Un Capone peut en cacher un autre

Un Capone peut en cacher un autre

– Sam, cultivé comme je te connais : tu as bien sûr entendu parler du vilain petit canard ?

– Absolument. Den grimme ælling en danois. C’est un conte pour enfants écrit par Hans Christian Andersen en juillet 1842, après l’échec de sa pièce L’Oiseau dans le poirier, qui avait été sifflée à la première. Dans ce conte, Andersen a placé les principales périodes de sa vie.

– Sam, je t’ai vu regarder Wikipedia, tu sais.

– Tu ne peux rien prouver.

– On voit la lumière de l’écran à travers la poche de ton futal.

– Damned.

– Ceci dit c’est rigolo parce que du coup, ça t’éclaire les roubign… BREF le vilain petit canard, c’est le parcours d’un petit caneton rejeté par les siens parce qu’il est différent. Mais comme il est méritant et courageux, il finit par tracer sa route et par accomplir son destin en devenant le beau cygne qu’il était depuis le début, ce qui fait bien fermer leur sale bec à ceux qui l’avaient injustement rejeté.

– Chacun sa route, chacun son chemin, chacun son rêve, chacun son destin, quoi.

– Oui, voil…

– Un peu comme chez Tonton David.

– … Sam, pas toi, pas ça, pas aujourd’hui, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait…

– Pardon.

– … Et qui méritait déjà perpétuité. Bon, pour en revenir à notre vilain petit canard, figure-toi qu’on rencontre ce genre d’histoire édifiante dans la vraie vie. Tiens, prends les Capone.

– Je n’aurai jamais assez faim pour deux pizzas.

– LES CAPONE PATATE PAS LES CALZONE AL CAPONE LA PROHIBITION ELLIOTT NESS ÇA TE PARLE ?

– T’énerve pas, Obélix. Attends pourquoi LES Capone ? Il y a plusieurs Capone ?

– Oui. Comment ça Obélix ?

– Rien. Un Capone, ça ne suffisait pas ?

– Il faut croire que non. Celui qu’on connaît, je ne te fais pas un dessin : c’est Al ou plutôt Alphonse. Rien que dans sa fratrie, ils sont neuf.

Et que des beaux gosses.

– Alphonse ?

– Oui, pourquoi ?

– Un des patrons de la pègre les plus puissants de la première moitié du 20e siècle s’appelait Alphonse ?

– Plus exactement Alfonso, pourqu…

– BWAAAAHAHAAAAAAAAAAAAAHAAAA !

– Mais arrête de te marrer comme une baleine, enfin ?

– Tu imagines la crédibilité du gars qui rentre dans une banque en braillant « tout le monde à plat ventre et on refile gentiment sa joncaille, ceci est un braquage signé Alphonse » ? Séraphin, non, tant qu’on y est ?

– Et d’une, je te rappelle que l’archétype du cambrioleur français s’appelle Arsène. Et de deux, prénom vieillot ou pas, Capone a fait beaucoup pour transformer les Etats-Unis en terrain de jeu pour le crime organisé, Prohibition oblige. Prostitution, castagne, meurtres en gros et au détail, chnoufe, bars clandestins, braquages, trafic d’influence, deals immobiliers véreux, trafics en tout genre… Il a tout tenté depuis la plus tendre enfance, y compris d’être honnête à la vingtaine, en se lançant dans une carrière de comptable à Baltimore qui n’a pas duré. On a la vocation ou on ne l’a pas et Capone était fait pour s’épanouir dans le Milieu comme Mozart pour composer. Et il a entraîné toute sa famille dans son sillage – ou presque.

– Comment ça presque ?

