonnerait, c’est un pays entier, quand même.

– LE BATEAU PATATE. Heinrich sort indemne du naufrage, mais ça calme un peu ses ardeurs et il décide de rester en Europe, à Amsterdam. Où il se trouve une place de comptable chez un négociant hollandais, qui décide un beau matin de l’envoyer à Saint-Pétersbourg. Schliemann ne parle pas un mot de russe mais qu’à cela ne tienne : il apprend la langue en huit semaines en prenant des cours auprès d’un vieil immigré un peu poivrot, croisé à Amsterdam. Et tant qu’il y est, il apprend aussi l’anglais.

– Il est doué.

– Très. Avec des méthodes pas franchement orthodoxes quand même. Il applique une méthode bien à lui, qu’il va reproduire à plusieurs reprises dès qu’il aura envie d’apprendre les rudiments d’une nouvelle langue : il se procure une œuvre majeure écrite dans la langue qui l’intéresse et l’apprend par cœur. Ivanhoé de Walter Scott, en l’occurrence.

– Et qu’est-ce qu’il va foutre à Moscou ?

– Rien, puisqu’il s’installe à Saint-Pétersbourg, ce qui est plutôt une bonne idée puisqu’il s’y fait des nouilles encore.

– … Des ?

– Des couilles en or, pardon. Heinrich mène une vie qui tient du roman : il négocie des cargaisons d’indigo et de salpêtre à des tarifs scandaleux, court le monde, épouse un peu trop vite une Russe qui se révèle un peu trop vénale à son goût et devient citoyen américain par hasard.

– Hein ?

– Il se rendait régulièrement en en Californie au moment de la Ruée vers l’or, dans les années 1849-52. Et comme il y est en voyage le 1er septembre 1850, date à laquelle l’Etat rejoint l’Union, boum : le voilà binational. Il en profite pour divorcer vite fait bien fait dans l’Indiana et continue de négocier des trucs et des machins, histoire de devenir un peu plus richissime jour après jour. Des armes, notamment : la guerre de Crimée, pour Schliemann, c’est le jackpot : l’indigo est indispensable aux uniformes russes… Mais il a son petit violon d’Ingres, le négociant. Un vieux rêve.

– Lequel ?

– Schliemann est un autodidacte ou presque, passionné par l’Antiquité au point d’apprendre à ses heures perdues le latin et le grec ancien, sans compter le moderne. Il dévore tout ce qui se lit et se publie sur les découvertes qui se multiplient au milieu du 19e siècle, au moment où l’archéologie commence à se structurer en tant que science à part entière. Schliemann se prend littéralement de passion pour les civilisations anciennes. Dans les années 1850 et 1860, il visite l’Egypte, le Japon, l’Inde et la Chine. En Europe, il passe des semaines en Italie. Il connaît Rome comme sa poche et tombe amoureux de Pompéi, déjà un incontournable à l’époque : toutes les CSP+ de l’époque adorent méditer sur la vanité des choses humaines en se baladant au milieu des ruines de la cité, avant d’aller se faire peur devant les corps pétrifiés des victimes de l’éruption. La visite le bouleverse et fait revenir à la surface de vieux souvenirs d’enfance : les récits de son père, qui lui racontait les grands mythes grecs. Un en particulier : la chute de Troie, tombée pour la beauté d’Hélène.

– Il lit Homère, j’imagine.

– Evidemment, et en VO – ce qui est tout sauf une partie de plaisir, et je sais de quoi je parle pour avoir pas mal sué dessus au lycée, Τὰ ζῷα τρέχει et tout cette sorte de choses. Et il décide surtout de se lancer à corps perdu dans une des grandes controverses de son époque.

– La beauté d’Hélène ?

C’est ELLE. On ne ne négocie même pas.

– Non. La Geschichtlichkeit de Troie.

– Kékégné ?

