Quand Harry rencontre… Cthulhu ?!
– Ha, je ne t’attendais pas si tôt. Tu as manifestement pu t’échapper de cette réunion avant l’heure.
– Non mais qu’est-ce que tu crois, il en faut plus pour me retenir.
– Tu es le Houdini du groupe de travail.
– Si seulement. Ce brave Harry, c’est une belle référence.
– Euh… alors en fait je connais vaguement le nom, et je sais qu’il était connu pour s’échapper de…situations dont on n’est pas supposé s’échapper (diners de famille, train pendant les vacances scolaires, kermesses d’école, déclaration de revenus, etc.).
– Effectivement. Mais beaucoup plus que ça, en fait.
– Et tu vas me dire que ça vaut la peine de le présenter ?
– Absolument.
– Bien, alors parle-moi d’Harry.
– J’imagine que tu veux dire Ehrich ?
– Ben non, Harry Houdini.
– Précisément. A savoir Ehrich Weisz, né en 1874 à Budapest. Sa famille émigre aux Etats-Unis en 1878, donc quand il a quatre ans, mais à partir de 1909 il a prétendu être né dans le Wisconsin, pour faire plus local.
– Ok, c’est de bonne guerre, il lui faut un nom de scène.
– C’est ça. Le jeune Ehrich exerce plusieurs petits boulots, notamment en tant que messager, vendeur de cravates, ou apprenti serrurier.
– Ha ha, ça pourra être utile.
– En effet. En parallèle, il commence à tâter des arts circassiens.
– Hein ?
– Du cirque. A 9 ans, il se met au trapèze, puis devient magicien de foire. Il exerce d’ailleurs avec son frangin Théodore. A même pas 20 ans, il fait la connaissance de sa future femme, qui rejoint le duo sur scène.
– Un petit business familial.
– Exact. D’ailleurs à la fin des années 90, il accompagne une autre famille, celle de Joseph Hallie Keaton. Les Keaton pratiquent le théâtre de type « vaudeville », et le père Keaton monte avec les Houdini la Mohawk Indian Medecine Company, un spectacle ambulant qui combinait théâtre, magie, et vente de « produits médicaux » issus en ligne directe des médecins charlatans de l’Ouest.
– Ah ben c’est du propre.
– Faut bien vivre. A noter qu’en 1895, Monsieur et Madame Keaton ont un fils, le petit Joseph Frank, qui les rejoindra rapidement sur scène, et donc partagera un peu la vedette avec Houdini.
– Oui bon c’est mignon mais…
– La légende (sans doute fausse) dit que c’est Harry Houdini qui aurait trouvé le nom du petit Joseph Frank : Buster.
– Bus… Buster Keaton ? LE Buster Keaton ?!
– Lui-même.
– Ha, c’est marrant ça, ce genre de rencontre.
– Tu n’as encore rien vu. Un peu avant, en 1896, Ehrich devenu Harry rend visite à un ami, psychiatre. Ce dernier lui montre une camisole de force, et Harry imagine un tour à partir de cet accessoire.
– Genre un tour d’évasion ?
– Exactement. Deux ans plus tard, il lance un défi à la police de Chicago. Il se fait fort de s’échapper d’une cellule en moins de 30 minutes. La police accepte, et Harry se fait la malle en moins de trois minutes.
A partir de là, il va se spécialiser dans les numéros d’évasion. En 1900, alors qu’il tourne en Europe, il fait également une démonstration en se libérant de menottes à Scotland Yard, ce qui lui vaut un contrat de six mois à Londres. Harry devient alors le « Roi des Menottes », et fait la tournée de plusieurs pays européens, mettant à chaque fois la police locale au défi de l’enchaîner, après l’avoir déshabillé et fouillé.
Et évidemment, il s’échappe à chaque fois. A Cologne, un officier de police l’accuse d’avoir cherché à le corrompre pour assurer son évasion (de la prison municipale).
– Du coup, il est mis en prison et s’évade.
– Pas du tout. Il se présente évidemment à son procès, et fait devant le juge de nombreuses démonstrations de sa capacité à crocheter des serrures et verrous divers. Au final, c’est le policier qui avait porté plainte qui est condamné pour calomnie.
– Bien joué.
– Houdini gagne en popularité, et fait aux Etats-Unis des tournées qui rencontrent un succès croissant. Pour se distinguer de ceux qui commencent à l’imiter, il annonce en 1908 qu’il abandonne les numéros à base de menottes
– Moins il fait quoi alors ?
– Plus gros.
– Comment ça ?
– Harry se lance dans des numéros d’évasion au cours desquels il est enchaîné et placé dans une boîte ou un coffre, rempli d’eau.
– Ah oui, donc là c’est du sérieux, il doit réussir ou se noyer.
– C’est l’idée. Un concept qu’il va décliner sous différentes formes, pour le plus grand plaisir du public.
A noter qu’il fera aussi disparaître des trucs, avec par exemple un numéro dans lequel il volatilise un éléphant.
– Pfff, facile, y’a un compartiment dans le chapeau.
