Science participative

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– Allez, aujourd’hui il est temps d’assumer ses responsabilités.

– Ah bon ? Ca…ça m’arrange pas trop. On peut pas attendre encore juste quelques décennies ?

– Terminé, fini, je te tiens. Tu vas devoir répondre de tes actes. Assumer tes propos.

– Je n’ai pas, je n’ai jamais eu…

– Non non, je ne parle pas de ça.

– J’ai eu peur.

– Fais pas le malin, tu n’es pas tiré d’affaire. Tu as dit, je cite : « et tu as ma parole, on y reviendra plus en détail une prochaine fois ». Eh bien en vérité je te le dis, une autre fois c’est aujourd’hui.

– C’est pas pour esquiver, mais un peu de contexte serait utile. On parlait de quelle cuvée ?

– Même pas. Il était question de guerre bactériologique, de charbon, et du laboratoire du ministère de la Défense britannique spécialisé dans ce domaine.

– Je vois. Mais tu es sûr ? La dernière fois tu ne t’es pas senti bien, et on ne parlait que du bacille du charbon, et que de moutons.

Que du bacille du charbon ?! Que tu qualifiais « d’infâme saloperie » ?

– Oui, certes, mais c’est parce qu’on se limite à ce qui existe dans la nature. Le fruit des hasards de l’évolution de la vie. Maintenant si on demande à des scientifiques de travailler activement pour concevoir le pire truc possible…

– Je sens que je vais le regretter.

– Trop tard. On va donc faire un petit tour à Porton Down.

« Hey, ça faisait un bail ! On vous a manqué ? »

Comme beaucoup de choses en ce bas monde, à l’origine, c’est la faute des Allemands.

– Mon grand-père disait souvent ça.

– Tout commence en fait le 22 avril 1915, avec la deuxième bataille d’Ypres. C’est en ce jour funeste que les Allemands lancent une attaque au chlore sur les lignes ennemies. Elle fait plusieurs milliers de morts, dont 800 parmi les soldats britanniques. Personne ne s’y attendait, et le ministre de la Guerre, Lord Kitchener, ordonne alors la création d’un laboratoire dédié aux armes chimiques : le Site de Recherche Expérimentale du Ministère de la Guerre. Il est installé en 1916 sur 28 km² de territoire du Wiltshire, à côté du village de Porton, et est plus connu sous le nom de Porton Down. C’est le plus ancien centre de recherche sur la guerre chimique au monde.

– Ca donne furieusement envie de visiter le Wiltshire.

« Venez respirer le bon air de la campa…venez, quoi. »

– Ce sont les équipes de Porton Down qui a mis au point les masques à gaz qui ont largement rendu le chlore inopérant comme gaz de combat au cours de la Première Guerre. Ce qui a conduit les Allemands à passer au gaz moutarde, puis par la suite au développement…d’autres trucs.

– C’est plutôt pas mal ça. Je veux dire développer les masques.

– Attention, le laboratoire est avant tout conçu comme un centre de recherche sur la défense contre les armes chimiques. Son objectif premier n’est pas de développer des armes, mais des protections et stratégies pour s’en protéger.

– Euh, on a vu qu’ils ne faisaient pas que ça, quand même.

– En temps de guerre, quand tu estimes nécessaire d’envisager toutes les options et que tu as des spécialistes sous la main… Cela dit même en faisant abstraction de cet épisode, la lutte contre ce type d’armes implique que tu sois à la pointe des connaissances les concernant. Donc, forcément, que tu les étudies. Et que tu cherches les formes les plus dangereuses. Et que tu fasses des essais.

– Je sens un gros potentiel de trucs qui tournent mal.

– On va y venir, mais auparavant deux précisions. D’une, l’activité exacte du site de Porton Down et ses recherches ont fait l’objet du plus grand secret, pendant des décennies. Au point dans les années 70, des ufologues britanniques étaient convaincus qu’après le crash d’un ovni dans le pays de Galles, les corps d’extra-terrestres avaient été étudiés et conservés là-bas.

– C’était l’area 51 du Royaume-Uni.

– Exactement. On n’en sait plus que depuis le début des années 2000 et la publication de rapports et informations déclassifiées par le gouvernement.

Ouais ouais ouais, ces histoires de guerre chimique ne sont qu’un écran de fumée pour dissimuler la vraie vérité.

Deuxième précision, faut pas être naïf. La Grande-Bretagne admet avoir mené des expériences sur les gaz de combat avec des sujets humains, et pour ce qu’on en sait c’est elle qui l’a fait à la plus grande échelle. Deux autres pays ont aussi reconnu ce type de recherche, de façon moins importante, à savoir le Canada et les Etats-Unis. Mais il est plus que vraisemblable que l’Union soviétique, l’Irak, ou…la France ont également mené ce type de programme, c’est juste qu’ils n’en ont rien dit.