– Al n’est pas le seul Capone à avoir rendu dingue la moitié des flics du pays pendant des années, Elliot Ness compris. Son grand frère Frank, tiens : le mec était réputé pour avoir la gâchette encore plus facile qu’Alphonse au nom du bon vieux principe qui veut qu’un cadavre ne cause pas aux poulets. S’il n’avait pas fini flingué par les flics en 1924 alors qu’il cherchait à truquer une élection entière à coups de flingues dans la ville de Cicero, il aurait peut-être fini très haut dans la hiérarchie de la pègre américaine. Oh, et il y a aussi eu Ralph « Bottles » Capone, l’ennemi public n°3. Un grand expert du lobbying dans sa version Grande Truanderie : c’était le spécialiste du chantage et de l’extorsion auprès des élus et des législateurs, histoire de faire passer les mesures qui arrangeaient les Capone. Outre que Ralph a beaucoup fait pour la petite PME familiale, il a surtout l’avantage d’avoir fait de vieux os, lui, puisqu’il est mort de sa bonne mort à 80 ans, en 1974. Soit 32 de plus que son illustre frangin, mort en 47.

– De quoi ?

– De causes naturelles.

– Ah.

– Naturelles pour un gangster. Capone s’est farci des années de tôle à Alcatraz et s’y est fait poignarder par un codétenu, avant de choper une pneumonie puis de subir une attaque d’apoplexie qui n’a rien arrangé à la syphilis qu’il traînait depuis l’adolescence. Bref, il a fini par faire un infarctus comme tout le monde.

– Bon, jusqu’ici, je ne vois personne à sauver au milieu de cette tripotée de truands.

– Laisse-moi te présenter Vincenzo Capone.

– Jamais entendu parler.

– Heureusement que je suis là. Vincenzo, c’est l’aîné de la fratrie – et l’un des deux seuls Capone à être né ailleurs qu’à Brooklyn, à savoir en 1892 et dans le sud de l’Italie, là d’où venait la petite famille avant de débarquer à New-York. Ceci dit, il ne tarde pas à la quitter, la famille en question : il se barre à 16 ans, alors que son futur Balafré de petit frère n’a que 9 ans.

– Comme le vilain petit canard d’Andersen.

– Le gentil petit canard. Vincenzo a grandi dans la culture western ; gamin, il a bouffé sa part de dime novels et s’est pris de passion pour les légendes du Vieil Ouest, avec une préférence marquée pour le camp du bien et de la morale. Il se sent plus Pat Garrett que Billy the Kid, quoi.

– Enfin si je calcule bien, il se barre de chez lui en 1908. C’est un peu tard pour aller jouer les cow-boys.

– Que tu crois. L’Ouest américain au début du siècle, c’est encore sauvage et disons que la loi ne règne pas tout à fait partout de la même manière. A court terme, ceci dit, Vincenzo s’est pour ce qu’on en sait fait engager par le Miller Brothers Ranch Wild West Show comme garçon d’écurie.

– Le quoi ?

– Le Miller Brothers Ranch Wild West Show, un de ce cirques itinérants qui proposaient toute une série de spectacles dans le registre Vieil Ouest en carton-pâte. Les Wild West Shows, c’était le Puy du Fou version américaine : du wahou, de l’épate, du roman national et de la pacotille dans le meilleur des cas, mais on retrouvait quelques figures de légende sur le retour dans ce genre de trucs, à commencer par Buffalo Bill.

« Non monsieur de Villiers, n’insistez pas, je refuse de me faire sauver la vie par Jeanne d’Arc dans votre spectacle« 

– Et ensuite ?

– On perd sa trace un moment mais il a dû connaître une vie aventureuse parce qu’il sait foutrement bien faire deux choses quand on le retrouve en 1917 : se servir d’un flingue et monter à cheval. Oh, et il se dégotte aussi un pseudonyme : James « Two Guns » Hart, une référence à un acteur de western célèbre à l’époque, William Hart. Le two guns fait référence au fait qu’il porte toujours un ceinturon avec deux Colt bien rangés dans leurs étuis.

– C’est surtout une manière de ne pas se retrouver associé à Al Capone, non ?

– Oh en 1917, son petit frère n’est encore qu’une petite arsouille de 17 ans, tout sauf une star du crime. Non, c’est un nom de scène qu’il choisit de conserver quand il rejoint l’armée pour se frotter aux joies de la révolution mexicaine, lorsque Pancho Villa fait des siennes, puis aux tranchées françaises quand les Etats-Unis se décident à la jouer Lafayette nous voilà. Il sert en tant que policier militaire et en revient lieutenant d’une part, décoré de la très respectée Distinguished Service Cross d’autre part. Pas franchement une breloque : sur deux millions de troufions américains engagés en 14-18, il n’y en a qu’un peu plus de 5 000 qui l’ont obtenu.