– Bien sûr. A noter qu’en 1910, alors qu’il part faire une tournée en Australie, il fait une étape par l’Egypte.
– Tourisme ?
– Ca part comme ça. Mais il est victime d’une entourloupe de son guide, et finit capturé par un gang de malandrins locaux.
– Ah oui ?! Note que capturé, ça doit pas lui faire peur.
– Non. Mais il fait quand même moins le malin quand ils le descendent dans un puit caché et inconnu du plateau de Gizeh, quelque part au pied du Grand Sphinx.
– Hein ? Ah bon ? Note en 1910 on n’avait sans doute pas complètement exploré le secteur.
– Eh non. Harry est descendu sur plusieurs centaines de mètres, et après s’être évidemment débarrassé de ses liens, il découvre en effet des couloirs inexplorés.
– Carrément ?! Vache, mais je n’avais aucune idée qu’il avait contribué à l’égyptologie.
– Il débouche ainsi dans une salle aux dimensions cyclopéennes, dont la voûte immense…
– Sous le plateau de Gizeh ?
– Est soutenue par des colonnes colossales qui selon ses propres termes « ridiculisent la Tour Eiffel »…
– Dis donc, il serait pas en train d’exagérer un peu ?
– Et c’est alors que ses yeux dilatés par une horreur sans nom surgie des âges les plus ténébreux se posent sur les corps décomposés du pharaon Képhren et de la reine Nitocris…
– Attends une minute…
– Corps animés au-delà de la mort qui mènent une assemblée impie de momies mi-humaines mi-animales dans le culte inconcevable de la créature horrifique, rejeton abominable des entrailles de la terre d’Egypte, imprégnée depuis avant même l’aube de l’humanité de la magie la plus noire, qui, réalise-t-il dans un hoquet de terreur muette, n’est autre que celle qui a servi de modèle au grand Sphinx lui-même !
– Oh, mais…oh, hé, c’est n’importe quoi !
– Mais pas du tout, c’est le récit du voyage d’Harry Houdini en Egypte, tel que paru, rédigé à la première personne, dans la presse en 1924.
– Mais enfin, soyons sérieux. C’est quasiment du Lovecraft ton truc.
– Ah non !
– Si, je suis désolé. Le contexte, le vocabulaire, les thèmes, ça pourrait être du Lovecraft.
– Non. Ca pourrait pas être du Lovecraft. C’EST du Lovecraft.
– Ben oui. Il pourrait complètement l’avoir écrit.
– Tu ne comprends pas. Il l’a écrit. Howard Philipps Lovecraft est l’auteur de ce récit.
– Je te confirme, je ne comprends plus rien à ton histoire.
– C’est pourtant simple. En 1924, le célèbre magazine pulp Weird Tales pourrait bénéficier d’un petit coup de pouce en termes de promo et de ventes. Or il se trouve qu’il a déjà publié à quelques reprises une rubrique intitulée « Demandez à Houdini », dans laquelle Harry répond aux questions des lecteurs.
Il se trouve par ailleurs que Weird Tales publiait déjà ce jeune auteur spécialisé dans les récits horrifiques, Howard Philipps Lovecraft.
Enfin, Houdini raconte volontiers que lors d’un voyage en Egypte en 1910, il a été capturé par des brigands, ligoté, et jeté dans un puits. Et c’est tout.
– C’est déjà pas mal pour un voyage touristique.
– Certes, mais on reste dans le possible. J. C. Henneberger, le propriétaire de Weird Tales, se dit alors que ce serait sans doute un bon coup éditorial de faire publier le récit de cette mésaventure dans son magazine. Et il suggère que ce soit Lovecraft qui le rédige et le mette en forme. Il met donc en relation Harry et Howard.
– Mais que voilà une bonne idée.
– Lovecraft discute un peu avec Houdini, et commence à creuser le sujet, notamment en termes géographiques et historiques. Il en conclut rapidement que l’histoire en question est bidon, autrement dit complètement fictionnelle. Il le signale à Henneberger, qui lui donne alors la permission de se lâcher.
– Se lâcher ?
– Se faire plaisir. Puisque c’est fictionnel, alors qu’il en fasse une véritable fiction à sa sauce, sur la base de l’histoire d’Houdini. Et c’est ainsi qu’il écrit Sous les pyramides.
– Mais, il en pense quoi Houdini.
– Il lit le manuscrit, et il est emballé.
– Ah, parfait. Et alors ?
– Alors c’est le drame.
– Quoi ? La momie de Khéphren s’oppose à la publication ?
-Eh bien…écoute, on n’a pas de preuve qu’elle a fait le coup, mais alors qu’Howard se rend à New York pour se marier, il oublie la version dactylographiée dans le train. Ou quelqu’un, quelque chose, lui dérobe… Toujours est-il qu’Howard passe l’essentiel de sa lune de miel à la recommencer, avec l’aide de sa jeune épouse.