– Pas de ça chez nous, enfin.

– Bien sûr. Donc, à partir des années 50, les équipes de Porton Down ont mené de nombreuses expériences sur des sujets humains. Des soldats, volontaires, mais la question est comme toujours de savoir de quel niveau exact d’information ils disposaient. Et il y a un domaine bien spécifique dans lequel ces recherches ont été particulièrement poussées : les gaz neurotoxiques.

– Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?

– C’est la faute des Allemands.

– J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça.

– J’y peux rien. Les gaz neurotoxiques organophosphorés ont d’abord été développés par les Allemands, avant et pendant la Seconde Guerre. Leur abominable principe est le suivant : ils bloquent le processus qui permet aux muscles de se décontracter, ce qui revient à les paralyser.

– Gênant.

– C’est bien plus que ça, puisque ça concerne aussi le cœur et le muscles qui permettent la respiration. Ces gaz sont tout simplement plus mortels que toutes les autres armes chimiques connues. Les Nazis étaient les seuls à l’avoir pleinement réalisé pendant la guerre. En 45, les Britanniques en découvrent des stocks importants de sarin, le premier gaz de ce type développé comme arme, en Allemagne. Ils commencent très vite à mener des tests à Porton. Les équipes réalisent leurs effets, et leur donnent très rapidement la priorité sur les autres sujets relatifs à la guerre chimique.

– Ca peut se comprendre.

– On est d’accord. Entre 1945 et 1989, Porton a exposé plus de 3 400 sujets humains à des gaz neurotoxiques. Sans doute plus, et plus longtemps, qu’aucun autre établissement de recherche dans ce domaine au monde. Pour en revenir à ce que je te disais sur les comparaisons internationales, les Etats-Unis ont expérimenté avec 1 100 sujets entre 1945 et 1975, et le Canada uniquement quelques-uns avant 1968.

– Bon, mais quand tu dis faire des expériences avec des sujets humains, c’est quand même pas exposer comme ça des pioupious à un gaz dont on sait qu’il est mortel ?

– Mmm, c’est quand même globalement l’idée. L’une des premières expériences visait ainsi à déterminer à partir de quelle dose, qui s’avérera minime, le sarin produit son effet. Pour le dire autrement, déterminer la constante de Haber. Non, je te rassure, s’agit pas d’augmenter les doses jusqu’à avoir un mort. 56 hommes sont exposés pendant 20 minutes à de faibles concentrations, et manifestent l’un des premiers symptômes, la myosis. C’est-à-dire une constriction de la pupille. Un effet qui peut durer jusqu’à 5 heures.

– Moi je connais des trucs qui ont au contraire la propriété de dilater les pupilles.

– On veut pas savoir. 14 sujets sont aussi exposés à plusieurs reprises, y compris quand ils montraient encore des effets de l’expérience précédente. Ce qui permet d’observer que les effets s’aggravent après la 3ème ou 4ème exposition.

– On va peut-être s’arrêter là, hein ?

– Pour ces sujets, oui. Pour les équipes de Porton, non. A partir de 1950, elles testent des doses sensiblement plus importantes de sarin sur 133 hommes, et cataloguent les différents effets. Puis à partir de 1952, on s’intéresse aux effets sur les performances mentales et intellectuelles.

– Euh, je veux pas avoir l’air de pinailler, mais je pense que les gens qui envisagent de balancer ce genre de trucs sur leurs ennemis, c’est pas pour leur faire rater des tests de calcul mental.

« Ha ha, rendez-vous maintenant ! »

– Non, pour ça faut des laboratoires de sciences de l’éducation, pas de chimie. Mais je te rappelle que la vocation première de Porton c’est la défense contre les attaques chimiques. Ils ont donc besoin de déterminer tous les effets, y compris à faible dose, par exemple sur des soldats protégés. S’ils survivent mais sont incapables de faire la différence entre les ennemis et leurs camarades…

– Je vois.

– 20 aviateurs sont ainsi exposés au sarin, avec des mesures de performance sur des tests intellectuels. La conclusion est que l’exposition altère la coordination visuelle, mais que les facultés intellectuelles ne sont pas affectées. 12 sujets sont exposés à des doses plus importantes, et leur comportement est « sensiblement moins affecté que la concentration supérieure l’aurait laissé à penser ». Les effets psychologiques des gaz neurotoxiques sont aussi observés. Les essais montrent que les hommes sont sensiblement plus malheureux et déprimés après exposition, avec une attention réduite et une tendance au retrait.

– Je pense qu’une attaque en conditions réelles aurait aussi cet effet.