– Un flic, tu dis ? M’est avis que ça devait être sympa, les réunions de famille.

– C’est bien pour ça qu’il n’y en a pas. Pendant toutes les années 20 et 30, « James Hart » vit de son côté, les Capone de l’autre. En revanche, pour ce qui est de la réussite professionnelle, tout le monde est concerné. Pendant qu’Al Capone fait son beurre dans la région des Grands Lacs en profitant de la Prohibition, son aîné devient vite un flic d’élite.

– Encore trois secondes et tu vas me dire qu’il a fini par se retrouver aux ordres de Elliott Ness.

– Non, tout de même pas – mais pas loin, ceci dit. « Two Guns » s’installe d’abord dans le Nebraska, à Homer, une petite ville qui vit encore largement comme au 19e siècle. Il ne tarde pas à en devenir le marshal. J’aime autant te dire que pour celui qui aimait tant les histoires de cow-boys, c’est un poste en or. Même vie, même métier, et mêmes missions que certaines de ses idoles comme Wyatt Earp.

– Non mais Wyatt Earp, c’est le 19e siècle, tu ne vas pas me dire que c’est le même boulot !

– A part ça, tiens. Je te signale que Earp est toujours en vie, dans les années 20, et que le monde change plus doucement que ce qu’on croit. Tiens regarde cette belle photo de Vincenzo Capone, aka James Hart.

« Laaaaadies. »

– Non mais tu déconnes.

– Nope. C’est vraiment sa tenue de travail, et tu peux même rajouter un cheval, une jument blanche et brune baptisée Buckskin Betty qu’il enfourche à la première occasion.

– Et ça ressemble à quoi, les occasions en question ?

– Traque de fugitifs, protection de témoins, transferts de prisonniers… Hart poursuit toute une série de truands, de taulards et de trafiquants – dont les moonshiners, ces bouilleurs de cru clandestins qui alimentent la pègre en alcool illégal pendant la Prohibition.

– Les fournisseurs de son frère, quoi. 

– Tout pile, en tout cas leurs collègues. Tiens, là, il pose à droite à côté d’une de ses prises. Le plus marrant, c’est que ses qualités rappellent celles qui ont permis à son frangin de percer dans la pègre, jusqu’au souverain mépris pour la paperasse et la bureaucratie qui caractérisait Al Capone : il est malin et courageux, c’est un organisateur hors pair qui sait s’entourer de gens compétents et loyaux et qui n’hésite pas à tirer dans le tas si nécessaire.

« Et maintenant les gars, on fait disparaître tout ça. Progressivement.« 

– Et c’est souvent nécessaire ?

– Pas mal, merci. Hart réussit une série de coups fumants et arrête une bonne centaine de criminels, quitte à parfois sortir des clous. Ça énerve ses supérieurs, mais ça plaît aux journaux et Hart devient une petite célébrité. Rien par rapport à la notoriété nationale d’Al Capone, mais tout de même : on connaît son nom dans tout le Midwest d’autant qu’il trouve aussi le temps de servir de garde du corps au président Coolidge quand celui-ci visite le Dakota du Sud… Le tout lui vaut de se trouver un poste de choix au sein du Bureau des Affaires indiennes.

– Le quoi ?

– Le Bureau of Indian Affairs, une agence fédérale fondée pour garantir les droits spécifiques des 564 tribus indiennes recensées sur le territoire des États-Unis. Historiquement, elle est là pour garantir les droits des Amérindiens dans les terres qui leur avaient été attribuées par Washington, les fameuses réserves indiennes. 225 000 kilomètres carrés, soit la moitié de la surface de la France métropolitaine tout de même.

– Mais qu’est-ce qu’il fout là-dedans, le gosse d’immigrés italiens ?