L’histoire est ainsi prête à publication pour le numéro de mai de Weird Tales. Il se trouve qu’Henneberger avait prévu de la publier sous les noms de Houdini et Lovecraft, mais Howard l’a écrite à la première personne. Pour éviter la confusion, le récit apparaît donc sous le seul nom d’Houdini, comme s’il s’agissait vraiment d’un récit authentique, sous le titre Prisonnier des Pharaons.
– Et…on peut le lire ?
– Je ne le recommande pas.
– C’est pas bon ?
– Ca n’est pas la question. Tiens-tu vraiment à prendre connaissance d’une histoire terrifiante qui hantera tes cauchemars de créatures dont l’existence même est une insulte à la création et qui…
– Oui !
– Ok. Eh ben c’est là que ça se passe.
– C’est quand même la grande classe, cette collaboration.
– Et ça ne s’arrête pas là.
– Ah oui ?
– Lovecraft a été royalement payé 100 dollars pour son boulot. Autrement dit, il lui faut encore chercher du boulot. Puisqu’il est maintenant installé à New York, il reprend contact avec Houdini. Ce dernier le met en lien avec un éditeur de presse, mais ça ne donne rien. Puis en 1926, il lui passe commande d’un article contre l’astrologie.
– Contre l’astrologie ?
– Eh oui. C’est un autre aspect de la carrière d’Houdini. Il est « magicien », certes, et le plus célèbre du début du 20ème siècle, mais il est le premier à combattre ceux qui prétendent posséder des pouvoirs surnaturels. Il ne révèle évidemment pas les secrets de ses numéros, mais il fait bien attention à ne jamais jouer sur la fibre paranormale. Ce qui le conduit notamment à partir en guerre contre les voyants, médiums, et autres spirites.
– Louable cause.
– Et oui, d’autant que le spiritisme est à la mode à l’époque. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette démarche lui attire la sympathie et même l’amitié d’Arthur Conan Doyle.
– Mais… Conan Doyle était précisément un partisan convaincu du spiritisme et des esprits féériques !
– C’est vrai. Mais c’est, de son point de vue, exactement la raison pour laquelle il soutient le combat d’Houdini qui cherche à démasquer les imposteurs. Pour que les « vrais » médiums ne subissent plus leur concurrence déloyale. Il est d’ailleurs convaincu qu’Houdini possède de véritables pouvoirs surnaturels.
– Un gros malentendu, autrement dit.
– Oui, mais ça ne les empêche pas de devenir amis. Toujours est-il que dans les années 20, alors que les dictionnaires américains introduisent le néologisme houdinize¸ pour s’échapper, Harry se lance dans la rédaction d’une œuvre majeure.
– Il veut se sortir de quoi, ce coup-ci ?
– De la superstition. Il veut écrire un livre complet sur le sujet : d’où viennent les superstitions, et comment les contrer et démonter. C’est le projet du Cancer de la Superstition.
– Le titre est explicite.
– Pour le moins. A cette fin, après lui avoir donc commandité un premier article à charge contre l’astrologie, il demande à Lovecraft de rédiger l’ouvrage.
– J’en conclus qu’ils s’entendent bien, ce n’est pas rien.
– Non. Harry offre d’ailleurs à Howard un exemplaire dédicacé « à son ami » de son bouquin contre le spiritisme.
– Un grand magicien et un pionnier de la littérature fantastique qui s’attaquent à la superstition, mais comment ce livre ne trône-t-il pas dans ma bibliothèque ?
– A cause de la péritonite.
– Hein ?
– Malheureusement, Harry Houdini réalise son évasion finale le 31 octobre 1926, avec l’assistance d’une méchante appendicite.
– Et le projet du Cancer de la Superstition disparaît avec lui.
– Eh bien…pas tout à fait. On ne connaissait que le premier chapitre du Cancer de la Superstition, mais en mars 2016 un manuscrit de 31 pages est retrouvé dans la collection d’un ancien…magasin de magie.
– Tu te moques.
– Point. Cette collection venait pour partie de la veuve Houdini et de son manager. Il en ressort que le bouquin devait compter trois parties : la Genèse de la Superstition, l’Expansion de la Superstition, et le Mensonge (Fallacy) de la Superstition. Il devait notamment étudier des sujets aussi variés que le culte des morts, les loups-garous, ou le cannibalisme, en posant que la superstition est une inclinaison humaine innée, qui ne persiste que par la paresse mentale de ceux qui rejettent les sciences modernes. La relique d’une ignorance préhistorique.
Le 9 avril 2016, ce document a été vendu aux enchères pour 28 000 dollars.
– Zut, c’est un peu en dehors de mon budget.
– Et veux une petite cerise sur ce bien roboratif gâteau de croisements entre grands noms ?
– Volontiers.
– Le nom de l’étude qui a organisé le vente aux enchères ? Potter & Potter.
7 réflexions sur « Quand Harry rencontre… Cthulhu ?! »
Super article, merci !
Je me suis régalé et je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a donné envie de revoir The Prestige, tiens.
A chaque lecture un plaisir sans fin… mais cette histoire est encore un cran en dessus…
Bravo
« On a moins de demandes de posters. » : je ne parierais pas