– Pour le moins. Vers la fin des années 50, on étudie les effets du gaz sur des parties spécifiques du corps. Il en ressort que les gaz n’affectent pas l’audition. Ni la circulation du sang dans les jambes. Les effets sur le cœur et les muscles intercostaux font aussi l’objet de tests.

– Je ne vais toujours pas me porter volontaire.

– Tu fais bien. L’expérience la plus problématique intervient en 1963. 396 sujets sont recrutés, toujours dans l’armée, et l’objectif est de déterminer le dosage à partir duquel trois gaz neurotoxiques provoquent l’incapacité ou la mort quand appliqués sur les vêtements ou la peau. Parce que oui, tu te disais sans doute naïvement que comme ce sont des gaz, il faut les respirer pour qu’ils produisent leurs effets.

– Je suis un peu naïf comme ça oui.

– Eh ben non. Un simple contact cutané peut suffire. Le protocole consistait à exposer les sujets à des doses sub-létales, en mesurant la diminution d’acétylcholinestérase, l’enzyme qui permet la décontraction des muscles.

– La quoi, répète ?

– Non. Les chercheurs se rendent compte qu’il n’y a pas de corrélation directe entre ces deux éléments, la dose et l’effet.

– Les gaz neurotoxiques sont une horreur, épisode trop.

– C’est le moins qu’on puisse dire. Et puis cette expérience fait malheureusement une victime : Ronald Maddison, un jeune aviateur. Il meurt précisément après application de gaz sur son bras. L’enquête conclut que son décès est accidentel. La famille n’est pour le moins pas convaincue, et ce sont ses efforts qui conduiront à des nouvelles investigations au début des années 2000, et à la publication de toutes ces informations. La seconde enquête établit que Maddison est mort de façon illicite.

– Il aura fallu le temps.

– Tu sais ce que c’est. Plus immédiatement, après la mort de Maddison, une limite est posée à quantité de neurotoxique que Porton pouvait tester sur des humains, mais les essais continuent. Ainsi, environ 330 hommes sont encore recrutés pour tester dans quelle mesure ils pouvaient mener des opérations militaires après exposition. Ils s‘en sortent bien en journée, moins la nuit, principalement parce que leur vision est affectée. Pour autant les scientifiques concluent qu’un « soldat déterminé » peut continuer à combattre après exposition à des doses faibles. Par conséquent, une unité dont le moral est intact devrait pouvoir résister, mais la nuit les hommes auraient été plus vulnérables, notamment parce que les effets sur leur vision pouvaient induire une certaine panique.

– J’ai été attaqué au gaz neurotoxique, mais je panique parce que je vois flou.

– On sent bien que tu n’as pas ce qu’il faut pour devenir fantassin de l’armée royale. Tous ces travaux ont permis de produire d’importantes quantités de données sur les gaz neurotoxiques, et dans un deuxième temps de développer à Porton certains des dispositifs de défense les plus sophistiqués au monde dans le domaine de la guerre chimique. Avec une « contribution vitale » des essais sur humains. Ces travaux ont également conduit au développement de l’arsenal britannique de gaz, avant abandon à la fin des années 60.

– Ah oui, on ne faisait pas que dans le défensif.

– Non. C’est à Porton Down qu’a été élaboré le Venomous Agent X, autrement dit le VX. Qui est au bas mot 10 fois plus mortel que le sarin. Une goutte sur la peau et c’est plié.

Pour plus de détails, nous laissons la parole au docteur Cage.

– Seigneur. Ils ont imaginé d’autres trucs dans le même genre ?

– Non, pas que je sache.

Mon cul, oui.

Au total, entre 1916 et les années 2000, ce sont 25 000 sujets humains qui ont fait l’objet d’expériences à Porton Down, que ce soit sur les gaz neurotoxiques, lacrymogènes, le gaz moutarde, ou pour tester des équipements de protection. Aujourd’hui, le centre ne travaille que l’élaboration de mesures défensives contre les attaques au gaz.

– Mouais. 25 000 sujets, quand même.

– Oui, mais bon… ça se sont les militaires. Ceux qu’on a pu compter précisément.

– Comment ça ?!

– Ben disons que…quand tu veux étudier la dispersion effective d’agents chimiques ou bactériologiques…leur diffusion…en conditions réelles…on peut pas tout faire dans un laboratoire clos, quoi.

– Mais ça, ça veut dire…

– Des expériences sur la population civile, tout à fait. A peu près une centaine entre 1940 et 1979. Totalement secrètes, évidemment, jusqu’à la publication d’un rapport gouvernemental en 2002.

– Si ça se faisait en plein air, ça devait se voir, quand même.

– La consigne était de répondre à toute personne curieuse qu’il s’agissait de projets de recherche sur la météo et la pollution.

