Quand la science se prend un gros vent
Après être revenus sur l’histoire des machines plus ou moins (plutôt plus) foireuses pour maîtriser la grêle, nos deux héros continuent à se pencher sur les moyens de contrôler la météo.
– Après la Seconde Guerre mondiale, la question franchit l’Atlantique, et évidemment, du coup, les moyens ne sont plus les mêmes. En fait, il y a deux évolutions majeures dans l’approche du contrôle météo. La première est assez évidente.
– Je vais dire : les avions.
– Les avions, et les fusées. On a les moyens d’aller observer les nuages de plus près, d’au-dessus, et d’aller leur balancer des trucs beaucoup plus efficacement. Si on parle d’ensemencement, ça commence à ressembler à de l’épandage.
– Parce que l’idée reste ?
– Oui. La deuxième évolution, c’est que les mécanismes de formation des précipitations sont mieux connus, ce qui valide l’idée, le concept, d’ensemencement. En outre, plutôt que d’envoyer de la fumée ou des poussières génériques, les chimistes ont travaillé sur les produits les plus susceptibles de produire de la pluie, ou de la neige. En passant, si on « force » un nuage d’orage à pleuvoir, on peut en théorie éviter, prévenir, la formation de grêle. Pour cela, il est préconisé d’essayer avec du bête sel de table, de l’iodure d’argent, ou de la glace/neige carbonique, c’est-à-dire du dioxyde de carbone solide. En 1946, Vincent Schaefer, qui travaille pour General Electric, réussit ainsi à provoquer des chutes de neige en saupoudrant un nuage de glace carbonique.
– Et ça marche vraiment, ce coup-ci ?
– Ah ben ça, pour le savoir faut mener des essais. En 1947, General Electric et l’Air Force lancent le Projet Cirrus, qui vise à modifier un ouragan au-dessus de l’Atlantique, parce que protéger quelques hectares de vignes c’est pour les petites bi…
– Je vois, je vois. Et alors ?
– L’équipage balance 80 kilos de neige carbonique, et rapporte une modification substantielle des nuages. Cependant la trajectoire de l’ouragan change, et il touche terre à Savannah, en Géorgie. Irving Langmuir, qui avait travaillé avec Schaefer, considère que cette modification est due à l’ensemencement, et le public le suit. Seul le fait qu’un précédent ouragan avait suivi la même trajectoire en 1906 permet d’éviter des procès, mais les travaux sur cette technique sont mis au placard pendant plus d’une décennie. L’armée mène cependant encore deux tentatives, toujours sur des ouragans, en 1958 et 1961. Elle les considère comme réussies, ce qui ouvre la voie à un nouveau grand projet.
– Qui s’appelle ?
– Vas-y, devine.
– Rain Control ?
– Nuh uh. Plus ambitieux.
– Weather Master ?
– Vois plus grand.
– Hurricane Power ?
– Tu n’y es pas : STORMFURY !
L’idée de STORMFURY est la suivante. Si on ensemence les nuages qui constituent la bordure extérieure d’un ouragan, ils se développent, ce qui va diminuer les vents du système (je te passe l’explication détaillée), et donc au final la force de l’ouragan lui-même.
– Je…
– Attends, j’ai un dessin.
– Uh, ok. Et donc, ça marche ?
– Ha, ben la science c’est compliqué. En fait, faut déjà trouver des ouragans qui répondent à des caractéristiques précises, qui en font des cibles valables pour l’expérience. Entre 1962 et 1969, seuls deux ouragans correspondant aux conditions sont identifiés et ensemencés (tandis que le programme est accusé à tort d’en avoir modifié un autre, qui fait des victimes en Floride). Pour le premier, les résultats ne sont pas conclusifs, et pour le second ils sont considérés comme encourageants. Pour autant, la Marine se retire du projet au début des années 70. STORMFURY devient alors un simple programme de recherche sur les tempêtes tropicales. Dans le même temps, plusieurs autres observations et recherches tendent à prouver que les évolutions correspondant à l’hypothèse de STORMFURY peuvent tout à fait intervenir naturellement dans un ouragan/cyclone. Autrement dit, l’efficacité du protocole reste non-démontrée, et le programme s’arrête en 1983.
