La triste existence de la fausse Anastasia

La triste existence de la fausse Anastasia

Au milieu des années 20, la rumeur qui circule dans le petit monde des Russes blancs exilés au lendemain de la Révolution de 1917 commence à se répandre dans la presse : Anastasia, une des filles du tsar Nicolas II, aurait survécu par miracle au massacre de la famille impériale en 1918 pour réapparaître dans un hôpital de Berlin. Pendant plusieurs décennies, le débat va faire rage : celle qui a pris l’identité d’Anna Anderson est-elle la dernière des Romanov ? Si l’on sait aujourd’hui avec certitude que non, l’étrange existence de la fausse Anastasia est à elle seule un roman.

On l’appelait la « maison à destination spéciale » et c’est dans ses caves que la dynastie des Romanov s’est éteinte. A l’été 1918, cela fait déjà plusieurs semaines que la villa Ipatiev héberge le tsar Nicolas II et l’ensemble de la famille impériale, emportés par la Révolution russe et l’arrivée au pouvoir des bolcheviks. A 1500 kilomètres de Moscou, la demeure tient plus du pénitencier que de la maison bourgeoise : accompagné de quelques derniers serviteurs, les Romanov y vivent cloîtrés derrière des fenêtres cadenassées, coupés du monde par les palissades q²ui entourent la maison et par les agents de la Tcheka, la police politique du nouveau régime. Impuissants, ils ignorent que leur sort se joue ailleurs, dans une série de discrètes tractations diplomatiques destinées à préparer un exil qui n’arrivera jamais. A l’été 1918, la guerre civile fait rage et les armées blanches, celles des Russes restés fidèles au tsar, menacent le pouvoir soviétique. A Moscou, on décide d’en finir avec les Romanov.

Dans la nuit du 16 au 17 juillet, on réveille la famille entière : Nicolas II, la tsarine Alexandra et leurs cinq enfants. On les mène à la cave où les attend un peloton d’exécution qui les aligne avec leurs quatre derniers serviteurs contre un mur, avant de les abattre à coups de fusil. Les tueurs s’assurent ensuite de la mort de chacun, d’une balle dans la tête ou à coups de baïonnette – le sort réservé à la grande-duchesse Anastasia, alors âgée de 17 ans. Les corps sont emmenés en camion à une vingtaine de kilomètres, jusqu’à une mine où on les jette avant de les enterrer plus loin dans la forêt le lendemain, après les avoir arrosés d’acide et brulés à l’essence pour empêcher toute identification.

« Fraülein Unbekannt »

Berlin à présent, le 27 février 1920. Sauvée in extremis par un policier qui l’a vu sauter dans un canal depuis un pont, une jeune femme d’une vingtaine d’année est prise en charge à l’hôpital Elisabeth. Dépourvue de tout papier d’identité, mutique, la jeune femme baptisée « Fraülein unbekannt » (« Mademoiselle Inconnue ») par les équipes soignantes passe alors deux ans à l’hôpital psychiatrique de Dalldorf. S’il est impossible de l’identifier, son cas commence à faire parler : son corps et sa tête sont couverts de cicatrices et les quelques mots allemands qu’elle prononcent sont teintés d’un accent qui sonne russe à l’oreille de ses médecins.