« On dirait bien que ça se couvre, hein ? »

Alors qu’en réalité l’objectif de ces tests était d’évaluer la vulnérabilité du pays dans l’hypothèse d’une attaque bactériologique soviétique.

– A ce stade j’ai l’impression qu’il n’y a plus de questions idiotes, mais quand même : ils n’ont pas fait ça avec de véritables agents bactériologiques ?

– Non, bien sûr. Quand même. La plupart de ces essais ont été réalisés non pas avec des agents bactériologiques mais des substances alternatives supposées reproduire leurs caractéristiques, et qui étaient censées être inoffensives.

– Bien.

– Cependant des familles dont les enfants nés avec des handicaps ont quand même demandé des enquêtes publiques.

– Ah.

– Pour commencer, des tests de particules fluorescentes ont été menés entre 1955 et 1963. Des avions ont déversé des quantités importantes de sulfure de cadmium de zinc entre le nord-est de l’Angleterre et la pointe des Cornouailles, le long des côtes. Les nuages ont dérivé vers l’intérieur des terres sur plusieurs kilomètres, et la fluorescence permettait de suivre leur progression. De la même façon, un générateur a été baladé pendant plus d’une heure sur une route en diffusant la même substance.

« C’est juste une question de réglage du carburateur, ne vous inquiétez pas. »

Le gouvernement a souligné que ces produits ne représentaient pas de danger, mais le cadmium est reconnu comme cancérigène, notamment au niveau des poumons. Oh, et il était considéré comme une arme chimique par les Alliés pendant la guerre.

– Un oubli sans doute.

– Dans la suite du programme, on trouve l’essai « couverture d’une large surface » : entre 1961 et 1968, pusieurs millions de personnes habitant le long de la côte sud de l’Angleterre ont été exposées à des bactéries, dont escherichia coli et le bacillus globigii, pour simuler l’anthrax. Les substances étaient répandues par un bateau, l’Icewhale, ancré sur la côte du Dorset, et qui balançait dans un rayon de 5 à 10 miles.

– Je crois qu’on peut dire qu’ils ont couvert une large surface.

– Toujours dans le sud du Dorset, entre 1971 et 1975, de grandes quantités de bactéries serratia marcescens, avec un produit simulant l’anthrax et du phénol, ont été balancées dans l’air par des scientifiques britanniques et américains.

– C’est beau la coopération scientifique internationale.

– N’est-ce pas ? A noter que des bactéries du même type ont été utilisées pour les « essais sabotage » entre 1952 et 1964. L’objectif était de tester la vulnérabilité des bâtiments administratifs et des systèmes de transport public. Ainsi, en 1956, des bactéries ont été diffusées dans le métro de Londres à midi.

Ca va, c’est pas comme s’il n’y avait pas déjà des trucs louches qui circulaient.

Des tests similaires ont été menés dans les souterrains de sites gouvernementaux. Ils ont montré une dispersion sur 10 miles.

– Elles courent vite les bactéries.

– Plutôt. Pour s’en assurer encore, entre 1964 et 1973, des essais de dispersion de germes sont réalisés en les fixant à des toiles d’araignées. L’idée est de voir comment ils résisteraient à différents types d’environnement.

– Différents mais quand même surtout humides.

– Certes. Donc ces opération sont menés dans une douzaine de lieux à travers le pays, y compris autour de Londres et à Southampton. Et il y a encore eu plus d’une douzaine d’essais de terrain entre 1968 et 1977.

Et puis les hypermarchés se sont développés, et la population est venue elle-même chercher ses produits douteux.

Après ces campagnes, le ministère de la Défense a commissionné deux chercheurs pour évaluer leur sûreté.

– Après ?

– Oui ben…la menace soviétique, enfin ! Ils ont tous les deux conclu à l’innocuité pour la population, mais l’un d’entre eux a suggéré que les personnes âgées souffrant de maladies respiratoires pouvaient avoir été sérieusement touchées si elles avaient inhalé des quantités suffisantes.

– Ne sniffez pas les toiles d’araignées, enfin.

– Par ailleurs, comme je te le disais, des familles dont les enfants sont nés avec des handicaps dans les zones où les tests ont été menés sont convaincues qu’il y a un lien. De leur côté, les porte-paroles de Porton Down ont souligné que des rapports indépendants avaient démontré que ces tests ne représentaient pas de danger pour la population, alors que leurs résultats pouvaient sauver de nombreuses vies dans l’hypothèse d’une attaque chimique ou bactériologique.

– Le contraire m’aurait étonné. Et de nos jours, ils font quoi ?

– Porton Down abrite à la fois un laboratoire militaire et un centre de recherche médicale. Les militaires ne sont, sans surprise, pas très loquaces sur les recherches en cours.

Rien ne permet d’affirmer qu’ils ne travaillent pas aussi sur des cyborgs.

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