– Ooooh, Stormfury n’est plus…
– Non, mais…
Pendant la même période, les Etats-Unis sont embringués dans une autre entreprise, à peu près aussi foireuse mais à un coût incomparablement plus élevé : la Guerre du Vietnam.
– Tu vas me dire que l’armée a testé « l’arme météo » au Vietnam ?
– Exactement ! Autrement dit…
– Je crains le pire.
– Tu peux : l’Opération Popeye !
– Mon Dieu.
– L’idée est d’ensemencer des nuages pour prolonger la mousson et rendre la piste Ho Chi Minh complètement impraticable. Le slogan est « make mud, not war » (faites la boue, pas la guerre). Entre 1967 et 1972, le 54ème escadron de reconnaissance météo mène ainsi plus de 2 000 opérations de largage d’iodure d’argent au-dessus du Vietnam, du Laos, et de la Thaïlande.
– Et alors ?
– Et alors ? Ben déjà l’opération était secrète, y compris au sein du gouvernement, puisque le secrétaire à la Défense n’en avait semble-t-il pas connaissance. Quand elle est rendue publique par la presse, le Congrès adopte des lois qui interdisent la guerre environnementale. Aujourd’hui, la Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles, entrée en vigueur en 1978, prohibe ce genre de choses.
Pour ce qui est de l’efficacité, surprise surprise, les auditions sénatoriales mentionnent des résultats « limités » et « invérifiables ».
– Bon, donc je résume : le contrôle météo, la pluie artificielle, ça marche pas, dossier clos.
– Ah mais non. En matière de ruissellement, même les idées dont l’inefficacité ne fait plus guère de doute ont toujours la vie dure.
– Euh, on parle toujours de météo là ?
– Bien sûr, de quoi d’autre ? Dans la mesure où l’absence de preuve n’est pas une preuve de l’absence, ce qui est un principe tout à fait valable dans l’absolu, l’ensemencement se pratique toujours. Qu’il s’agisse d’agriculteurs à qui on ne va certainement pas reprocher de vouloir tout essayer pour sauver leur parcelle, et qui ont comme tu le disais parfois des fusées anti-grêle sous la main, ou de stations de ski qui essaient d’augmenter les chutes de neige pendant la saison.
– Il me semble que les Chinois avaient aussi pratiqué la pluie artificielle au moment des JO de Pékin.
– Exact. Les Emirats Arabes Unis aussi. Mais ce ne serait pas la première fois qu’ils claqueraient des millions pour rien. Revenons à la Chine. Il y a quelques mois, son agence aérospatiale a annoncé le lancement du projet Rivière Céleste, y’a déjà du mieux dans le nom. L’idée est de mettre en place, sur les contreforts de l’Himalaya, un réseau de stations de fusées à iodure d’argent. L’objectif est d’augmenter les précipitations sur une zone de, oh, trois fois rien, 1,6 million de km². Genre trois fois la France. Ce qui ramènerait quelque chose comme 10 milliards de mètres cubes en plus sur le territoire, soit environ 7 % de la consommation nationale de flotte. La Chine compte ainsi favoriser le développement de ses provinces occidentales, et limiter les effets du réchauffement climatique.
– Non mais attends, si j’ai bien suivi, en admettant que ça marche, ce serait autant de précipitations en moins sur l’Himalaya.
– Tout juste. Et l’Himalaya, ce n’est que la source de quelques cours d’eau mineurs comme le Mekong, le Fleuve Jaune, ou le Brahmapoutre, entre autres. Les voisins sont pas extrêmement enthousiastes.
Pour résumer, l’opinion scientifique sur la question est que :
- on n’est pas du tout sûr que ça marche, surtout sur une telle échelle ;
- si ça marche, on sait pas trop quelles conséquences climatiques ça pourrait avoir ;
- en tout état de cause, ça va pas créer de la pluie, ça va juste la déplacer, donc elle manquerait ailleurs.
– Si je suis bien, c’est un projet tout neuf, mais qui, comment dire…
– Prend un peu l’eau ? Ouais. Et pis bon, répondre au réchauffement climatique en changeant le système, c’est pas du tout le genre de scénario foireux qui peut finir par nous péter au nez.
– Du tout. Bon, ben merci. Mais alors, pour protéger la vigne…
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