– Disons l’historicité, la réalité derrière le mythe. Au milieu des années 1860, le monde se divise en deux catégories, Sam. D’un côté, ceux qui pensent que la Troie est au même titre que l’Atlantide un mythe pur, sans aucune réalité historique derrière – une métaphore géniale, un beau rêve épique imaginé par Homère de A à Z, ou plutôt d’Alpha à Oméga. De l’autre, ceux qui estiment qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que l’Iliade renvoie à des événements authentiques et à une cité bien réelle.

– Laisse-moi deviner : Schliemann pense pour la deuxième option.

– Il en est intimement convaincu, au point que ça vire à l’obsession. Ça le dévore presque entièrement – je dis presque parce qu’il a aussi d’autres occupations moins idéalistes. En 1869, Schliemann épouse la fille d’un commerçant athénien, Sofia Engastromenou. Il a 47 ans et elle en a 17, et question romantisme, on est au top : il la choisit sur photo après avoir demandé à l’archevêque de Mantinée de lui trouver une épouse…

– Claaaaaaasse.

– Très, mais pour ce qu’on en sait, leur union sera heureuse – comme quoi… Le couple partage en tout cas une même passion pour l’antiquité, et une même connaissance des textes anciens – celle sur laquelle Schliemann s’appuie pour se lancer dans ce qu’il estime être sa grande œuvre : localiser « Ilion aux larges rues », « la vaste Troie aux beaux remparts ».

– Pas difficile.

– Hein ?

– C’est dans l’Aube, tout le monde sait ça.

– Restes-en aux contrepets, d’accord ? Pour localiser Troie, Schliemann part du texte d’Homère.

– Attends, ça date de quand l’Iliade ?

– Du milieu du 8e siècle avant notre ère, pourquoi ?

– Le paysage a peut-être un peu changé, non ?

– Pour être tout à fait honnête et contrairement à un mythe tenace, Schliemann ne part absolument pas de zéro en 1870, date à laquelle il se lance. Les recherches menées au cours des dernières décennies ont déjà conduit les philologues et les archéologues à repérer deux sites qui ont l’avantage de correspondre aux récits homériques : Burnabashi et Hissarlik, dans les Dardanelles – sur les rives de l’anciennes Anatolie. Schliemann va certes suivre son intuition, mais le terrain avait tout de même été sacrément déblayé, notamment grâce à Frank Calvert, un archéologue amateur anglais dont la famille possédait une partie des terres d’Hissarlik, et qui a déjà dégagé sur le site des structures maçonnées enfouies, en 1865. Mais Schliemann a un truc en plus, en 1870.

– Quoi ?

– Des réseaux et du pognon. A 48 ans, c’est une figure du commerce international, mais aussi du petit monde de la diplomatie et du mécénat culturels. Il a déjà derrière lui un paquet de projets, tous financés sur ses seuls fonds, et un carnet d’adresse assez monumental, de Bismarck au roi Georges Ier de Grèce en passant par la reine Sophie des Pays-Bas ou par Victoria, en Grande-Bretagne. Sans ce côté mondain et sans ces contacts à très haut niveau, il pouvait se l’arrondir pour réunir les permis et les autorisations nécessaires. Quitte à corrompre joyeusement une administration turque qui n’est pas franchement réputée pour son intégrité à l’époque.

– Et donc il creuse.

– C’est même rien de le dire. Il transforme la zone en gruyère à grands coups de pelleteuse – la première tranchée fait 40 m de large pour 48 m de long et il lui faut 150 ouvriers pour déblayer 250 000 mètres cubes de caillasses – il faut construire une voie ferrée pour les évacuer, pour te donner une idée. Dans les mois qui suivent, il fait littéralement éventrer la colline d’ouest en est par des paysans qui bossent douze heures par jour sous un soleil de plomb  avec en tout et pour tout des pioches, des pelles, des paniers et quelques brouettes. Il a rameuté la presse, fascinée comme le public, par cet Allemand qui fouille à la hussarde en se moquant comme de sa première pelle mécanique de tout ce qui met en travers de son chemin. Les sarcasmes des spécialistes qui le traitent de bousilleur ? Rien à carrer. Les lois, les règles en vigueur, les principes de base de la méthode archéologique ? Des clous. La stratigraphie ? Zobi.

– Et ça marche ?