Portée d’abord par d’anciennes patientes, la rumeur se répand comme une traînée de poudre dans le petit milieu des Russes blancs, exilés loin de l’URSS : l’inconnue du Dalldorf serait Anastasia Romanov, la quatrième fille du tsar. Plusieurs figures de l’ancien régime impérial se déplacent alors pour rencontrer « Fraülein unbekannt » sans que rien de concluant n’en sorte. Certains pensent la reconnaître, d’autres hésitent. Des proches se rendent aussi à son chevet – le valet de la tsarine et surtout l’ancien tuteur d’Anastasia, le suisse Pierre Gilliard. Aucun ne fait de déclaration, mais tous affirmeront plus tard que l’inconnue de Berlin n’est pas la jeune duchesse. A l’inverse, d’autres s’en persuadent comme l’ancienne nourrice de la princesse, peu gênée par le fait que la jeune femme ne parle que très mal le russe, pourtant la langue maternelle d’Anastasia. Le prince Youssoupov, célèbre pour avoir assassiné Raspoutine, est en radical désaccord. Après avoir rencontré la jeune femme, ce proche de la famille impériale écrit à un ami : « j’affirme catégoriquement qu’elle n’est pas Anastasia mais une aventurière, une hystérique malade et une actrice terrifiante. Je ne comprends simplement pas comment qui que ce soit pourrait en douter ».

Rétablie, celle-ci commence alors à affirmer qu’elle est bien la dernière des Romanov, tout en donnant quelques éléments d’explication. A la croire, elle aurait survécu aux balles des tueurs avant d’être sauvée par un des gardes de la villa Ipatiev, Alexandre Tchaïkovski. Emu par son sort au point de la soigner puis de l’exfiltrer discrètement vers l’Allemagne, l’homme aurait ensuite épousé la princesse, condamnée à la clandestinité. La mort de son époux aurait réveillé un traumatisme qui l’aurait menée hagarde dans les rues de Berlin, explique Anna Tchaïkovski. Ses partisans, eux, rivalisent d’imagination pour expliquer comment elle a pu survivre au massacre : les bijoux et les pierres précieuses de ses vêtements auraient dévié les balles des meurtriers, les coups de baïonnette l’auraient ranimée… Les versions s’opposent et s’entremêlent, on traque le plus petit témoignage ou le plus minuscule indice ; chaque nouvel on-dit, chaque nouvelle rumeur rend l’écheveau un peu plus délicat à démêler.

En 1927 pourtant, l’enquêteur privé Martin Knopff rend des conclusions particulièrement convaincantes. Il affirme qu’Anna Tchaïkovski n’est pas Anastasia mais une ouvrière polonaise, Franziska Schanzkowska. Employée dans une usine de munition, celle-ci a perdu son mari au front avant d’être victime d’un accident : tombée au sol, la grenade qu’elle fabriquait a tué son contremaître sous ses yeux et l’a grièvement blessée. Internée et traumatisée au point d’être déclarée démente, Franziska a disparu d’un asile de Berlin en 1920 – avant de réapparaître en affirmant être Anastasia, affirme Martin Knopff.

L’enquête du détective privé est concluante, aux yeux des derniers cousins des Romanov. En octobre 1928, au lendemain de la mort de la mère de Nicolas II, les douze parents les plus proches du tsar assassiné déclarent dans une déclaration commune que « l’histoire n’est qu’un conte de fées. Le souvenir des nos êtres chers serait terni si nous permettions que cette histoire fantasque soit prise au sérieux ». Les partisans de la survie d’Anastasia, eux, répondent que ces critiques émanent surtout de personnes bien décidées à priver Anastasia de son rang, de ses titres et de son héritage. Les avocats et les tribunaux s’en mêlent, inaugurant un interminable cycle de procès qui ne mèneront jamais à rien : s’il n’est pas possible de prouver qu’Anne est Anastasia, il n’est pas non plus possible de prouver l’inverse. Un entre-deux qui sert évidemment la thèse de la survie.

Combats judiciaires, dépression et vie mondaine

Le plus cruel dans cette histoire qui s’étend ensuite sur des décennies tient sans doute au fait qu’Anna Tchaïkovski, qui partage sa vie entre l’Allemagne et les Etats-Unis, semble plus ballottée qu’autre chose entre ses opposants et ses partisans. Certes, ses affirmations lui valent un accès à la bonne société et à des cercles mondains qui adorent l’entendre réciter son destin de tsarine déchue. Certes, plusieurs protecteurs se font une joie de lui assurer un certain train de vie, attirés par une histoire qui fait sensation. La question de l’authenticité de l’histoire est presque secondaire : l’existence de cette mystérieuse prétendante est avant tout une bonne histoire, un divertissement mondain. Comme à Berlin, on se presse pour la voir, la toucher – une princesse martyre, qui n’en voudrait pas à sa table ?