– Vu la réputation des Italiens de l’époque auprès des WASP, il doit se sentir quelques points communs avec la minorité amérindienne, question discrimination. En tout cas, il fait son job et plutôt bien, au point de gagner le respect des tribus et de leurs chefs. Il apprend leurs langues dans la mesure du possible et obtient de jolies réussites dans la lutte contre l’alcoolisme qui ravage leurs communautés, en tapant sur les circuits d’approvisionnement clandestins

– Son frangin doit adorer.

– Ce n’est pas trop son secteur et surtout, Al Capone ne sait absolument rien de son frère, en tout cas au début des années 20. S’il a entendu parler de ce Two Guns qui casse le business dans l’Ouest, c’est en tant que James Hart. Impossible de faire le lien avec son grand frère, lequel se garde bien de faire état de son véritable nom. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir cherché, Al Capone a tout fait pour retrouver le frangin qui l’avait laissé sur un quai de Brooklyn quand il était môme.

– Ben justement : ça s’est su comment ?

– La presse. En s’intéressant à James Hart, un journaliste finit par découvrir sa véritable identité.

– Il a dû être surpris, le Balafré.

– Oh sûrement, mais il a adoré.

– Pardon ?

– On ne sait pas trop comment ni quand mais il est certain que les deux hommes se sont rapidement croisés dès que l’identité véritable de James Hart a été connu. D’après quelques témoins, les rencontres étaient relativement fréquentes, quoique discrètes.

– TU M’ETONNES.

– Alors attention : Al Capone, à l’époque, ne fait strictement rien pour se dissimuler, au contraire. C’est un truand à ciel ouvert, qui s’affiche régulièrement à la Une et qui ne fait strictement rien pour garder profil bas, au contraire. Il a une vie mondaine, nargue ouvertement les flics et est littéralement adulé dans certains quartiers de Chicago, où son business fait vivre tout le monde ou presque, dans la grande tradition mafieuse. Pouvoir s’afficher avec un frangin qui bosse pour l’Oncle Sam, ça le servirait presque… Non, c’est plutôt le grand frère pour qui ça ferait tache.

– Et donc ?

– Et donc il n’est pas impossible que les deux frangins aient passé un deal. En gros, chacun chez soi : Vincenzo/James ne vient pas chercher des noises à son frère sur son terrain de chasse, et Al ne s’étend pas vers l’Ouest. Le reste, on croirait un film de Scorcèse : Vincenzo le fils prodigue retrouve sa vieille mamma, fréquente une tripotée de neveux, croise régulièrement la famille…

– Mais tu me sors ça au pifomètre ?

– Pas du tout. Un auteur américain, Jeff McArthur, a sorti un bouquin en 2015 sur James Hart/Vincenzo Capone. Il a déniché pas mal de documentation, dont des photos de famille qui ne laissent guère de doutes. Le flic a bel et bien renoué avec sa famille de truands.

– C’est beau. Et il a fini comment, l’aîné des Capone ?

– À force de ne jamais remplir un foutu formulaire et de multiplier les coups d’éclat parfois limite, il a fini par se faire virer du Bureau des Affaires Indiennes. Il est retourné à Homer où il a repris son poste de Marshall. Financièrement, ce n’était pas la joie ; d’après Jeff McArthur, le reste de la famille Capone l’a aidé à passer le cap, y compris après la chute d’Al Capone en 1931, pour fraude fiscale. C’est peut-être ce qui explique que Vincenzo ait fait le voyage en Floride avec ses enfants pour voir son frère une dernière fois en 1946, un an avant sa mort.

– Comme s’il avait fini par assumer un petit frère un poil encombrant tout de même.

– C’est ça. Il n’a pas assumé trop longtemps, ceci dit : Al est mort en 1947 et Vincenzo a fait une crise cardiaque en 1952, à 60 balais, après avoir fini sa carrière comme juge de paix. En revanche, il n’y a aucune mention du nom Capone sur sa tombe. Seulement Richard James Hart.  

– Ce n’est pas tellement fun, comme conclusion.

– Tu en veux une autre ? Avant sa mort, il s’est retrouvé bombardé responsable des Boy-Scouts des Etats-Unis dans le Nebraska…

– Ah, l’Amérique.

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