– Ah ben tu m’étonnes. Ça, pour trouver Troie, il a trouvé Troie – enfin disons qu’il passe même carrément à travers plusieurs couches et qu’il en trouve techniquement plusieurs -aux dernières nouvelles, on en compte neuf superposées, dont aucune ne correspond à coup sûr à la cité de Priam***. Mais ça, Schliemann s’en cogne en 1870, d’autant qu’en 1871, bingo : il découvre un trésor de 9 000 objets d’or et comme il est allemand, donc romantique, il décide bien entendu dans la seconde qu’il s’agit du « trésor de Priam » et des bijoux d’Hélène.

– N’empêche qu’il a dû prendre un de ces kifs…

– Sa femme Sofia aussi. Une célèbre photo d’elle la montre portant une partie des bijoux retrouvés.

D’accord. Mais Diane Kruger quand même.

– Wow.

– Comme tu dis. Mais là, ça tourne au vinaigre.

– Pourquoi ?

– Disons que dès que tu fais une découverte de cette envergure, tout le monde commence à relire les petites lignes des contrats. Le gouvernement turc n’a pas la moindre intention de laisser Schliemann repartir vers l’Europe avec le produit de ses fouilles.

– Qu’il rangé dans de larges caisses ?

– On a dit quoi, Sam ?

– Pardon.

–  Il fait alors sortir discrètement de Turquie les bijoux découverts, la légende voulant que sa femme en ait dissimulé une partie dans les replis de son châle. Rapidement, en 1874, Schliemann se retrouve coincé dans un bordel sans nom, avec un gouvernement turc qui l’accuse de vol de biens nationaux, de mensonge, et de falsification. Il n’échappe au procès qu’en faisant jouer ses relations et en acceptant de régler une forte amende – forte même pour lui.

– Bon, en même temps, ça reste de fait un vol.

– Oh oui. Et Schliemann se prend assez vite une deuxième couche, scientifique celle-ci.

– Ah ?

– Le romantisme et les déclarations médiatiques à l’emporte-pièce, c’est bien beau mais à un moment, les gens dont c’est le métier commencent à se faire entendre. Schliemann est à juste titre accusé de s’être complètement planté dans la datation des objets retrouvés, ce qu’il aura d’ailleurs l’honnêteté de reconnaître en amorçant quelques années plus tard un virage à 180°. Au début des années 1880, il recrute des archéologues de métier, plus compétents que lui pour mener d’autres chantiers de fouille.

– Ah mais parce qu’on l’a laissé toucher à nouveau une pelle ?

– Oh oui. Cramé en Turquie, Schliemann s’est rabattu sur la Grèce où il aura le mérite de dégager les ruines de Mycènes avec un peu plus de finesse qu’à Hissarlik, mais sans pouvoir s’empêcher d’associer tout ce qu’il trouve à Achille ou à Agamemnon, à commencer par les fameux masques d’or, qui ne sont absolument pas contemporains des récits homériques – ils sont plus anciens de trois ou quatre bons siècles.

– Tu chipotes.

– Et je taquine, parce que l’enthousiasme et la passion de Schliemann ont servi l’archéologie, même s’ils l’ont servi à la hussarde. Ses travaux ont certes bousillé irrémédiablement certaines couches perdues à jamais, mais le bilan de Schliemann reste honnêtement impressionnant. Et oui, il était largement motivé par un ego qui ne passait de toute évidence pas facilement les portes. Il n’est pas très sympathique, très sincèrement, et ça reste un trafiquant avec des méthodes de gougnafier persuadé que tout s’achète. Mais il a eu le mérite de faire avancer l’archéologie troyenne et mycénienne à pas de géants, quitte à écraser un peu les platebandes.

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* Oui, on sait. Laissez-nous tranquilles.

** Pour vous donner une idée, la mère de Heinrich est une des premières à s’être lancée dans une analyse critique du Frankenstein de Mary Shelley.

*** La couche la plus cohérente correspond à Troie VIIa, un site dont les murailles ont gardé les traces d’un large incendie à l’intérieur des murs.

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