Mais les mondanités et les procès ne changent rien. Anna Anderson – le pseudonyme qu’elle prend une fois installée aux Etats-Unis pour tromper des médias envahissants – va mal, parfois très mal comme en 1930, quand elle tue son perroquet familier avant de courir nue sur son toit, puis de se réfugier dans une pièce que les pompiers devront attaquer à coups de hache pour pouvoir l’emmener contre son gré à l’hôpital. Ou comme en 1968, lorsqu’on la retrouve inconsciente dans la maison où elle vit recluse et entourée de dizaines de chats, au cœur de la Forêt-Noire allemande. Jugée instable elle est à nouveau internée dans un établissement de Neuenbürg. En son absence, le propriétaire de la demeure fait euthanasier ses 60 chats et son chien, ce qu’elle ne lui pardonnera jamais.

Dernière cavale

Quelques semaines après cet épisode, Anna Anderson revient aux Etats-Unis avec un simple visa de six mois, accueillie par un professeur d’histoire quinquagénaire, John Manahan. A quelques jours de l’expiration de celui-ci, Manahan épouse Anna Anderson, alors âgée de plus de 70 ans. Les mariés, installé à Charlottesville, passent pour le couple le plus excentrique de toute la Virginie, mais vit en dépit d’une certaine aisance dans des conditions improbables, accumulant les animaux familiers dans une maison dont le jardin regorge d’ordures amoncelées.

En novembre 1983, un tribunal ordonne la mise sous tutelle et l’internement d’Anna Anderson, alors âgée de 86 ans. L’occasion d’un dernier épisode rocambolesque : John Manahan, son époux, l’enlève de l’établissement et le couple file en voiture pour une cavale de trois jours qui déclenche une alerte policière dans 13 Etats différents. Finalement retrouvée, Anna est à nouveau internée quelques semaines avant de mourir le 12 février 1984, sans doute d’une pneumonie.

Démenti post mortem

L’épilogue de ce destin déchirant intervient plus tard, en 1991. En juillet de cette année-là, l’Académie des sciences russe mène des fouilles dans forêt de Koptiaki, là où les corps des Romanov avaient été déposés. Les recherches permettent de retrouver plusieurs corps dont l’âge et les blessures correspondent à ceux des Romanov et de leur entourage. En 1998, les expertises ADN permettent de conclure sans l’ombre d’un doute qu’il s’agit bien des restes de la famille impériale. En 1994, on compare l’ADN mitochondrial d’Anna Anderson, conservé après une opération de l’intestin en 1979, avec celui du… prince Philip. L’époux d’Elisabeth II, duc d’Edimbourg, est en effet l’arrière-petit fils de l’épouse de l’impératrice Alexandra, tuée à l’été 1918.

Le résultat est sans appel : Anna Anderson n’était pas une Romanov. Un autre test, qui compare cette fois son ADN à celui d’un descendant de Franziska Schanzkowska, l’ouvrière blessée en 1920 dans son usine d’armement, correspond bel et bien. Anna Anderson n’était pas une princesse miraculée, mais une ouvrière à jamais traumatisée par l’explosion d’une grenade, prise ensuite dans un engrenage dont elle n’a jamais réussi à s’échapper. Martin Knopff, le détective privé qui l’avait identifié dès 1927, avait raison depuis le début. Tant pis pour Disney, et tant pis pour les belles légendes.

4 réflexions sur « La triste existence de la fausse Anastasia »

    1. Oui, j’ai pas compris non plus 😉

      En fait, Phillip est le petit-neveu d’Alexandra, la sœur de celle-ci étant sa grand-mère.

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